Liban

Liberté de la presse en danger

Le Liban est classé à la 140e place au classement RSF 2024. Photo : Joseph EID/AFP.

Bien que le Liban soit perçu comme l’un des pays les plus libres du monde arabe, l’État a connu ces dernières années une augmentation alarmante des attaques contre les journalistes. Cette évolution a coïncidé avec l’expression d’une désillusion populaire face à la corruption, la mauvaise gestion des fonds publics et la détérioration de la situation économique.

Par Zineb El Ouadi, à Beyrouth

L’enquête de Zineb el Ouadi a été réalisée au printemps 2024 et ne tient donc pas compte des événements récents, tels que les attaques israéliennes de l’automne 2024.
Le jour où le Liban sera doté d’un droit de la presse efficace et protecteur envers les journalistes, je ne serai plus là pour le voir », confie Micheline Abu Khalil, journaliste depuis plus de trente ans à L’Orient-Le Jour.

Cette situation, bon nombre de journalistes la déplorent. Ces derniers naviguent dans un flou juridique, faute d’une législation contemporaine qui s’adapte aux innovations du métier. « En tant que journaliste pour un nouveau média, j’ai l’impression de pratiquer un métier qui n’existe même pas aux yeux de la justice libanaise. Je marche constamment sur des œufs », estime Jean Kassir, fondateur du média numérique Megaphone.

Comme ce dernier, plus d’une dizaine de nouveaux médias ont vu le jour depuis la révolution de 2019. Ils doivent composer afin de s’imposer au sein d’un écosystème médiatique et politique corrompu et influent. Pour pallier ces manquements, des organisations et des fondations libanaises tentent d’apporter un semblant de régulation dans ce vide juridique et étatique.

« Heureusement que ces ONG existent. Grâce à elles je ne me sens pas seule en tant que jeune journaliste », confie Stéphanie Ghacibeh du quotidien Nida Al Watan. Comme elle, nombre de journalistes saluent le travail effectué par ces organisations.

Un travail vital mais insuffisant

Chacune se spécialise dans le but d’accompagner au mieux les journalistes. La Fondation Samir-Kassir se concentre sur l’observation et la dénonciation des violations de la liberté de la presse et d’expression. SMEX, elle, accompagne les nouveaux médias dans leur développement numérique et digital. Enfin, l’ONG Maharat  se concentre sur l’accompagnement juridique ainsi que l’évolution de la législation concernant les médias et des journalistes.

« Nous savons que pour beaucoup d’entre eux, il est important d’être accompagné en cas de convocation, d’intimidation ou de menace après une publication », explique Tony Mikhael, avocat en droit de la presse. Dès qu’un journaliste publie un article ou une enquête compromettante, il doit faire preuve d’une discrétion de violette afin d’éviter toute répercussion.

Même si ces organisations tentent d’apporter un cadre juridique, économique et numérique aux médias, elles ne représentent pas une régulation officielle et efficace. « Ces organisations font un travail vital mais elles n’ont pas l’impact nécessaire afin de défendre nos droits à l’échelle étatique. Les députés ne prennent pas au sérieux le travail fourni et, par conséquent, ne veulent pas travailler en bonne intelligence avec elles afin de réfléchir à des instances de régulation émanant de l’État », déplore, un journaliste d’OTV.

Même si elles ne représentent pas une régulation officielle, cette tentative de régulation est le seul rempart pour la liberté de la presse face à une législation de plus en plus restrictive et dangereuse.

Carte interactive sur la liberté de la presse au Proche-Orient selon le classement Reporters sans frontières 2024.

Le Bureau de lutte contre la cybercriminalité et des droits de propriété intellectuelle (ou Bureau des cybercrimes), créé en 2006, est une unité des forces de sécurité intérieure spécialisée dans la lutte contre la cybercriminalité et pour le renforcement de la sécurité en ligne.

Pour donner suite à une demande d’information d’Amnesty international, la direction générale des Forces de sécurité intérieure (FSI) a révélé que le Bureau de lutte contre la cybercriminalité avait enquêté sur 1 684 affaires d’injures et de diffamation entre janvier 2019 et mars 2024. Le nombre d’enquêtes a baissé en 2021 et 2022, mais a de nouveau augmenté en 2023 pour atteindre 321 cas, soit le nombre le plus élevé depuis 2019 selon Amnesty International. 

Avec la création de ce bureau, l’objectif de la FSI est de surveiller les publications des citoyens et des journalistes sur les réseaux sociaux. Dans son rapport, Amnesty explique que les personnes convoquées doivent supprimer tout contenu considéré comme controversé et signer des engagements de non répétition « sous contrôle judiciaire ». Ce qui, selon Amnesty international, « porte atteinte aux garanties d’une procédure régulière et au droit à la liberté d’expression ».

« Les lois qui sont utilisées pour réduire au silence des discours sont non seulement légitimes, mais aussi nécessaires au fonctionnement d’une société démocratique régie par l’État de droit. Or, au Liban, cette liberté fondamentale est perçue comme une menace », explique Vanessa Bassil, directrice de Media association for peace (MAP) et membre de la coalition pour la liberté d’expression. 

Par exemple, Michel Kanbour, journaliste libanais et fondateur du journal en ligne Lebanon Debate, explique que des fonctionnaires l’ont poursuivi en justice pour diffamation une vingtaine de fois depuis 2015. En cause, la majorité de ses reportages sur la corruption et les fautes commises par des fonctionnaires.

« En 2019, il est honteux que nos juges rendent des décisions d’emprisonnement de journalistes. La seule raison qui peut justifier l’emprisonnement d’un journaliste est l’incitation à la violence. L’insulte supposée à quelqu’un ne devrait pas l’être »

Michel Kanbour

En mars 2018, le tribunal des publications a condamné le journaliste à six mois d’emprisonnement et à une amende de 10 millions de livres libanaises (environ 100 euros, mais la livre libanaise se dévalue constamment et cette somme représente beaucoup vu l’état de l’économie du pays) par contumace pour avoir accusé le directeur général d’une institution publique de corruption.

En 2018, dans une autre affaire tristement célèbre, le tribunal militaire a condamné par contumace la journaliste et chercheuse libanaise, Hanin Ghaddar, à six mois d’emprisonnement pour avoir critiqué l’armée libanaise dans des commentaires qu’elle a fait lors d’une conférence à Washington. Le tribunal militaire a finalement abandonné son verdict après avoir invoqué un manque de compétence.

Mais pour Hanin Ghaddar, le message était clair : « Cette liberté d’expression dont nous avons bénéficié pendant un certain temps est terminée et nous sommes maintenant de retour à l’ère d’avant 2005. Seulement, au lieu de l’armée syrienne, nous avons l’État libanais. »  Le procureur militaire a engagé des poursuites contre au moins 17 autres journalistes entre octobre 2016 et septembre 2019.

Dans tous les cas de diffamation criminelle, les autorités se sont comportées d’une manière qui suggérait un parti pris en faveur des individus puissants qui avaient engagé les poursuites. Cela illustre le potentiel des fonctionnaires, des groupes religieux et des services de sécurité à abuser des lois sur la diffamation criminelle. Un véritable outil de représailles et de répression plutôt qu’un mécanisme de réparation lorsqu’un véritable préjudice est causé.

« Une réelle volonté de nuire aux journalistes »

Le ministère public a appliqué les lois de manière sélective et les services de sécurité ont parfois agi sans ordre judiciaire. Cette utilisation de la législation à des fins punitives et d’intimidation conduit le parlement à vouloir faire voter un projet de loi sur les médias qui pourrait avoir de graves conséquences pour les journalistes.

La Commission de l’administration et de la justice du parlement libanais est sur le point de conclure des discussions à huis clos sur une nouvelle loi sur les médias. Si elle est approuvée dans son état actuel, elle pourrait restreindre considérablement la liberté d’expression et la liberté de la presse au Liban.

Elle porterait atteinte à des garanties essentielles en matière de droits de l’homme, déclare la Coalition pour la défense de la liberté d’expression au Liban.  « Nous déplorons une réelle volonté de nuire aux journalistes alors que l’objectif de cette loi est de remédier à un droit de la presse désuet », dénonce Abed Kataya, responsable au sein de l’ONG SMEX.

Le dernier projet de loi, examiné par les membres de la Coalition, comprend de nombreuses dispositions alarmantes qui étouffent la liberté d’expression et la liberté de la presse. Il maintient les sanctions pénales et, dans certains cas, augmente les peines de prison et les amendes pour les insultes et la diffamation.

Le projet de loi maintient également des peines d’emprisonnement allant jusqu’à trois ans pour insulte aux « religions reconnues ». Le président de la Commission a rejeté les demandes des membres de la Coalition d’assister aux séances à huis clos, ce qui ne leur a pas permis de participer aux discussions sur le projet de loi.

L’universitaire Ali Mourad explique le concept de décriminalisation des journalistes libanais. Réalisation : Zineb EL OUADI/EPJT.

« Il est très préoccupant que ce projet de loi fasse l’objet de discussions privées et soit soustrait à l’examen du public, alors que les projecteurs sont braqués sur les attaques israéliennes en cours au Sud-Liban qui ont entraîné la mort tragique de tant de civils, tance la Coalition

« Si elle est approuvée dans sa forme actuelle, cette loi constituerait un dangereux recul pour la liberté d’expression au Liban, dans un contexte où les lois sur la diffamation sont déjà utilisées pour harceler et intimider les journalistes et les autres personnes qui critiquent les autorités », déclare Habib Akiki, responsable au sein de l’organisation Maharat.

Le fait que la société civile libanaise n’ait pas été impliquée dans les discussions autour de la loi signifie qu’il existe un réel danger, puisque la législation donne aux autorités carte blanche pour harceler, intimider et réduire au silence les critiques et pour perpétuer un environnement de censure. Les autorités libanaises doivent s’abstenir d’approuver ce projet de loi et en modifier toutes les dispositions pour le mettre en conformité aux normes internationales en matière de droits de l’homme.

« Au lieu d’actualiser cette loi de sorte à nous protéger, les députés veulent saper le peu de liberté qu’il nous reste », déplore Charbel Khoury, journaliste indépendant. La législation imminente devrait remplacer l’actuelle loi sur les publications de 1962 et la loi sur l’audiovisuel de 1994.

La Commission de l’administration et de la justice a déclaré qu’elle examinait le projet à la lumière des recommandations proposées par l’Organisation des nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) en partenariat avec le ministère de l’Information en 2023.

Selon des informations crédibles, partagées avec la Coalition, les amendements recommandés par l’Unesco aux articles examinés ont été rejetés. La Commission doit discuter et voter sur les articles qui restent du projet de loi dans les semaines à venir, y compris les amendements proposés par l’Unesco qui supprimeraient les peines pour insulte et diffamation.

Les normes internationales relatives à la protection du droit à la liberté d’expression pour le Liban soulignent la nécessité d’abolir les lois qui autorisent l’emprisonnement en réponse aux critiques pacifiques formulées à l’encontre d’individus, y compris ceux qui exercent la plus haute autorité politique tels que chef d’État et représentants du gouvernement.

Le projet de loi restreint également les droits des journalistes et des travailleurs des médias à adhérer librement à des associations et à en créer, puisqu’il dispose qu’il ne peut y avoir qu’un seul syndicat de médias. « Cette loi ne reflète pas la réalité du terrain. Il existe deux syndicats dits officiels qui ne font rien pour représenter et protéger les journalistes puisqu’ils répondent à des intérêts politiques »,

explique Elsy Moufarrej, directrice du Syndicat des médias alternatifs (Naqabat Badila en arabe).

Il impose également des frais onéreux et des  licences pour les médias. Cela étoufferait davantage la liberté d’expression dans le pays. « Nous serons nombreux à partir si cette loi passe. Nous n’aurons pas le choix », confie une journaliste qui a souhaité rester anonyme. Pour l’heure, la Coalition pour la liberté d’expression se bat pour réformer ce projet de loi, afin d’éviter un point de non-retour pour les journalistes libanais.

Zineb El Ouadi

Journaliste formée à l’EPJT
Passée par l’AFP, Le Média ou encore Inkyfada.
Coréalise son premier documentaire au Liban.
Se destine à la correspondance à Bagdad, en Irak.