Twitch

La nouvelle libre antenne des médias

Depuis que Samuel Etienne, journaliste à France TV, a lancé ses revues de presse sur Twitch, les médias se pressent à la porte de cette plateforme de diffusion de vidéo en direct. Entre initiatives prometteuses et crash tests à regret, la recette du parfait streamer reste à trouver.

Par Victoria Beurnez

Ce matin, on lit la presse ensemble, on prend le café et on discute ! » C’est ainsi que, pendant quelques mois, Samuel Etienne, journaliste de France Télévisions et présentateur de l’émission Questions pour un champion a donné rendez-vous à ses abonnés sur Twitch pour La matinée est tienne. Pendant près de deux heures, il lit, face caméra, les titres de presse du jour en discutant, via le chat avec quelque milliers de viewers. Tout cette mise en scène, c’est l’un des principes de Twitch, plateforme de diffusion de vidéo en direct, créée en 2011 et rachetée par Amazon en 2014.

Initialement utilisé pour diffuser des parties de jeux vidéo en ligne, l’outil s’est peu à peu diversifié. Alors que celui-ci affichait déjà 3,4 milliards d’heures visionnées en mars 2020, la pandémie de Covid-19 a fait doubler ce chiffre, selon une étude réalisée par StreamLabs. L’accueil bienveillant des viewers face à l’arrivée de Samuel Etienne sur la plateforme n’est pas passé inaperçu dans l’univers des médias français qui se sont, à leur tour, lancés dans l’exercice délicat du streaming.

Aujourd’hui, les journalistes de TF1/LCI, BFM TV, Ouest-France, Arte ou encore France TV animent, de façon plus ou moins régulière, des streams, en moyenne pendant une heure et demi. Cette ruée vers le direct, particulièrement intense, est le fruit d’une presse qui a besoin de se réinventer et de conquérir de nouveaux publics. Chaque réseau social ou nouvelle forme de journalisme a connu le même succès : les webdocumentaires, les podcasts ou encore le format TikTok ont, tour à tour, créé un engouement parmi les médias désireux de se diversifier.

Que peut apporter Twitch de nouveau à ces titres de presse ? Pour Edouard Reis-Carona, rédacteur en chef du numérique à Ouest-France, Twitch est plus qu’un simple réseau social : « La grande différence avec les réseaux sociaux, c’est l’instantanéité, la spontanéité du dialogue. On répond directement aux gens, et ça change tout. »

En effet, la grande force de la plateforme, c’est avant tout le chat. Si autant de streamers se filment en train de jouer à des jeux vidéo, ce n’est pas tant pour se montrer que pour profiter d’une expérience collective, d’un dialogue immédiat avec leurs viewers. De la même manière, les barrières tombent entre le journaliste et ses lecteurs. La preuve en est, la catégorie Just chatting de la plateforme a battu des records d’audience pendant la pandémie de Covid-19, atteignant 12 % des contenus visionnés. Consistant simplement à se filmer en discutant sur le chat, elle est utilisée par tous les médias français qui se sont lancés dans le stream.

Sans surprise, le but des médias sur Twitch est de toucher des publics jeunes, qui ont, depuis quelques années, perdu de l’intérêt pour les formats journalistiques traditionnels. Selon le baromètre 2021 de La Croix et Kantar Public, 51 % des 18-24 ans suivent les informations avec un grand intérêt en 2021, contre 65 % en 2015. Une tranche d’âge qui correspond aux publics de Twitch.

Donner aux jeunes l’envie de l’info grâce à Twitch

Les médias traditionnels ont pris conscience de cette lassitude. C’est notamment le cas d’Eléonore Gay, directrice adjointe des rédactions de France 2 et France 3 : « On sait bien qu’aujourd’hui, la moyenne d’âge des téléspectateurs du JT, c’est plus de 60 ans. Il y a quelque chose dans ce format qui ne plaît pas aux jeunes. Il est illusoire de penser qu’ils vont avoir de l’intérêt pour un tel rendez-vous quotidien. » 

Aujourd’hui, l’objectif est donc clair : aller chercher ceux qui ne consomment plus l’information de manière traditionnelle. Eléonore Gay ne le cache pas : « Nous cherchons comment leur donner envie de venir. »

Sur Twitch, il n’existe pas de mode d’emploi destiné aux nouveaux venus. Depuis la vague d’inscriptions sur la plateforme, chaque média a créé, parfois à tâtons, sa propre approche pour se faire connaître. Si Le Figaro y est présent depuis 2015, le manque de régularité de ses émissions a empêché la rédaction de véritablement s’y faire connaître. Au contraire, Arte, qui propose depuis 2018 des émissions régulières, souvent sur le jeu vidéo, rencontre un véritable succès.

Parmi les nouveaux arrivants, la discrétion est parfois de mise : la chaîne « FC Debunk », par exemple, n’indique en rien la présence de LCI. La plupart d’entre eux en sont « encore au stade expérimental », analyse Delphine Soulas-Gesson, journaliste spécialisée en actualité média chez Stratégies.

Pour Ouest-France, l’épreuve du feu a eu du bon. Le groupe a fait une « semaine pilote » en février sur Twitch où les journalistes discutaient séries et sport. Puis le 12 mars 2021, ils ont réalisé un grand stream qui abordait successivement les nouveaux jeux, comme Pokémon, l’émission « Koh-Lanta », et le tournoi des Six-Nations. L’enthousiasme était là : « Nous avons réussi à cumuler près de 78 000 personnes sur ce live. Nous avons été totalement surpris », commente Édouard Reis-Carona.

Pour autant, il ne se leurre pas sur l’accueil qu’ils ont reçu : « Nous ne sommes pas arrivés avec des sujets politiques, nous sommes restés sur ce que nous pensions être conforme aux attentes de la plateforme ».

De son côté, France TV a réalisé un premier stream animé par Samuel Etienne qui a attiré près de 18 000 viewers. Le groupe a ensuite réitéré l’expérience, le 18 mars 2021, avec un format de plus grande envergure, diffusé simultanément à la télévision et sur Twitch.

Portant le nom « #Génération2021 », cette émission, qui visait à apporter des solutions aux jeunes affectés par la crise sanitaire et économique, a rassemblé plus de 348 000 viewers sur Twitch. « Nous avons reçu un accueil excellent, j’ai été étonnée. Nous avons eu beaucoup de curiosité, d’humour et d’intérêt pour nos invités », se félicite Eléonore Gay, qui la coanimait.

Pour Delphine Soulas-Gesson, l’initiative est intéressante, même si « elle fait un peu gadget. Ça permet de donner un petit vernis de modernité à France TV ».

« #Génération2021 », le 18 mars 2021, de France Télévisions était présenté par Eléonore Gay. A sa gauche, Imad, président de l’association Solid’Army.

Malgré le peu de moyens techniques ou humains que demande la gestion d’une chaîne Twitch, les médias n’y ont, pour l’instant, rien à gagner financièrement. Delphine Soulas-Gesson en explique : « Il n’y a aucun enjeu économique pour les médias : pas de format publicitaire, pas de placement de produits, donc pas de revenus. » Et si Twitch propose bien un système basé sur le don, aucun média n’a adhéré à cette pratique à ce jour.

« Twitch, c’est comme Facebook il y a dix ans : il faut y être, c’est bien de s’y montrer »

Delphine Soulas-Gesson, Journaliste média à Stratégies

Si l’intérêt de Twitch ne réside pas dans l’aspect financier, pour Delphine Soulas-Gesson, ce n’est aujourd’hui qu’une question d’image : « Une façon de faire connaître, sur le très long terme, sa marque média aux utilisateurs de Twitch. » Contrairement aux autres réseaux sociaux, la plateforme attire des volumes jamais égalés à ce jour, avec parfois plusieurs dizaines de milliers de viewers par émission. « C’est comme aller sur Facebook il y a dix ans : il faut y être, c’est bien de s’y montrer », analyse la journaliste.

Malgré tout, l’arrivée soudaine et massive des médias n’est pas forcément vue d’un bon œil par les utilisateurs de longue date de la plateforme. Avant d’apparaître comme une opportunité, celle-ci a fait l’objet de moqueries pour son intérêt premier : se filmer en train de jouer aux jeux vidéo. Sur Canal+, en 2014, pour regarder Twitch, il fallait « n’avoir rien d’autre à foutre de sa vie », selon Antoine de Caunes, alors présentateur du « Grand Journal ». 

La chaîne a cependant été l’un des premiers médias à se lancer sur Twitch, avec sa série Validé, en mars 2020. Le 10 mai 2021, le groupe Canal a ouvert une chaîne pour sa cellule Canal+ sport. Cette dernière compte déjà 18 700 followers, un chiffre assez élevé par rapport au paysage médiatique présent sur Twitch. Pour l’heure, c’est la chaîne de France TV qui mène la danse, avec 41 600 followers, pour seulement trois streams depuis le lancement de la chaîne à la mi-janvier.

Pour Eléonore Gay, « Twitch peut dire merci [à Samuel Etienne], parce qu’il a ouvert une sorte de voie pour l’information et les médias. Avant, c’était surtout un truc de gamer [joueurs]. Aujourd’hui, on peut parler de sujets plus sérieux, la plateforme a gagné en légitimité. » Si l’affirmation de la directrice adjointe de France TV semble anodine, elle est pourtant révélatrice d’un certain mépris des grandes chaînes françaises et qui n’a pas laissé indifférent le public de Twitch.

De nombreux journalistes en ont fait les frais, avec un chat parfois hostile qui ne manquait pas de leur rappeler qu’ils « n’avaient pas leur place ici ». Pour Vincent Carlino, chercheur post-doctorant à l’Académie du journalisme et des médias de Neuchâtel (Suisse), le message est clair : « Les médias ont réalisé qu’ils ne sont pas attendus sur Twitch. Les publics y sont particulièrement exigeants, car ils se sont appropriés la plateforme depuis longtemps et y ont créé leurs propres codes. »

En effet, Twitch est avant tout un monde d’initiés, avec ses codes et ses références qui, pour les néophytes, peuvent vite devenir cryptiques. Les débuts de la chaîne BFM TV illustrent bien ce décalage. La journaliste santé, Margaux de Frouville, animait le 17 mars 2021 un live dédié aux questions sur la Covid-19 et les vaccins. Accueillie par une avalanche de remarques sexistes et hostiles (voir tweet ci-contre), la journaliste a néanmoins gardé le cap pendant près d’une heure et demi. 

Malgré ces débuts mouvementés, la chaîne ne s’est pour autant pas découragée et cumule aujourd’hui des dizaines de milliers de vues. Plébiscitée par le chercheur Vincent Carlino, elle a su gagner une certaine régularité grâce à des sujets variés allant du manga One Piece à la vaccination en passant par l’affaire Xavier Dupont de Ligonnès.

La chaîne fait aussi ponctuellement appel à des streamers ou youtubeurs pour intervenir dans ses streams : dans l’émission dédiée à One Piece, les animateurs étaient accompagnés du Mont Corvo, un duo de Youtubeurs spécialisé qui compte pas moins de 485 000 abonnés. Ce live a réuni plus de 19 000 viewers alors que chaque stream fédère, en moyenne, 5 000 d’entre eux.

Margaux de Frouville, journaliste santé pour BFM TV, stream régulièrement.

Cette stratégie peut être l’une des clés de la réussite sur Twitch. En témoigne l’exemple de Samuel Etienne, qui n’y est pas arrivé par hasard. Après avoir participé aux Nuits de la culture du streamer Etoiles (449 200 followers), le journaliste décide de créer sa propre chaîne. Grâce à l’aide du streamer et à sa communauté, il reçoit un accueil bienveillant.

L’expérience des streamers a aussi été une garantie pour Arte, comme l’explique Gilles Freissinier, directeur du développement numérique pour la branche française : « Nous, nous essayons justement de nous associer ou de travailler avec des streamers qui connaissent déjà la plateforme, qui y sont actifs. » Présente sur Twitch depuis 2018, Arte a en effet proposé une série documentaire donnant la parole à plusieurs grands noms du streaming, comme le joueur français Bibix, la joueuse américaine AvaGG ou encore le doubleur américain Mittenz.

Aujourd’hui, son émission bimensuelle Jour de Play, consacrée au jeu vidéo, rencontre un vif succès. Le dernier épisode a réuni plus de 95 000 viewers. « Travailler ainsi, c’est aussi se garantir d’avoir les codes de l’univers, de s’adresser à une communauté qui est déjà constituée, mais surtout un moyen de ne pas reproduire ce qu’on trouve dans la diffusion d’un programme télévisé », continue le directeur. 

Volonté de dialogue ou « vernis de modernité » ?

Cette démarche est encouragée par Vincent Carlino. Il insiste sur la nécessité d’initier de nouveaux contenus et non de juste les transposer : « Pour jauger de la sincérité, il faut regarder quand les initiatives sont personnelles, et non portées par un groupe média qui arrive pour proposer massivement toute sa grille de programmes, sans adaptation à la plateforme. »

En définitive, Twitch peut réellement se présenter comme un nouveau lieu de dialogue entre les médias et un public jeune, qui, bien plus que l’on ne le pense, est friand d’information de qualité. Edouard Reis-Carona, directeur du numérique à Ouest-France, en est convaincu : « Nous avons compris que la population jeune n’est pas du tout dans un rejet de l’information ni des médias. Elle a simplement envie qu’on lui parle des thèmes qui l’intéressent. » En effet, bien que les chiffres soient en baisse, un jeune sur deux affirme tout de même suivre la presse avec un grand intérêt. Nombre d’entre eux sont déjà convaincus par l’approche, à l’image de ces viewers :

« Samuel Etienne est, pour moi, un journaliste sincère dans sa curiosité et sa démarche. Je trouve son format idéal, au bon horaire pour prendre le temps de bien faire les choses et de s’attarder sur les articles et les réactions du chat. »

Adrien A.

30 ans

« Pendant le confinement et le distanciel, je me suis retrouvé à prendre mon petit déjeuner en regardant Samuel Etienne sur Twitch. J’aimais bien, parce qu’il n’y avait pas la redondance des actus sur le Covid-19, et les informations étaient toujours variées. »

Raphaël M.

25 ans

La solution réside donc peut-être dans la création de contenus adaptés à Twitch et son public, une sorte de compromis entre la jeune plateforme et des médias parfois vieillissants. « Il faut surtout espérer sortir du schéma paresseux du format question-réponse, que l’on retrouve trop souvent, et casser la hiérarchie entre le journaliste qui sait et le lecteur qui apprend », estime Vincent Carlino. Une position défendue par Delphine Soulas-Gesson. Et celle-ci de conclure : « On ne peut plus du tout, aujourd’hui, être dans le modèle où le média est l’émetteur et le public le récepteur. Aujourd’hui, on doit construire quelque chose ensemble et que l’information y vive. »

POUR ALLER PLUS LOIN…

La bibliographie complète est à retrouver ici