Les paradoxes de l’école danoise

En France, la rentrée bruisse des effets des différentes réformes, contestées, de l’Education nationale. Mais ce n’est pas le seul pays où l’on se pose des questions sur l’efficacité des dites réformes. Au Danemark, l’école est souvent vue comme un modèle efficace et sain, dans lequel le bien-être des élèves est primordial. Mais depuis plusieurs années, les changements s’enchaînent, bouleversant l’équilibre du système.

Par Anastasia Marcellin (texte et photos), à Aarhus, Danemark.

Cet article a été publié par le site Slate le 6 juin 2019

God morgen 1.A ! » Le brouhaha des voix d’enfants s’estompe. Tous viennent de dire au revoir à leurs parents, heureux de retrouver leurs camarades. Les 20 élèves de la classe 1.A (l’équivalent du CE1 en France) sont prêts à commencer une nouvelle journée.

Au tableau, Maria Elise Kjellerup Andersen, enseignante de danois, leur présente le programme de la leçon. « Aujourd’hui, nous allons travailler la prononciation et l’écriture des mots. »  Les enfants se lèvent pour prendre leurs livres d’exercice et un crayon.

Située à Tilst, dans la banlieue d’Aarhus, au centre du Danemark, l’école Skjoldhøjskolen accueille environ 400 élèves, âgés de 6 à 16 ans. C’est une « folkeskole », un établissement d’enseignement public qui correspond à l’école primaire et au collège français.

En France, le système scolaire danois est vu comme un exemple à suivre : cours d’empathie, pas de notes avant 14 ans et même école en forêt, il y a de quoi envier les petits Danois. Pourtant, au sein du royaume, le système scolaire est loin de faire l’unanimité. Les nombreuses réformes épuisent les enseignants et les directeurs d’établissement.

Les résultats, loin d’être à la hauteur des attentes et des moyens mis en place, posent la question de l’efficacité du système.

L’école primaire Skjoldhøjskolen est située dans la banlieue d’Aarhus.

Au mur, l’alphabet danois permet aux enfants de s’aider en cas de doute dans l’écriture.

Meryem est professeure de mathématiques.

Les émotions du dessin animé Vice-Versa sont là pour aider les enfants à verbaliser leurs sentiments.

La salle de classe est décorée de dessins et d’aide-mémoire.

Un panneau avec les dates d’anniversaire permet de n’oublier personne au moment de souffler les bougies

Les chiffres sont accrochés au plafond.

Des écoles très autonomes

Le Danemark compte environ 1700 folkeskoler comme Skjoldhøjskolen. Leur gestion est partagée par le gouvernement national et les 98 communes qui composent le pays. Cette division territoriale a un fonctionnement semblable à celui des départements français et s’occupe de la mise en place des lois prises au niveau national.

Roger Buch, chercheur en sciences politiques à l’Ecole danoise du journalisme et des médias (DMJX) à Aarhus, explique : « Le ministère de l’Éducation met en place un cadre autour des écoles primaires publiques. Mais à l’intérieur de ce cadre, les communes et les écoles sont assez libres de leurs choix. »

La répartition du budget, l’application des programmes et le recrutement du personnel sont ainsi laissés à l’appréciation des communes. Les écoles sont, elles, libres dans le choix du nombre d’enfants par classe, de la répartition des heures par matière, des méthodes d’enseignement ou des activités.

Les communes sont financées par des subventions provenant du gouvernement national, mais également par des taxes locales. « Les différences en matière d’éducation entre les communes viennent des différences de taxation, note Roger Buch. Mais il faut aussi prendre en compte la façon de dépenser des communes pour leurs élèves et les sommes qu’elles choisissent de dédier à l’éducation. »

Avec 98 communes et plus de 1700 folkeskoler, difficile de faire des généralités. Les facteurs démographiques et socio-économiques varient grandement d’une commune à l’autre et à l’intérieur des communes elles-mêmes. Toutes n’ont pas les mêmes priorités, les mêmes besoins ni les mêmes moyens en termes d’éducation.

Ce mardi matin, les élèves de la classe 1.A de Skjoldhøjskolen travaillent la prononciation des voyelles. Tous sont en chaussettes. Ils se lèvent, sans demander la permission, pour voir le tableau de plus près, fermer les rideaux ou emprunter un crayon. « Maria, Maria ! » Clara, petite blonde à lunettes, lève la main pour demander de l’aide à sa maîtresse. Comme dans la majorité des écoles au Danemark, les élèves appellent les enseignants par leur prénom et n’hésitent pas à leur dire « tu ».

« Le système scolaire danois est plus informel que dans les autres pays européens, constate Mette Marie Ledertoug, post doctorante en éducation positive. Cela est dû au fait que notre culture elle-même est informelle et très ouverte d’esprit. »

Les classes comptent une vingtaine d’élèves et la composition du groupe reste la même tout au long de la scolarité. À Skjoldhøjskolen, pour Clara, Leander, Sophia et les autres, pas de stress au moment de la rentrée : ils sont sûrs de retrouver les mêmes camarades d’année en année. Cette organisation a pour but de faciliter la cohésion de groupe et le bien-être des enfants.

Les exercices permettent aux enfants d’apprendre en s’amusant.

Car le travail de groupe et la coopération sont au centre des apprentissages. Dans sa classe, Maria Elise Kjellerup Andersen s’assure de proposer des activités ludiques et animées à ces élèves. Ce jour-là, ils sont divisés en groupes de quatre. D’un côté de la salle, une feuille est posée sur le sol avec des mots danois. De l’autre côté, les élèves sont assis par groupe avec une feuille blanche et un crayon.

Dans chaque groupe, un des élèves doit courir vers la feuille avec les mots, retenir l’orthographe de l’un d’entre eux, revenir vers ces camarades et épeler le mot pour qu’ils puissent l’écrire sur la feuille. Le groupe qui a écrit le plus de mots sur sa feuille en dix minutes a gagné. Les élèves apprennent en s’amusant et en bougeant et, au final, l’exercice est plus simple qu’il n’y paraît.

Au cours suivant, Meryem, professeure de mathématiques, les fait également travailler en duo. Elle se sert de dés pour comprendre les principes de l’addition et de la soustraction. Dans les écoles danoises, les enfants ont plusieurs enseignants, même en primaire. Ici, chaque professeur enseigne une à trois matières, à des classes de niveaux différents. Une fois le cours terminé, il quitte la salle de classe pour laisser la place à un autre enseignant.

L’éventail des matières enseignées est large : danois, lettres, mathématiques, sport, musique mais aussi religion. En effet, dans le royaume, l’État et l’Église ne sont pas séparés. Des cours de religion sont donc dispensés tout au long de la scolarité. Les élèves ne sont toutefois pas obligés de les suivre si les parents préfèrent s’occuper de l’éducation religieuse eux-mêmes.

L’emploi du temps du mardi de la classe 1.A.

Dans toutes ces matières, les élèves ne sont notés qu’à partir de 14 ou 15 ans. Avant cet âge, les enseignants ne donnent qu’une appréciation de leur travail, leur permettant de mesurer les progrès accomplis. Le redoublement n’existe pas, les élèves passent obligatoirement à la classe supérieure en fin d’année.

Car au Danemark, l’éducation s’entend comme l’acquisition des compétences académiques mais aussi comme l’apprentissage de la vie en communauté. Ning de Coninck-Smith est professeure de l’histoire de l’éducation et de l’enfance à l’École danoise d’éducation, à Copenhague. Elle explique : « Il y a un dogme très fort au Danemark qui veut que l’éducation peut améliorer la société et la démocratie. Aujourd’hui, nous croyons toujours en cela. L’éducation est un des piliers de la vie. Les Danois sont obligés de s’éduquer tout au long de leur vie. Ce n’est pas un droit mais bien un devoir. »

Le changement Pisa

Or, depuis plusieurs années, cette vision de l’éducation à la danoise fait face à de sérieux défis. « L’école consacre de moins en moins de temps aux compétences sociales, regrette Mette Marie Ledertoug. Au contraire, on accorde de plus en plus d’importance aux compétences académiques. »

Quand il s’agit d’en trouver la raison, la majorité des personnes interrogées pointent dans la même direction : Pisa. Quatre lettres qui ont changé beaucoup de choses dans la manière d’enseigner au Danemark.

Pisa est l’acronyme de Programme for International Students Assessment (Programme international pour le suivi des acquis des élèves), un ensemble de tests menés par l’OCDE pour déterminer le niveau d’enseignement dans les pays participants. Il donne lieu à un classement éponyme, le classement Pisa. Les premiers tests ont été réalisés en 2000 et les premiers résultats ont été publiés en 2001. Depuis, les tests se déroulent tous les trois ans.

Au Danemark, les résultats du premier classement Pisa en 2001 ont été décevants. Le pays, loin du podium, s’est retrouvé en 17e position, entre les États-Unis et la Suisse. « Personne n’avait pris ce test au sérieux, se souvient Ning de Coninck-Smith. Personne ne pouvait imaginer que le Danemark n’était pas le meilleur pays du monde en termes d’éducation. »

Ces résultats ont secoué la vision de l’enseignement dans le royaume. Le Danemark consacre environ 7 % de son PIB à l’éducation, soit l’un des pourcentages les plus élevés des pays de l’OCDE. Au vu de scores aussi moyens, certains se sont demandé si les sommes dépensées dans l’enseignement en valaient la peine. De son côté, le gouvernement a décidé d’agir et d’accorder plus d’importance à l’évaluation des compétences académiques.

« On assiste depuis quelques années à une tendance qui pousse aux tests et à la notation des élèves, note Roger Buch. On retrouve l’idée selon laquelle il faut tester les élèves et être sûr qu’ils apprennent. C’est une des grandes tendances de l’éducation aujourd’hui au Danemark, avec les réformes. »

Réforme sur réforme

En 2013, une réforme a elle aussi fait trembler les murs de l’école danoise. Cette réforme prévoyait des journées d’école plus longues pour les enfants (avec un passage de 21 à 30 heures hebdomadaires en moyenne), plus d’heures accordées à l’enseignement du danois et des mathématiques, 45 minutes d’activités physiques par jour et l’apprentissage de l’anglais dès la première année d’école.

La réforme de 2013 a allongé les journés scolaires pour les enfants du primaire.

Problème : la réforme prévoyait aussi une refonte du temps de travail des enseignants, les incitant à passer plus de temps au sein de l’établissement scolaire. Une mesure qui a soulevé la colère des professeurs et a paralysé les écoles du pays lors d’une grève de trois semaines en avril 2013. « Cette mesure a empoisonné toute la réforme, constate Ning de Coninck-Smith. Les enseignants et les parents se sont focalisés sur ce point, sans voir les autres mesures qu’elle contenait. »

Les blocages n’ont pas empêché la loi d’être votée par le parlement et, dès septembre 2014, la réforme a été mise en place. Du moins, partiellement. Car l’autonomie laissée aux communes dans la gestion de l’éducation leur a permis d’appliquer avec plus ou moins de rigueur le texte de loi. « Toutes les écoles ont dû mettre la réforme en place, mais certaines l’ont fait dans sa version la plus minimale », constate Mette Marie Ledertoug.

« Le problème, de nos jours, c’est que l’école primaire fait l’objet d’une nouvelle réforme tous les trois ou quatre ans. C’est difficile à gérer pour les communes et les écoles, note Roger Buch. Et ce n’est même pas une question de couleur politique : l’éducation a toujours été un sujet de débat, quelle que soit la majorité au pouvoir. »

Nouveaux problèmes, nouveaux débats

La fatigue se fait sentir. Pour les écoles, mais aussi pour les enfants. Suite à la réforme, les journées scolaires se sont allongées. À Skjoldhøjskolen, les cours se terminent à 14 h 10. Mais les élèves peuvent rester à l’école jusqu’à 17 heures, encadrés par des enseignants-pédagogues qui dispensent des activités plus ludiques. Le même fonctionnement a été mis en place dans toutes les écoles du royaume. « Même avec des activités plus ludiques, les élèves se plaignent de journées de classe trop longues », souligne Ning de Coninck-Smith.

Tous ces dysfonctionnements au sein de l’enseignement public ont poussé nombre de parents à se tourner vers le privé. Aujourd’hui, environ 15 % des élèves danois sont scolarisés dans une école privée. Une expansion soutenue par le gouvernement danois qui finance environ 75 % du coût de la scolarité dans le privé, le reste étant laissé à la charge des familles. « On assiste à une sélection économique et sociale, constate Roger Buch. La plupart des écoles privées coûtent entre 1 500 et 2 000 couronnes par mois (entre 200 et 266 euros). » Une somme difficile à débourser pour certaines familles, surtout quand elles ont plusieurs enfants à scolariser.

L’école danoise est assurément en train de changer, mais dans quelle direction ? Les opinions sur le sujet varient. Les récents bouleversements ont montré les faiblesses du système, notamment au niveau des résultats et de l’organisation du temps de travail. Pour Mette Marie Ledertoug, le système scolaire au Danemark est globalement bon, « même s’il reste des choses à améliorer. » Selon elle, le pays, tout comme ses voisins nordiques, est sur la bonne voie.

Roger Buch conclut : « Il y a actuellement un débat au Danemark. Récemment, on s’est concentré sur les tests et les notes. Mais peut-être qu’il faudrait se concentrer sur autre chose. »

Anastasia Marcellin

@AnaMarcellin
23 ans
Effectue sa licence de journalisme, spécialité presse
écrite à Utrecht (Pays-Bas) et à Aarhus (Danemark).
S’intéresse à l’actualité internationale et aux questions de genre.
Passée par Courrier International, Ouest-France Lorient et Charente Libre.
Passionnée de voyages, espère poser ses valises en Amérique latine prochainement.