L’homme derrière l’insigne

Rodneyy Cox travaille dans la police de Détroit depuis vingt-cinq ans. En 2013, il est nommé capitaine. Son credo ? Rétablir la relation entre les agents de police et la communauté de Détroit. Photo : Salomé Mesdesirs/EPJT

Quand il revêt son uniforme, au commissariat de police de Détroit, le capitaine Rodney Cox sait qu’il devient avant tout policier au service de la communauté. Même si nombre de ses concitoyens dénoncent les discriminations, les abus de pouvoir et les violences policières envers les personnes de couleurs. Entre le discours des policiers et celui des activistes, Rodney Cox semble avoir trouvé son équilibre.

Par Salomé Mesdésirs, à Détroit (Etats-Unis)

La nuit du 23 juillet 1967, Isaiah « Ike » McKinnon s’en souviendra toute sa vie. Il a tout juste 24 ans et vient de rejoindre la police de Détroit – il est le seul agent noir à l’époque. Devant lui, une ville incendiée par les émeutiers, des Noirs-Américains, qui protestent contre le racisme de la police. C’est le début des émeutes de[simple_tooltip content=’ou « Detroit Riot »’]Détroit[/simple_tooltip] « Je n’en croyais pas mes yeux. Mais la réalité a fini par me rattraper lorsqu’il a fallu que je rentre chez moi, ce soir-là. Une triste réalité, raconte-t-il quarante ans plus tard, lors d’une interview pour la Société historique de Détroit.

» Je portais mon uniforme, mon badge, mon bouclier. Sur le revers de ma veste on pouvait lire le district pour lequel je travaillais, le district 2. Je ne portais pas ma casquette de police, hormis cela, tout montrait que j’étais un policier. J’étais à l’arrêt sur le [simple_tooltip content=’autoroute à Détroit’]Lodge Freeway[/simple_tooltip], quand une voiture de police, avec deux officiers blancs, s’est arrêtée près de moi. J’ai expliqué que je faisais partie de la police et que je rentrais chez moi. Mais les deux agents sont sortis de leur voiture, pistolet à la main. Je suis sorti de la mienne, en uniforme. Ils m’ont dit : “Ce soir tu vas mourir, [sale] nègre.” » Lorsqu’il s’aperçoit que l’un des policiers s’apprête à appuyer sur la gâchette, Isaiah plonge littéralement dans sa voiture, appuie sur l’accélérateur avec sa main et s’enfuit. Les deux agents de police commencent à lui tirer dessus. « Dieu merci ils m’ont manqué. »

Les émeutes de Détroit ont duré cinq jours. Au total, 43 personnes ont perdu la vie, 467 ont été blessées, environ 7 200 ont été arrêtées et près de 2 000 édifices ont été détruits. Isaiah a survécu à chacune de ces journées et, des années plus tard, devient le chef de la police. Ce qui ne lui serait jamais arrivé s’il ne s’était pas enfuit ce fameux soir du 23 juillet 1967. Malheureusement, cette histoire n’appartient pas au passé. Elle fait aussi partie du présent. En 2017, le Washington Post a estimé à 987 le nombre de personnes abattues par la police. Parmi elles, 22 % (armées ou non) étaient des hommes noirs alors que ces derniers ne représentent que 6 % de la population américaine.

Nombre de personnes tuées par la police entre 2005 et 2018 – classement par ethnie

Source : Washington Post, enquête de Julie Tate, Jennifer Jenkins and Steven Rich

L’enquête du journal est basée sur la presse locale, des publications officielles et les réseaux sociaux. En effet, les incidents entre la police et les personnes de couleur sont relayés comme jamais depuis l’avènement des réseaux sociaux. Certaines affaires sont même devenues emblématiques du conflit et ont marqué les médias.

Rodney Cox: « Quand je me suis présenté à l’Académie de police, on m’a dit que j’étais trop jeune, qu’il fallait repasser dans trois ans. Trois ans après, je portais l’uniforme. »  Photo : Salomé Mesdesirs/EPJT
Plus de quarante ans après les émeutes, la Motown (contraction de Motor Town, « la ville du moteur », surnom de Détroit qui fut la capitale de la production automobile) semble apaisée. La police départementale (DPD pour Detroit Police Department) s’est aussi ouverte. Un progrès dont jouit le capitaine Rodney Cox depuis vingt-cinq ans. Malgré l’uniforme et sa carrure  –  il mesure 1,82 mètre pour 103 kilos – cet Afro-Américain de 49 ans n’inspire ni la peur ni l’insécurité. Bien au contraire : ses yeux rieurs, sa barbe soignée, sa moustache qui habille un visage carré et son sourire masquent quelques cicatrices. « Il n’essaye jamais de surjouer son rôle, explique son supérieur, le commandant Nick Geaquinto. Même lorsqu’il est en service, le capitaine Cox reste lui-même, c’est-à-dire un homme sympathique. » Tous les deux se sont rencontrés à l’Académie de police en 1993. Rodney Cox avait alors 19 ans et des ambitions plein la tête. Parmi elles, venir en aide à sa communauté. « Quand j’avais 12 ans, je me suis fait racketter en pleine rue, se souvient-il. Un adulte ! Je n’ai jamais compris comment il avait pu me faire ça alors que je n’étais qu’un enfant. » Ce jour-là, Rodney est revenu chez lui sans une égratignure, mais cet événement l’aura profondément marqué.

A 19 ans, Rodney Cox devient officier de police. Mais il découvre assez tôt que l’uniforme ne fait pas toujours l’homme.

Quelques années plus tard, il est victime d’un autre incident. Cette fois-ci, Rodney est chez lui, avec sa mère et sa sœur. Un homme casse la fenêtre du sous-sol et s’introduit à l’intérieur de la maison. « Ma mère a crié : “Va chercher le chien, va chercher le chien.” Nous n’avions pas de chien, raconte le capitaine. J’ai compris que c’était pour effrayer le cambrioleur. Je me suis mis à frapper le sol avec mon pied pour prétendre que j’allais chercher le chien. Je l’ai entendu s’enfuir par le sous-sol. » Le regard vide rivé sur son bureau, il poursuit : « Cet événement a réellement été un tournant dans ma vie. Je me suis senti si impuissant, si coupable car j’avais été incapable de protéger ma famille. » Après cet incident, Rodney s’est promis qu’il ne se trouverait plus jamais dans cette position.

La carrière de Rodney Cox

C’est à la fac, après avoir vu l’un de ses amis porter l’uniforme, que Rodney se décide à devenir policier. Il entre dans les forces de l’ordre en 1993. A cette époque, la quasi-totalité de la population de la ville est noire. Par conséquent, il n’éprouve aucune culpabilité à arrêter des Afro-Américains. En revanche, il est agacé par certains de ses supérieurs qui, explique-t-il, manquent cruellement d’investissement et supervisent mal leur équipe. Un jour, il patrouille avec son collègue, un officier blanc qui avait déjà quelques années de métier. Tous deux décident de contrôler un homme posté au pied d’un bâtiment. Un Afro-Américain. « Mon collègue a été très agressif. Il l’insultait, le traitait de crétin, de fils de… », se remémore le capitaine

 Cox. La situation le marque profondément. Il n’est encore qu’une nouvelle recrue. Il ne dit rien mais en parle un peu plus tard à un de ses collègues : « Il m’a dit que l’officier en question avait l’habitude d’insulter les Noirs. Quand j’ai demandé comment c’était possible qu’on le laisse faire, il m’a répondu que nos supérieurs lui avait fait de petits rappels, mais rien de plus. »

Au fil du temps, la jeune recrue, qui a toujours idéalisé le métier de policier, se rend compte que tous ses collègues ne se sont pas engagés pour les bonnes raisons. « Du coup, j’ai été encore plus motivé pour monter les échelons et essayer de faire bouger les choses », confie-t-il. Aujourd’hui, Rodney Cox, devenu « Capitaine Cox », prend son rôle de superviseur très à cœur et n’hésite pas à mener des investigations quand des membres de son équipe – ou des citoyens – se plaignent concernant le comportement d’un officier. « Je dois souvent lui ordonner de rentrer chez lui, parce qu’il est toujours occupé à faire quelque chose. Mais, du coup, il se lève tard et arrive souvent en retard », s’amuse le commandant Geaquinto.

« Hug the police » (Fais un câlin à la police)  Photo : Leo Reynolds, Flickr

Rodney passe la majeure partie de son enfance dans le West Side, banlieue urbaine de Détroit. A l’époque – les années quatre-vingt – les Noirs-Américains représentent plus de 60 % de la population de la métropole. Rodney reçoit une éducation stricte. Les « conneries », ce n’est pas pour lui. Il craint bien trop la réaction de son père. Pourtant, quand ce dernier apprend que Rodney souhaite rejoindre les forces de l’ordre, il est loin d’être ravi. En effet, il est d’une toute autre génération : les années soixante et soixante-dix,  époque des Black Panthers, des manifestations pour les droits civiques (Civil Rights) et des émeutes de Détroit. Les relations entre police et citoyens noirs sont particulièrement tendues. Le père de Rodney est le témoin quotidien d’abus de la police envers les Noirs. Il en est  lui-même victime. Il lui est donc  difficile d’accepter l’engagement de son fils. « Il a fini par le faire. Il est même venu m’écouter quand j’ai prêté serment », rassure le capitaine. Si sa famille a finalement décidé de

soutenir sa vocation, le capitaine Cox a perdu certains de ses amis avec lesquels il avait grandi. « Ils devaient sûrement avoir peur que j’interfère dans leur business », présume-t-il. Il se souvient être déjà tombé sur des personnes qu’il avait fréquentées par le passé. Ce qui a parfois donné lieu à des arrestations amusantes.

« Quand j’ai passé mon entretien pour intégrer la DPD, j’ai sorti des phrases toutes faites sur l’amour de ma communauté et l’envie de recréer un lien avec elle, confie le commandant Geaquinto. Au début, nous disons tous cela et ensuite, à force de travailler, nous finissons par vraiment le penser. Mais, pour Cox, cela a toujours été une priorité. C’est quelqu’un de très dévoué. »

Se sentir connecté avec la police, c’est bien ce que la plupart des jeunes demandent, notamment ceux issus des quartiers. Là-bas, le manque de confiance envers les policiers est presque instinctif : « En soit, les flics de Détroit sont plutôt cool quand on compare avec ceux d’autres villes, admet Demacio, 23 ans, résident du SouthWest. Ce qui pose problème, ce sont certains officiers blancs, qui ne sont pas originaires du coin. Ils arrivent avec des préjugés et ne savent pas comment s’y prendre avec nous. Du coup, quand ils viennent dans le quartier, ça crée directement une tension. » C’est justement le rôle du capitaine Cox : veiller à ce que les nouvelles recrues aient connaissance du terrain et des personnes qui y vivent. Les officiers blancs sont donc formés différemment. « On leur apprend à parler black », sourit le capitaine.

« Pour moi, ce n’est pas qu’une question de racisme, quel que soit l’homme qui porte le badge, il abusera de son pouvoir »

Yeuri, 18 ans, du sud-ouest de Détroit, originaire de Saint-Domingue

« Je vois que la police s’implique dans la communauté. Mais je sens aussi une déconnexion entre les officiers et nous »

Demacio, 23 ans, du sud-ouest de Détroit, d’origine Porto-Ricaine

Les forces de l’ordre aux Etats-Unis

Black Lives Matter : « Dès le début, notre intention était de relier les Noirs du monde entier qui ont un désir commun de justice, pour qu’ils agissent ensemble dans leurs communautés. »  Photo : Dorret/Flickr

A l’époque où Rodney est devenu policier, sa femme et lui ont décidé de s’installer dans une banlieue située en périphérie de Détroit. Ils souhaitaient alors offrir une bonne éducation, dans une école privée, à leurs trois enfants. Le capitaine admet aussi qu’il n’avait pas confiance dans les services publiques, y compris la police bien qu’il en fasse lui-même partie. « Aujourd’hui, les choses ont évolué, je n’aurais aucun mal à retourner vivre à Détroit. D’ailleurs j’y pense », confie-t-il. Il ajoute toutefois qu’il n’irait pas faire vivre sa famille dans le quartier où il a grandi, « uniquement à cause de l’éducation », insiste-t-il.

Quand il n’est pas au travail, Rodney fait du sport ou se relaxe chez lui. Divorcé, il vit désormais seul. Il reçoit parfois la visite de ses enfants. Deux filles et un garçon avec lesquels il débat de tout, mais plus précisément de la situation entre les forces de l’ordre et les Noirs. Qu’il soit sur le terrain ou qu’il regarde la télévision, Rodney n’a jamais éprouvé le besoin de rejoindre les manifestants. « Je ressens une énorme injustice quand j’entends qu’un agent de police a encore abusé de son pouvoir pour s’attaquer à la communauté noire. Mais je ne suis pas moins fier du travail que je fais. » Ce sentiment est partagé par une majorité d’officiers Afro-Américains : 60 % considèrent que travailler pour les forces de l’ordre leur procure de la fierté, rapporte le centre de recherche américain Pew Research Center. Le chiffre monte à 91 % pour les officiers, toute ethnie confondue.

Rodney Cox ne se sent pas en accord avec le mouvement Black Lives Matter même s’il défend la même cause. Son militantisme s’exprime par sa foi et son dévouement envers la communauté de Détroit.

Rodney pense également qu’il y a une stigmatisation des violences policières envers les Afro-Américains liée aux réseaux sociaux. « Ça ne me surprend même pas qu’il dise cela. Il me donne toujours cet argument », rétorque Devon, son fils de 24 ans, avocat. Celui-ci reconnaît une amélioration de la relation entre police et citoyens noirs dans certaines villes comme Détroit. Mais dans d’autres, on en est encore loin. C’est pourquoi il ne partage pas le même avis que celui de son père. « Les réseaux sociaux ont permis de mettre la lumière sur ce qui existait déjà bien avant. Et je pense malgré tout que l’on n’en parle pas assez dans les médias », analyse-t-il. Pour lui, son père manque parfois d’objectivité du fait qu’il soit lui-même membre de la police. Il pense également que son père est un grand optimiste.

Cette philosophie sans doute la tire-t-il de sa foi. Le capitaine est un fervent croyant. Au commissariat, ses collègues l’appellent le prêcheur « car il mêle la religion à toutes les conversations », explique le commandant Geaquinto. Même lorsqu’on lui demande s’il soutient le mouvement Black Lives Matter (BLM), le capitaine Cox préfère se référer à son pasteur.

« Remplacer “Black Lives Matter” (la vie des Noirs compte, NDLR) par “All Lives Matter” (Toutes les vies comptent, NDLR), c’est faire preuve d’insensibilité par rapport aux discriminations qui touchent très clairement la communauté noire, commence-t-il. Mais mon problème avec le mouvement BLM en lui-même, c’est qu’il a tendance à aller dans l’extrême et à incriminer uniquement la police. Or, le racisme n’existe pas qu’au sein de la police. Il est au sein de la société tout entière. » Même s’il ne soutient pas l’organisation, il en soutient le slogan « car ce dernier revendique une lutte contre le racisme ».

BLM qualifié de menace pour la sécurité nationale

Eté 2017, la division antiterrorisme du FBI désigne un nouveau groupe de terroristes domestiques : les extrêmistes d’identité noire (Black Identity Extremists ou BIEs). Ainsi qualifiés, les activistes noirs sont dès lors considérés comme une menace pour la sécurité nationale.
Source : Washington Post, article du 19/10/2018 (lire « We say black lives matter. The FBI says that makes us a security threat », sur washingtonpost.com)

Dans les années soixante

Le FBI lance COINTELPRO, un programme de contre-espionnage pour neutraliser le parti communiste. Plusieurs organisations des droits civiques vont être désignées comme menaces à la sécurité nationale. Martin Luther King lui-même est la cible du COINTELPRO.

Il serait surement difficile pour quiconque de considérer Rodney Cox comme un activiste. Mais selon lui, il n’existe pas qu’une seule manière de militer. Un point sur lequel son fils Devon le rejoint : « On peut militer en allant manifester dans la rue. On peut aussi militer en s’élevant socialement et en devenant entrepreneur, confirme-t-il. Bien qu’il y ait des injustices dans la police, je n’ai jamais eu honte du travail de mon père. Je crois au contraire que son implication dans la communauté et le fait qu’il vienne en aide à des personnes est une forme de militantisme pour notre cause. »

Salomé Mesdesirs

@s_mdesirs
20 ans.
Effectue sa licence pro EPJT à Detroit (Etats-Unis), spécialité TV
Passionnée par la culture anglo-saxonne et les arts.
A affiné ses compétences en vidéo à Paris, avec LatéléLibre.fr
Aimerait se lancer dans la production de reportage
long-format à l’étranger.