Les medias alternatifs

L’espoir de la presse tunisienne
Le 25 juillet prochain, le président tunisien, Kaïs Saied, soumet au référendum son projet de nouvelle constitution. Un vote qui mobilise l’ensemble des médias tunisiens, dont Inkyfada. Illustration Hathemi Smedhi/Inkyfada

Depuis plusieurs années, des médias alternatifs cherchent à renouveler l’offre médiatique en Tunisie. Radios locales, sites web d’investigations, pure player écologiques… ils tentent de changer les pratiques journalistiques. Même si les difficultés restent nombreuses.

Par Laure d’Almeida, Clara Jaeger, Manon Modicom, Chloé Plisson, Irène Prigent et Lucas Turci
Un immeuble résidentiel, dans une rue tranquille de Tunis. C’est là, à l’abri des regards, que les salariés du média indépendant Inkyfada ont élu domicile pour mener à bien leur mission. Lancé par l’association Al Khatt en 2014, ce webzine indépendant se veut un média d’investigation moderne qui utilise toutes les potentialités promises par Internet.

Les locaux du média se partagent entre les journalistes d’Inkyfada d’un côté du couloir et, de l’autre, les designers et développeurs de l’Inklab. Une collaboration naturelle qui sert un même objectif : proposer des formats multiples, innovants, qui s’inscrivent dans le slow journalism. « On n’a pas peur de prendre du temps pour concevoir nos sujets, sourit Noujoud Rejbi, l’une des journalistes permanentes de la rédaction. Dans un paysage médiatique tunisien franchement pas incroyable, cela fait du bien de prendre du recul et de pouvoir analyser l’information. »

De l’exode des Tunisiens d’Ukraine aux dernières vicissitudes du gouvernement de Kaïs Saïed, le président tunisien, Inkyfada parle de tout ce qui préoccupe ses compatriotes.

Depuis la chute du président Ben Ali, des médias indépendants essaient de changer la donne. Mais le mouvement avait commencé avant 2011. Quelques radios et blogs alternatifs, tous opposés à la politique du gouvernement, se démarquaient des médias publics et des groupes privés nationaux.

Vidéo : Manon Modicom/EPJT

C’était le cas du site d’information Nawaat, créé en 2004, pour se dresser face à Zine el Abidine Ben Ali, alors à la tête du pays. À l’époque, ce blog citoyen avait pour but d’offrir un espace d’expression aux courants de l’opposition tunisienne. Au programme : couverture des mobilisations, affaires de corruption et abus sécuritaires.

Mais c’est après la révolution que Nawaat se fait réellement connaître.  S’il a offert une plus grande liberté d’expression, le soulèvement de 2011, a aussi permis au paysage médiatique de s’étoffer. L’engouement est palpable, Internet se libère, la presse numérique se développe et des dizaines de blogs, de sites d’information amateurs, de radios associatives et de web TV voient le jour un peu partout sur le territoire.

Nawaat, c’est un webzine d’investigation et un magazine trimestriel. Bougez le curseur pour avoir un aperçu des deux. Infographie LC/EPJT

L’euphorie est telle qu’en octobre 2011, la rédaction de Nawaat se lie avec le ministère de la Jeunesse et des Sports et Canal France International (CFI), chargé de coordonner la politique française d’aide au développement des médias des pays du Sud et de l’Est, pour créer des clubs de journalisme citoyen dans des maisons de jeunes. En tout, comme l’explique un article de l’époque, publié sur la plateforme Global Voices, six collectifs de médias locaux voient le jour à Sidi Bouzid, à Kasserine, à Bizerte, à Makthar, à Gafsa et à Kebili.

L’objectif, écrit alors l’équipe de Nawaat sur son blog, « est de disposer d’un réseau national de médias alternatifs et citoyens […] Le projet […] consiste à décentraliser l’information en aidant les journalistes citoyens locaux à créer leurs propres contenus régionaux à travers un réseau couvrant des sujets en prise directe avec les acteurs locaux. »

Un maillage dont Houda Jouini, directrice de la rédaction de la radio associative Capsa, à Gafsa, est l’une des gardiens. « Avant, il n’y avait qu’une seule voix, celle des entreprises en lien avec l’État, se souvient la journaliste. Désormais, il y a la liberté d’expression et le paysage médiatique tunisien a beaucoup changé, pour le meilleur. Alors que le sud de la Tunisie n’était pas présent dans les médias, nous avons désormais nos propres radios régionales, comme radio Nefzawa à Kebili et radio Elyssa, à Gabes. Et, important, nos dialectes y sont utilisés. »

Ainsi, certaines régions reculées du pays, ignorées jusqu’ici par les chaînes et par les pages nationales, sont couvertes par des journalistes citoyens et ont enfin trouvé leur voix.

Inkyfada s’inscrit dans la veine de Nawaat. En 2016 par exemple, la rédaction se charge du volet tunisien des Panama Papers. En 2020, elle enquête sur les Pandora Papers.

« Il y a beaucoup de fake news. D’autant plus avec la situation politique du pays depuis le 25 juillet dernier, explique Noujoud Rejbi. Si nous prenons notre temps dans nos enquêtes, si nous détaillons l’information, c’est parce que nous pensons que les gens ont besoin de mieux comprendre l’information, au-delà de simplement la consommer. Il y a un vrai enjeu politique derrière tout ça. »

Le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed, président depuis 2019, parvient en effet à s’emparer des pleins pouvoirs exécutifs. Il limoge son Premier ministre, Hichem Mechichi, et suspend le parlement.

Du 25 au 31 juillet, 79 % des programmes et bulletins d’information des six principales chaînes de télévision et radios du pays comportent « des positions favorables aux décisions présidentielles », selon un rapport de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle, publié en septembre 2021. Un manque d’objectivité et de pluralisme qui s’accompagne d’une augmentation des exactions commises à l’encontre de la presse.

Inkyfada publie beaucoup sur Instagram, une façon de toucher un public plus jeune mais aussi international. Le réseau social le plus utilisé en Tunisie reste Facebook.
Dès la fin juillet 2021, Inkyfada publie un ensemble de contenus analysant la situation. Depuis, il continue d’analyser la gouvernance de Kaïs Saïed. Il n’est pas le seul. Le jeune média arabophone et indépendant AlQatiba surfe sur la même veine. Les journalistes continuent de revendiquer leur indépendance, malgré les risques.

Le 18 mars 2022, alors que le gratin des médias tunisiens assiste aux Assises internationales du journalisme à la Cité de la Culture de Tunis, Khalifa Guesmi, correspondant de la radio privée Mosaïque FM, est arrêté par la police. C’est loin d’être le premier. Quelques jours auparavant, il avait publié un article sur le démantèlement d’une « cellule terroriste » et l’arrestation de ses membres dont un ancien militaire et un universitaire.

Comme il refuse de révéler ses sources – alors que la loi le lui permet – l’article est retiré du site à la demande des autorités.

Dans la salle de conférence des Assises, tous dénoncent une atteinte à la liberté de la presse. Notamment Amira Mohammed, vice-présidente du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT). Elle pointe du doigt les deux gouvernements précédents et celui aujourd’hui en place : « Le journaliste est devenu le maillon faible. Son statut et la notion de pluralisme ne sont pas clairs aujourd’hui. »

Infographie : Manon Modicom et Irène Prigent

Reporters sans frontières (RSF) avait déjà alerté sur la situation de la presse en Tunisie dans son rapport « Journalisme en Tunisie : l’heure de vérité » publié le 19 janvier 2022.

On peut y lire que le journalisme dans le pays est à un tournant de son histoire. En 2021, le pays se classait 73e sur 180 au classement mondial de la liberté de la presse.

La révolution tunisienne de 2011, qui avait provoqué le départ de Ben Ali, a ouvert la voie à plus de liberté d’expression et de pluralisme dans le monde médiatique. « Mais nous subissons toujours des interférences et des censures », regrette Mouna Trabelsi, présidente de l’Association tunisienne des médias alternatifs lors de ces mêmes assises.

Le rapport de RSF souligne également des relations troubles entre les médias, le monde politique et celui des affaires. Des relations qui entravent la mise en œuvre de réformes nécessaires pour garantir et consolider l’indépendance de la presse.

Un constat que partage Walid Mejri, rédacteur en chef du média arabophone, AlQatiba, cité par La Revue des médias : « Avant, le gouvernement contrôlait directement la presse ; aujourd’hui, ce sont des lobbys politiques ou économiques — qui peuvent aussi avoir des liens avec l’État. Le problème n’est plus la liberté d’expression ou la censure, c’est l’indépendance des médias. »

Exemple avec Kamel Ben Younès, nommé le 6 avril 2021 à la tête de l’agence Tunis Afrique Presse (TAP) par le chef du gouvernement alors qu’il est un ancien collaborateur de l’Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE), outil de propagande du régime de Ben Ali.

Selon un rapport de la Commission nationale d’investigation sur la corruption et la malversation, l’ATCE aurait déboursé 151 000 dinars (45 414 euros) en 2008 pour des missions de soutien et de promotion de l’ancien régime de 1999 à 2010.

Titre de l’article d’Alqatiba : Qais Saeed et la liberté de la presse : des promesses au goût de miel… et des pratiques au goût de melon amer.

Des connivences qui entraînent une méfiance de la population. Les deux tiers des Tunisiens (66 %) disent avoir peu ou pas du tout confiance dans les médias selon un sondage réalisé en 2020 par Barr Al Aman Research Media.

Pour Malek Khadrhaoui, directeur de publication d’Inkyfada, cette crise de défiance est suscitée par les journalistes eux-mêmes : « Certains disent qu’il n’y a pas de liberté de la presse en Tunisie. C’est faux. Le vrai problème est plutôt un positionnement volontaire des acteurs médiatiques de l’ancien système, un alignement sur des réseaux économiques ou politiques. Pendant soixante ans, la presse n’a pas eu la possibilité de faire son travail et maintenant qu’elle a enfin le cadre nécessaire pour le faire, elle persiste dans les pratiques du passé. »

Un constat également partagé par RSF qui explique dans son rapport que le secteur médiatique tunisien a évolué bien trop lentement.

Malgré les aléas politiques, des dizaines de projets ont vu le jour en Tunisie : de la plateforme de narration indépendante Innsane, au média 100 % écologique et digital, Blue TV, en passant par le magazine en ligne Inhiyez et le site anglophone Meshkal.

Infographie LC/EPJT
Avec des moyens très limités pour la plupart, tous cherchent à innover en termes de formats et de contenus éditoriaux, tout en s’éloignant d’un paysage médiatique traditionnel engoncé dans la course au buzz. « Certains médias alternatifs pensent qu’ils peuvent compter sur l’État, analyse le journaliste Mohamed el Ahmadi lors des Assises internationales du journalisme de Tunis. Mais dans ce cas, ils ne sont plus indépendants… »

S’ils se multiplient, les médias indépendants ont encore du mal à se professionnaliser et surtout à se pérenniser. Faute d’argent, nombre d’entre eux ne parviennent pas à tenir le coup sur la longueur tout en préservant leur liberté. Afin de leur venir en aide, l’Association tunisienne des médias alternatifs voit le jour en 2013 grâce à des journalistes et des membres de la société civile tunisienne.

Depuis, l’association se construit autour de deux volets principaux : la formation journalistique et le soutien financier. « Ce sont souvent des bénévoles qui lancent des médias alternatifs parce qu’ils souhaitent s’exprimer, souligne Mouna Trablesi, présidente de l’association. Les membres de l’association, eux, sont des professionnels. Cela nous permet de mettre en place des cycles de formation essentiels pour ces médias de proximité. »

Le site Meshkal publie ses articles en arabe et en anglais. Ici, une enquête sur les pénuries alimentaires.
Pour aller plus loin dans la professionnalisation, l’association accompagne son soutien financier d’un soutien éditorial. « En quelque sorte, nous intervenons dans leur ligne éditoriale pour la rendre conforme à la loi et à l’éthique journalistique », résume la présidente. C’est en partie grâce à cette aide que certaines radios ont, par exemple, réussi à avoir la certification nécessaire pour leur diffusion sur la bande FM.

D’autres médias parviennent à être viable économiquement et rémunèrent les journalistes auparavant bénévoles pour qu’ils couvrent leur territoire. Mais, le chemin vers la reconnaissance de ces médias reste semé d’embûches.

Au-delà de l’aspect économique, ils doivent également se battre pour gagner en visibilité, notamment hors des grandes villes, dans des régions où l’arabe et les dialectes sont dominants. Monia Ben Hamadi, directrice éditoriale d’Inkyfada, citée dans la Revue des médias, reconnaît qu’en « faisant du long format, en écrivant beaucoup en français, on reste élitiste sans le vouloir  ».

Certains médias alternatifs prennent, eux, le parti de s’adresser directement au plus grand nombre. C’est notamment le cas du média de sensibilisation écologique BlueTN : « Notre contenu sur les réseaux sociaux, et c’est un choix que nous avons fait, est en dialecte tunisien. C’est simplifié, c’est vulgarisé », explique sa fondatrice, Mayssa Sandli.

Vidéo : Lucas Turci/EPJT

Malgré ces efforts et l’opportunité offerte depuis une quinzaine d’années par le développement des réseaux sociaux qui a amené la création de plusieurs dizaines de médias indépendants en Tunisie, leur accès reste inégal. Les populations rurales, déjà à l’écart de l’information auparavant, sont beaucoup moins consommatrices de contenus numériques, par habitude ou faute de connexion Internet.

Une autre difficulté pour les jeunes médias indépendants tunisiens et leurs journalistes reste l’accès aux sources. Avec l’avènement des réseaux sociaux et la progression de la liberté d’expression depuis 2011, la définition du métier de journaliste est devenue poreuse pour beaucoup. « Les plus grands médias tunisiens sont des pages Facebook », relève, toujours dans la Revue des médias, Ahmed Amine Azouzi, consultant indépendant en économie des médias.

Dans ce contexte, difficile de se démarquer auprès des sources par rapport aux simples commentateurs des réseaux sociaux. Surtout dans un pays qui a vécu dans une dictature jusqu’en 2011 et où la liberté d’expression est constamment menacée.

Certains interlocuteurs ne s’adressent qu’aux médias traditionnels, ancrés dans le paysage médiatique et politique du pays. Pour des journalistes indépendants, sans lien avec les partis et encore en quête de reconnaissance, l’accès à l’information est plus laborieux. « Quand je me suis lancée en indépendante après avoir travaillé dans un média traditionnel, les gens m’ont dit que j’étais folle », se rappelle Amal El Mekki, de Innsane Stories, pour la Revue des Médias.

De nombreux sites se lancent dans la production de podcast, c’est le cas notamment d’Inhiyez ou d’Inkyfada qui a une page dédiée.
Au yeux des étudiants de l’Institut de la presse et des sciences de l’information (Ipsi), unique école de journalisme du pays, les médias alternatifs sont en effet source d’espoir mais aussi de crainte au vu de la précarité de ces structures.

« C’est important de s’intégrer dans les médias alternatifs vu la liberté qu’ils donnent dans la façon de produire l’information et de la diffuser, avec de multiples formats », souligne Ahmed Chikhi. Mais il reste conscient de la situation de la presse en Tunisie.

Son camarade Wassim Jamli résume leur état d’esprit : « Bien sûr c’est un domaine qui m’intéresse, mais la situation économique difficile en Tunisie étrangle la presse indépendante. J’espère qu’un jour, on verra naître un média alternatif robuste. Mais pour l’instant on est un peu loin de ça. » 

L’étudiant remarque également que les nouvelles formes de journalisme ont du mal à trouver une place dans les enseignements de l’Ipsi. « On est toujours dans le cadre du journalisme traditionnel », regrette-t-il. Un cours est tout de même dispensé sur les nouveaux médias.

Les jeunes médias tunisiens produisent un journalisme de qualité. Ils sont une voix originale dans le pays et mettent en avant les fondamentaux de la profession : déontologie, lutte contre les fake-news, indépendance… Mais ils doivent encore assoir leur modèle économique et se faire connaître du grand public. Pas sûr que le pouvoir en place, qui est en train de se renforcer avec le référendum, leur en laisse l’opportunité.

 Pour aller plus loin

Laure D’Almeida

24 ans
Étudiante en journalisme à l’EPJT.
Passée par Ouest France, La Nouvelle République et Marmite FM.
Se destine au journalisme de proximité.

Clara Jaeger

@clara_jgr
25 ans
Étudiante en journalisme à l’EPJT. Passée par Libération, Kaizen Magazine et Ouest-France.
Touche-à-tout.
Se destine à la presse écrite.

Manon Modicom

@manow_8
23 ans
Journaliste généraliste.
Passée par France 3, TF1 et BFM TV.
Aspire à devenir journaliste de télévision.

Chloé Plisson

@chloe_plli
23 ans
Étudiante en journalisme à l’EPJT.
Passionnée par l’éducation aux médias, le voyage et l’astronomie.
Passée par L’Éléphant Junior, Tchika et Le Berry Républicain.
Se destine à la presse jeunesse.

Irène Prigent

@IrenePrigent
22 ans
Étudiante en journalisme à l’EPJT.
Passionnée par le sport et les arts du spectacle.
Victorieuse du TFIEJ 2022.
Passée par Radio France, Ouest-France et La Nouvelle-République.
Se destine au journalisme radio et au journalisme de sport.

Lucas Turci

23 ans
Étudiant en journalisme à l’EPJT. Passionné par le sport, l’histoire et les sciences.
Passé par Radio Campus, Vosges matin, La Nouvelle République et Ouest-France.