Les œnologues serrent les dents

Lacidité des vins clairs, plus forte que celle des vins rouges, se révèle davantage érosive pour les dents. Photo : Prunelle Menu/EPJT

L’acidité du vin peut se montrer nocive pour les œnologues qui dégustent régulièrement. Beaucoup souffrent d’érosion dentaire mais la profession peine à prendre pleinement la mesure du problème.

Par Prunelle Menu, Honorine Morel-Jean et Lilian Ripert

Premier jeudi de décembre 2021, Ingrandes-de-Touraine. À quarante minutes en voiture de Tours, Philippe Gabillot et Philippe Boucard sont au chaud dans leur laboratoire, concentrés sur le vin qu’ils goûtent. Le premier, œnologue, conseille le second, vigneron. Ensemble, ils comparent, commentent, affinent et élaborent la prochaine cuvée. Les bouteilles de vin sont alignées sur le plan de travail. Des crachoirs, des pipettes, un carnet de notes et des stylos sont disposés çà et là. Voilà maintenant trente ans que Philippe Gabillot est œnologue. Trente ans de va-et-vient du vin acide sur ses dents. « Il y a environ cinq ans, j’ai perdu trois ou quatre morceaux de dents… Est-ce que c’est à cause du vin ? C’est possible… »

Philippe Gabillot n’est pas le seul œnologue touché par l’érosion dentaire. Plusieurs de ses confrères connaissent ou ont connu les mêmes problèmes. À 130 kilomètres d’Ingrandes-de-Touraine, dans le Maine-et-Loire, Bénédicte Portevin, œnologue depuis 1990, peut en témoigner. Lorsqu’elle réalise un mois et demi de dégustation, elle est obligée d’arrêter son métier pendant une semaine car « [sa] bouche est trop sollicitée et enflammée ». 

Les symptômes de l’érosion dentaire sont différents pour Daniel Millet. Cheveux poivre et sel et yeux pétillants, cet œnologue de 57 ans est installé à Puisseguin, non loin de Libourne. Fils d’un tonnelier, il baigne dans le milieu du vin depuis tout petit. Après avoir cultivé le rêve de travailler dans l’aquaculture ou d’être sous-marinier, il est devenu œnologue.

Un métier passion qu’il exerce depuis plus de trente ans et dont il subit les conséquences « depuis deux ou trois ans ». Le passage quotidien du vin dans sa bouche a fragilisé l’émail dentaire jusqu’à ce qu’il perde plusieurs morceaux d’incisives et de molaires.

Philippe Gabillot, Bénédicte Portevin et Daniel Millet sont-ils trois œnologues malchanceux ? Ce n’est pas ce que pense le troisième : « Je ne connais pas un confrère qui a de très belles dents à 50 ans. » L’érosion dentaire est très répandue dans la profession. Les répercussions sur l’ensemble de l’industrie vinicole, qui a un poids important en France, pourraient être très fortes.

Malheureusement, le sujet est très peu abordé par les œnologues. La plupart souffrent dans la discrétion, gênés de parler de cette pathologie. Exposer ses problèmes dentaires à ses confrères peut rebuter. En effet, l’esthétique des dents est liée à l’estime de soi. Cela est d’autant plus vrai pour les femmes car elles subissent une pression sociale plus forte à cet égard.

« Je ne vais pas en parler de moi-même », avoue Catalina Melniciuc qui exerce dans la Marne. L’érosion dentaire est selon elle une question intime. Cécile Caseau, basée à Libourne, fait également part d’un certain tabou au sein de la profession : « Quand on se croise, on ne parle pas forcément de nos dents. » 

Tous les cas ne sont pas aussi graves. Certains œnologues ont naturellement les dents plus sensibles. L’hygiène de vie personnelle influe également sur l’apparition des douleurs. Des facteurs tels que la consommation de boissons et d’aliments acides (thés fruités, fruits, agrumes) ou encore le type de brosse à dents utilisé peuvent altérer la santé dentaire de tout un chacun.

Philippe Gabillot souffre d’érosion dentaire. Il estime pourtant avoir « une bonne hygiène de vie ». Photo : Prunelle Menu/EPJT

Un œnologue fraîchement diplômé et consommateur régulier de sodas peut être davantage touché qu’un professionnel qui a trente ans de carrière derrière lui mais qui surveille de près son alimentation. La fréquence des consultations chez un dentiste est également importante. Les œnologues rencontrés avouent qu’ils ne s’y rendent pas tous régulièrement.

La dégustation fréquente de vin a d’autres conséquences qui préoccupent davantage les œnologues. Cédric Saucier, responsable du diplôme national d’œnologie (DNO) de Montpellier, estime que l’érosion dentaire ne constitue « pas un risque très grave » en comparaison à l’alcoolisme. Les autres responsables de formations partagent majoritairement cet avis. 

Par ailleurs, les œnologues associent surtout les problèmes dentaires aux tâches de vin et non pas à l’érosion. « Après les dégustations, une des premières choses que j’ai envie de faire, c’est de me détacher les dents », témoigne Catalina Melniciuc. Provoquées par [simple_tooltip content=’substance contenue dans le raisin apportant sa couleur au vin rouge’] les tanins[/simple_tooltip] ces taches sont plus visibles et donc plus embarrassantes.

L’émail érodé, plus discret mais plus douloureux, se voit seulement lorsqu’on regarde attentivement les dents. On remarque alors qu’elles sont légèrement plus translucides. Mais la perte du goût et de l’odorat inquiète beaucoup plus les professionnels. En effet, à cause du covid-19, certains, dans l’incapacité d’exercer convenablement leur activité, ont dû la cesser.

De fait, les œnologues sont démunis : ils ne savent ni prévenir ni soigner leurs douleurs. Beaucoup pensent que la seule solution serait d’arrêter de déguster, ce qui est impossible. Pourtant, des gestes préventifs et curatifs existent. Alors pourquoi ne les connaissent-ils pas ? Parce que peu de dentistes leur en parlent.

Ce manque d’informations conduit certains à réaliser ou à relayer de mauvais gestes. Jean-Pierre Souchard, à la tête du DNO de Toulouse depuis quinze ans, pense qu’il faut se laver les dents après une dégustation. Or, le dentifrice agresse l’émail déjà fragilisé par l’acidité. Tous les œnologues devraient connaître certaines pratiques fondamentales.

Plutôt que de tenter de réduire leurs douleurs en intégrant de nouvelles habitudes, les œnologues touchés par l’érosion dentaire devraient entamer un véritable parcours de soins. Mais cela coûte cher. Plusieurs d’entre eux réclament un remboursement intégral des frais. Catalina Melniciuc devrait refaire ses molaires mais cela lui coûterait une dizaine de milliers d’euros.

Les coûts dépendent aussi du statut professionnel. Mathilde Ollivier, une œnologue de 33 ans, explique : « J’ai eu de la chance : je me suis fait poser deux couronnes et cela a été pris en charge car j’étais salariée. Maintenant que je suis à mon compte, j’aurais un reste à charge. J’y réfléchirais un peu plus. » 

Si l’érosion dentaire était reconnue comme risque ou maladie professionnelle, les soins seraient intégralement remboursés. Mais cela ne semble pas être à l’ordre du jour. Médecin à  [simple_tooltip content=’Institut national de recherche et de sécurité’] l’INRS[/simple_tooltip] chargée des maladies professionnelles depuis vingt ans, Anne Delépine le concède.

L’érosion dentaire n’étant pas un problème vital, elle ne fait pas partie des priorités. L’organisation travaille davantage sur les maladies cancérigènes, par exemple.

Un meilleur suivi des œnologues par la médecine du travail serait aussi une piste à étudier. Plusieurs études scientifiques sur l’érosion dentaire ont été réalisées. La première remonte d’ailleurs au début du XXe siècle. Elle a été menée par un chercheur de l’université du Michigan en 1907.

En France, les recherches datent d’une dizaine d’années. On les doit à deux docteures en chirurgie dentaire. En 2012, Estelle Préaubert choisit de réaliser sa thèse sur l’érosion dentaire car elle attache beaucoup d’importance au sujet. L’étude porte sur les dents de 105 œnologues de la région de Reims où sont majoritairement dégusté des champagnes.

Plus acides que les vins rouges, ils exposent à un risque plus élevé d’érosion dentaire. Sa thèse révèle qu’environ 72 % des œnologues interrogés ressentent des douleurs au quotidien. Et que près de 16 % d’entre eux les qualifient d’handicapantes. Un an plus tard, Cyrielle Bonafos arrive aux mêmes conclusions sur un panel de 25 œnologues de la région bordelaise. Des scientifiques australiens de l’université d’Adélaïde aboutissent à des résultats similaires en 2015.

Daniel Millet faisait partie du panel d’œnologues sur lequel a porté la thèse de Cyrielle Bonafos. Une vingtaine d’années auparavant, dans les années quatre-vingt-dix, il a exercé son métier en Australie. C’est là qu’il a été, pour la première fois, sensibilisé à l’érosion dentaire.

En effet, le producteur de vin blanc chez qui il travaille en souffrait. « Surpris mais pas interpellé » de prime abord, Daniel Millet change d’avis au fil des années de dégustation. En 2013, l’étude de Cyrielle Bonafos achève de le convaincre qu’il y a un réel problème.

La question de l’érosion dentaire est assez peu documentée à l’échelle nationale : les thèses d’Estelle Préaubert et de Cyrielle Bonafos ne portent que sur une région chacune. Pour mener une étude de plus

Pour aller plus loin 

Lanosmie et lagueusie liées au Covid-19, des fléaux pour les professionnels du vin | Slate.fr

Les œnologues exposés aux problèmes dentaires (pourquoidocteur.fr)

ŒNOSAPIENS : Episode 2 – La Formation – YouTube

grande ampleur, il faudrait réunir un panel représentatif d’œnologues, régulièrement suivis par le même dentiste.

Leurs dents devraient également être comparées à celles de patients non œnologues. Nicolas Giraudeau, praticien hospitalier et maître de conférences à l’université de Montpellier, estime que cette étude est « difficilement réalisable pour des raisons logistiques et financières. »

Effectuer une telle enquête semble pourtant être le rôle de l’Union des œnologues de France, le seul syndicat de la profession. Son vice-président, Pierre-Louis Teissedre, assure qu’il n’émet aucune réserve : « Il n’y a pas de frein de notre part. Si on veut le faire, on peut. » Des paroles engageantes tout de suite nuancées : « Ce sont du temps et des moyens qu’il faut consacrer. »

Sur le terrain, les déclarations sont en tout cas peu suivies d’actes. Pierre-Louis Teissedre brandit l’argument de la crise sanitaire  : « Le risque d’érosion dentaire n’est pas forcément l’action du moment. » Certes, le syndicat a eu fort à faire pour aider les œnologues qui ont perdu le goût et l’odorat. Cependant, il refuse de reconnaître que le problème est bien plus ancien que la pandémie de covid-19 et rechigne surtout à le prendre véritablement en charge.

Les œnologues ne se font pas d’illusion : ils ne croient pas en la volonté du syndicat de changer les choses. Daniel Millet fait partie des adhérents mais n’est pas tendre avec l’Union des œnologues de France : « Ce n’est plus vraiment un syndicat, c’est une usine, dénonce-t-il. Pendant deux ans, j’ai arrêté de prendre ma cotisation. »

L’organisation lui semble à 1 000 lieux de ses préoccupations, notamment sur les questions de santé. « Je ne pense même pas qu’il y ait un comité concernant les maladies professionnelles. » Il y a quelques années, cet indépendant avait plaidé en vain pour la création d’un ordre des œnologues au sein du syndicat. 

L’avenir semble tout aussi incertain pour les futurs entrants dans la profession. En effet, les responsables pédagogiques des différents DNO qui existent en France semblent peu préoccupés par la question de l’érosion dentaire.  

Daniel Millet plaide pour la reconnaissance de lérosion dentaire comme maladie professionnelle. Photo : Lilian Ripert/EPJT.

Question qui s’ajoute à des conditions de travail déjà difficiles et qui se détériorent d’année en année. Dévoués à leur métier, les œnologues s’imposent un rythme rigoureux et intense afin d’accompagner au mieux les vignerons dans leur production. Daniel Millet peut goûter jusqu’à 100 échantillons par jour et, pendant les vendanges, travailler environ deux cents heures par mois, soit cinquante heures par semaine. 

Ces chiffres illustrent l’investissement demandé pour exercer le métier d’œnologue aujourd’hui, au risque de mettre sa santé en danger. À cela s’ajoutent des tâches administratives de plus en plus lourdes et chronophages. Victime d’un infarctus en 2006, Daniel Millet a été contraint de lever le pied : « Parfois, il me reste des papiers le soir. Ce n’est pas grave. Je les finis le lendemain. »

Les œnologues sont démunis et ceux qui occupent des postes à responsabilité au sein de la filière ne semblent pas décidés à prendre le sujet de l’érosion dentaire à bras-le-corps. Pourtant, nombre de professionnels se plaignent de problèmes graves allant jusqu’à la perte de morceaux de dents. Insuffisant apparemment pour l’Union des œnologues de France.

Prunelle Menu

@prunellemenu
22 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT. Un pied à Tours, lautre à Dortmund ou elle effectue sa deuxième année de master.
Toujours un œil sur l’actualité allemande et férue de sujets (viti)culturels.
Passée par L’Union à Vitry-le-François et Ouest-France à Lorient.
Souhaite travailler dans une rédaction franco-allemande.

Honorine Morel-Jean

@HonorineMJ 
22 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT, en alternance au Progrès à Saint-Claude.
Ancienne nageuse de haut niveau, attirée par le sport et
l’actualité locale.
Passée par Ski Nordique et La Nouvelle République .
Se destine à la PQR, potentiellement dans son
Jura natal.

Lilian Ripert

 23 ans.
Étudiant en journalisme à l’EPJT, en alternance radio à RCF Tours. Enfant des montagnes grenobloises.
Attrait prononcé pour lactualité sportive et internationale.
Formé au Sport dauphinois, passé par Midi Libre, La Nouvelle République et Ouest-France.
Aimerais travailler comme correspondant à l’étranger.