Depuis une dizaine d’années en France, médecins, concepteurs et testeurs œuvrent ensemble pour concevoir des jeux vidéo thérapeutiques. Photo : Enzo Maubert/EPJT
Lutter contre des maladies incurables grâce aux jeux vidéo, c’est le pari de start-ups et de médecins. Ils en ont même fait des dispositifs médicaux. Mais malgré leur volonté de gagner en crédibilité avec la réalisation d’essais cliniques, aucune étude à ce jour ne semble valider l’efficacité de ces jeux.
Par Enzo Maubert et Manon Modicom
La cheminée en briques trône encore au milieu de la cour. En plein cœur de Paris, près de la place de la Bastille, une ancienne manufacture de meubles du XIXe siècle est devenue un hub de l’innovation. Ici se côtoient des dizaines d’entreprises spécialisées dans la santé ou les nouvelles technologies.
Tilak Healthcare, un studio de jeux vidéo thérapeutiques, y a élu domicile. Dans l’open space qui lui sert de locaux, les écrans surdimensionnés sont éteints et les fauteuils inclinables désespérément vides. « En temps normal, c’est une véritable fourmilière, affirme Edouard Gasser, le jeune PDG. Une vingtaine de personnes travaillent ici, mais la crise sanitaire nous a incités au télétravail. »
La situation n’empêche pas la start-up, créée en 2016, de plancher sur les évolutions de son produit phare : Odysight, un jeu conçu pour aider les patients atteints d’une dégénérescence de la rétine.
Prescrite gratuitement par plus de 300 ophtalmologistes, l’application emmène le patient aux quatre coins de la planète pour qu’il aide son personnage, Iris, à rassembler les pièces manquantes des mondes brisés. Odysight est un serious game, un « jeu sérieux » en français. Autrement dit, il combine un aspect utilitaire à des ressorts ludiques pour que le joueur en retire un bénéfice, ici médical.
Utiliser les jeux vidéo pour d’autres usages que le simple divertissement n’est pas un concept du XXIe siècle. Dès les années quatre-vingt, des applications informatiques se sont développées dans le domaine de la santé, à l’image de Captain Novolin.
Ce jeu, créé en partie par la marque d’insuline Novolin, permettait au joueur de se mettre dans la peau d’un super-héros atteint de diabète. Mais c’est au tournant des années deux mille dix que le marché du serious game médical s’est construit au sein de start-up aux États-Unis et en France.
Dans l’Hexagone, elles sont moins d’une dizaine à s’être lancées dans la conception de ces jeux vidéo. Genious Healthcare, l’un des leaders du secteur, commercialise par exemple X-Torp un jeu conçu pour les malades d’Alzheimer. La société Natural Pad, elle, a conquis les maisons de retraite avec sa plateforme Medimoov censée améliorer la motricité des personnes âgées.
Ces entreprises qui surfent sur la vague de la e-santé n’ont qu’une idée en tête : prouver que leurs produits ont une réelle efficacité médicale car, dans ce domaine, gare aux arnaques ! En 2016, le concepteur américain Lumos Labs a été condamné à une amende d’environ 1,6 million d’euros pour avoir prétendu que son jeu en ligne, Luminosity, pouvait conjurer les troubles cognitifs liés au vieillissement et à la maladie d’Alzheimer, sans la moindre preuve scientifique à l’appui.
Comment financer ces jeux ?
Le processus de création des jeux se chiffre en dizaines de milliers d’euros. Odysight, a déjà dépassé les 2 millions d’euros. Pour financer leurs projets, ces petites start-ups cherchent des financements. Il n’est pas rare qu’un jeu soit initié à la suite d’un appel à projets. L’Agence nationale de la recherche (ANR) a, par exemple, doté le laboratoire de création de jeux vidéo Brain e-Novation de 300 000 euros. Pour Tilak Healthcare, qui propose son jeu gratuitement, le groupe pharmaceutique Novartis et des mécènes privés lui allouent des financements.
Pour ne pas connaître le même sort, les concepteurs français multiplient les études cliniques et les expertises de médecins et ce tout au long de la création du jeu. Pour faire naître Odysight, deux ans d’élaboration ont été nécessaires.
La première étape a consisté en un long travail d’enquête sur le terrain auprès des professionnels de santé. « Nous essayons de connaître ce qui pourrait les aider dans leur métier et quelles données médicales seraient pertinentes à traiter », détaille Edouard Gasser.
À Tilak Healthcare, plusieurs développeurs et game designer, issus de formations spécialisées, s’attèlent à construire la trame ludique du jeu et les visuels. Mais contrairement à un studio de conception classique, l’entreprise associe au processus de développement des médecins et des orthoptistes.
créée. Elle est testée par des particuliers, des associations ou des professionnels de santé volontaires.
C’est le cas de Violaine Verschoore, psychomotricienne, qui a testé le jeu Mila learn. C’est un jeu musical composé d’exercices rythmiques destiné aux enfants atteints de troubles dys ou de troubles du comportement. Alors qu’elle testait le jeu auprès de ces patients, la psychomotricienne s’est rendue compte d’un défaut dans le scénario du jeu : « Il y a avait un scénario beaucoup trop long. Or, ce n’est pas une histoire de dix minutes qui intéresse les enfants, ce sont les jeux. » Les scénaristes ont donc revu leur copie.
La dernière étape, la validation clinique, est cruciale. C’est elle qui doit prouver que l’outil répond aux attentes médicales sans mettre en danger le patient. Des études pilotes sont généralement réalisées avec un petit panel de patients (90 pour Odysight). Puis des essais plus poussés, menés par des centres de recherche cliniques partenaires (CHU, cliniques privées, etc.) ont lieu.
Genious Healthcare réalise par exemple ces études cliniques avec le laboratoire BRAIN e-NOVATION, un centre de recherches créé par Genious avec l’Institut du cerveau et de la moelle épinière à Paris.
Antoine Seilles, PDG de Natural Pad, insiste sur le caractère fiable de ces analyses cliniques : « Nos études sont suivies par des professionnels et respectent un protocole scientifique, elles ont donc une légitimité […] Nous essayons aussi d’être transparents sur nos essais cliniques car c’est le gage de notre sérieux. » De son côté, Edouard Gasser ajoute qu’un « comité éthique indépendant valide notre protocole clinique ».
Certifiés « dispositif médical CE »
Les concepteurs peuvent ensuite décider de se lancer dans une phase réglementaire pour certifier leurs jeux du sceau « dispositif médical ». Une option couramment choisie pour rassurer ceux qui les utiliseront. « Notre but est toujours d’augmenter la crédibilité médicale de nos jeux pour continuer de convaincre les professionnels de santé de leur utilité et ainsi favoriser leur adoption », explique Edouard Gasser.
À ce jour, en France, la plupart des jeux, qu’ils soient utilisés en hôpital, en Ephad ou par des associations, sont tamponnés « dispositif médical CE de classe 1 ». En tant que tels, ils sont considérés par l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) comme un « équipement […] utilisé seul ou en association, à des fins médicales chez l’homme ».
La classe 1, elle, signifie que le risque de danger pour l’utilisateur est faible. Les jeux vidéo thérapeutiques sont ainsi logés à la même enseigne que les compresses stériles, les béquilles ou les masques chirurgicaux. Dans le cadre du règlement européen, seuls ces dispositifs médicaux de classe 1 échappent à des contrôles de l’ANSM et de la Haute Autorité de santé (HAS) avant leur commercialisation.
Pour obtenir cette certification, il suffit de procéder à une autocertification. « Le fabricant déclare lui-même son jeu conforme à la norme, précise Guillaume Tallon, responsable validation clinique chez Natural Pad. Il choisit comment sont réalisés les tests cliniques et par qui ils sont faits. Ensuite, nous recevons juste un courrier de l’ANSM qui valide le fait que nous nous soyons autodéclarés. »
Seule la bonne foi du concepteur permet donc de certifier la qualité des jeux et de les mettre ensuite sur le marché. Cela pose plusieurs problèmes car les concepteurs sont à la fois juge et partie, en sachant que le nombre de personnes testées dans les essais cliniques n’est défini par aucune autorité. Ils peuvent également faire le choix du lieu où seront testés leurs jeux.
Un écueil avoué à demi-mot par Edouard Gasser : « Soit nous faisons des essais cliniques qui ne sont pas sponsorisés par nous et, par conséquent, nous sommes dépendants du planning des autres. Soit nous embauchons une attachée de recherche clinique pour mener les essais. Dans ce cas-là, nous définissons ce que nous prétendons montrer dans nos études. »
Mais aucun label propre aux innovations digitales dans le monde médical ne statue sur leur efficacité et aucune plateforme ne permet de les recenser.
En France, le G-MED se chargera notamment de vérifier que le protocole d’évaluation clinique, mis en place par le fabricant, répond aux exigences de la norme. C’est seulement avec l’aval de cet organisme que le produit pourra être vendu sous le nom de dispositif médical. Les futurs créateurs de jeux vidéo devront redoubler d’effort pour obtenir le précieux sésame.
Pour autant, mieux encadrer ces jeux, de leur conception à leur commercialisation, ne les rendra pas plus efficaces. Ces innovations séduisent bon nombre de praticiens mais restent de l’ordre de l’accompagnement. La revue Alzheimer’s & Dementia, qui a publié une étude sur X-Torp en décembre 2020, a, par exemple, conclu que le jeu permettait surtout de favoriser les interactions et de lutter contre l’apathie des personnes atteintes de la maladie.
Cette analyse ne cherchait pas à souligner son efficacité thérapeutique. « Il ne faut pas croire que le jeu est en lui-même miraculeux, prévient Julian Alvarez, docteur en sciences de l’information et auteur d’une thèse sur les serious game. Il n’est qu’un moyen de rassurer et d’accompagner les patients dans une thérapie. »
Un constat partagé par Hugues du Portal, directeur de l’Observatoire des médicaments, des dispositifs médicaux et des innovations thérapeutiques (Omedit) Centre-Val de Loire : « Il faut bien faire la différence entre un médicament et un dispositif médical, explique-t-il. Le jeu vidéo relève typiquement du bien-être et apporte une complémentarité au traitement. Il faut faire très attention à l’escroquerie intellectuelle qui vient dire : “Notre outil pourra vous soigner”. »
Les concepteurs ont conscience de cette limite. Une thérapie guérit. Or, la plupart des maladies visées par ces jeux sont incurables (Alzheimer, Parkinson, dyslexie, etc.). « Nous travaillons sur des maladies multifactorielles et il est compliqué de prouver que c’est notre jeu qui va améliorer l’équilibre d’une personne, admet Antoine Seilles. Ce qui est sûr, c’est que l’exercice est bon pour la santé ».
Pas sûr que cet argument suffise à convaincre les plus récalcitrants. Si les entreprises veulent continuer de commercialiser leurs jeux thérapeutiques, seules de nouvelles études cliniques pourront leur permettre d’assurer leur crédibilité médicale afin qu’ils ne se retrouvent pas un jour game over.
Manon Modicom
@manow_8
22 ans.
Etudiante à l’EPJT.
S’intéresse à la culture, aux sciences, aux questions de société, à l’histoire, à la politique…
Passée par France 3, le Journal d’Elbeuf et Ouest-France.
Se destine à être journaliste de télévision.
Enzo Maubert
@EnzoMaubert
20 ans.
Etudiant à l’EPJT.
Passionné par l’histoire, le patrimoine, l’audiovisuel et le monde de la justice.
Passé par L’Petit Mardi, Radio Campus Lille et Ouest-France.
Aspire à devenir JRI.