Les interviews politiques
au défi de la relecture

Dans la presse nationale française, la relecture des interviews est
devenue pour les personnalitĂ©s politiques une assurance et un moyen de maĂźtriser leurs propos. Pour que la communication ne prenne pas le pas sur l’information, les rĂ©dactions limitent la pratique.

Par Romain Pichon

Je veux bien vous donner une interview. Par contre, je veux relire. » La demande de relecture des entretiens par les politiques est habituelle. Un donnant donnant qui semble acceptĂ© par les journalistes : « Les politiques de haut niveau, comme les membres du gouvernement, relisent toujours leurs interviews », affirme ainsi Dominique Seux, directeur dĂ©lĂ©guĂ© de la rĂ©daction des Echos. Quand le journal rĂ©alise l’interview d’un ministre, comme la majoritĂ© des journaux nationaux il envoie une premiĂšre version de l’article Ă  ses conseillers. Elle est relue et, souvent, corrigĂ©e.

Un rapport de force se met alors en place. Si le journaliste estime qu’il y a trop de modifications par rapport Ă  ce qui a Ă©tĂ© envoyĂ©, il s’appuie sur l’enregistrement audio de l’entretien et demande Ă  rĂ©tablir les phrases qui ont bien Ă©tĂ© prononcĂ©es. Le travail journalistique est soumis Ă  une nĂ©gociation. « Un Ă©change musclĂ© oĂč gĂ©nĂ©ralement ça se passe bien », commente Dominique Seux.

 

Lors de la crise de la SNCF, Matignon a largement repris et modifiĂ© les propos de la ministre Elisabeth Borne dans une interview donnĂ©e aux Echos. Le journal, du coup, a refusĂ© de publier l’interview.
Mais en mars dernier, le quotidien Ă©conomique refuse de publier l’interview de la ministre des Transports, Élisabeth Borne. Dans le contexte de la rĂ©forme sous tension de la SNCF, les services du Premier ministre ont retouchĂ© l’ensemble des propos de la ministre. « Tous les points intĂ©ressants avaient Ă©tĂ© supprimĂ©s. On s’est retrouvĂ© avec de la langue de bois », dĂ©voile Dominique Seux.
En effet, sur les sujets qui font l’actualitĂ©, la relecture se fait directement Ă  Matignon ou Ă  l’ElysĂ©e. Ainsi, l’interview de la ministre des Transports, le contexte de la grĂšve Ă  la SNCF entraĂźne plusieurs relectures et les propos d’Elisabeth Borne ne sont plus reconnaissables.

C’est loin d’ĂȘtre la premiĂšre fois.

 

Lors de la prĂ©paration de rĂ©forme du Code du travail, une interview de Myriam El Khomri donnĂ© aux Echos a provoquĂ© un jeu de ping pong entre Matignon et l’ElysĂ©e. Photo ALAIN JOCARD/AFP
En 2016, Myriam El Khomri, alors ministre du Travail, accorde une interview au  Echos. Lors de la relecture, les conseillers du Premier ministre, Manuel Valls, ajoutent des Ă©lĂ©ments de langage (arguments tout faits dĂ©cidĂ©s pour  la communication). Notamment sur une phrase sensible. La ministre avait dit : « Je veux convaincre les parlementaires avec ce projet de loi, et je ne pars pas avec en tĂȘte l’idĂ©e de recourir au 49-3. » À la place, l’équipe de Manuel Valls Ă©crit : « Avec le Premier ministre, nous voulons convaincre les parlementaires de l’ambition de ce projet de loi. Mais nous prendrons nos responsabilitĂ©s. »
Un Ă©lĂ©ment de langage qui change le sens du propos. Alors que la ministre du Travail ne voulait pas recourir au 49-3, « Matignon a gommĂ© cette phrase pour faire planer la menace, commente Dominique Seux. L’ElysĂ©e a voulu lui aussi voir le texte. François Hollande ne voulait pas que la modification soit publiĂ©e. Il savait que ça allait mettre le feu aux poudres. »

Le magazine Society  a vĂ©cu une mĂ©saventure similaire. Et n’a pas cĂ©dĂ©. En novembre 2017, le prĂ©sident Emmanuel Macron entreprend un voyage en Afrique. Le bimensuel dĂ©cide de suivre le voyage. « Sur place, le journaliste a eu l’accord pour avoir une interview du prĂ©sident », raconte StĂ©phane RĂ©gy, rĂ©dacteur en chef de Society. Finalement, par manque de temps, l’interview se dĂ©roule en France, au tĂ©lĂ©phone.

L’entretien est envoyĂ© aux services de communication de l’ElysĂ©e, comme le journaliste s’y Ă©tait engagĂ©. « Les conseillers du prĂ©sident voulaient changer beaucoup de choses. On n’était pas d’accord, dĂ©clare StĂ©phane RĂ©gy. On a donc dĂ©cidĂ© de publier la version initiale. » La rĂ©ponse ne s’est pas fait attendre. L’ElysĂ©e indiquĂ© Ă  Franck Annese qu’il n’aurait plus d’interview du prĂ©sident durant le quinquĂ©nat. C’est en tout cas ce qu’a dĂ©clarĂ© le patron de So Press Ă  L’Opinion.

 

Society souhaite que les retranscriptions respectent le plus possible la conversation, avec un langage le plus dĂ©contractĂ© possible. Sans forcĂ©ment changer le sens, nombreux sont les politiques qui veulent enlever les tics de langage. StĂ©phane RĂ©gy, lui, « veut garder ces aspĂ©ritĂ©s qui font toute la force d’une interview. » Et de conclure : « A Society, c’est simple : soit on ne publie pas, soit on passe en force. »

La relecture, une trahison

La pratique de la relecture ne met pas le journalisme en valeur. Cela renforce le sentiment de connivence entre politiques et journalistes pour les lecteurs. « Je fais appel Ă  la dĂ©ontologie et Ă  l’éthique professionnelle du journaliste, s’exclame Emmanuel Poupard. Faire relire une interview c’est trahir les gens. » Le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du Syndicat national des journalistes (SNJ) rappelle que le journaliste exerce une profession et que le politique exerce une fonction. « Chacun son rĂŽle. Que les politiques nous laissent faire notre boulot. Nous ne sommes pas leurs chargĂ©s de communication ! » Emmanuel Poupard va plus loin dans la critique de cet usage : « Avec la relecture, la communication menace l’information. »

Les communicants veulent contrĂŽler la parole des politiques. Pour Patrick Eveno, prĂ©sident de l’Observatoire de la dĂ©ontologie de l’information (ODI), c’est dangereux. « Le journalisme et la communication s’affrontent lors de la relecture des interviews. Comme dans tous les combats, il y a un vainqueur. C’est malheureusement bien trop souvent la communication. »

 

Les politiques se servent de la tribune qui leur est offerte par la presse pour communiquer. Certains politiques veulent relire seulement pour Ă©viter les petites erreurs factuelles. Mais la plupart modifient leurs phrases et donc le sens de leurs propos. « Le journalisme c’est un bras de fer permanent. Les journaux ne doivent pas publier les interviews trop réécrites », s’insurge Patrick Eveno. Selon lui, quand un entretien est réécrit par un politique, cela ne peut pas ĂȘtre prĂ©sentĂ© comme de l’information. Pour lutter contre cela, les rĂ©dactions imposent donc des limites Ă  la pratique.

Au Monde, la charte de dĂ©ontologie est claire. « Les interviews ne doivent pas ĂȘtre relues par les personnes interrogĂ©es ou alors dans le seul but d’éviter toute erreur factuelle. » Pendant quelque temps, le quotidien mentionnait quand l’interview Ă©tait relue. « Ce texte a Ă©tĂ© relu et amendĂ© par l’intĂ©ressé », pouvait-on lire en bas de l’entretien. Le quotidien du soir ne le fait plus. Cet exercice de transparence Ă©tait mal compris. « Cela discrĂ©ditait l’interview. Le lecteur se demandait si l’entretien n’avait pas Ă©tĂ© caviardé », indique Emmanuel Poupard. Pour se protĂ©ger, Le Monde a donc inscrit une rĂšgle dans sa charte : « Si la personne interrogĂ©e modifie substantiellement la teneur de ses propos, l’auteur de l’interview peut, avec la direction de la rĂ©daction, refuser de publier l’entretien. »

De son cĂŽtĂ©, la charte Ă©thique de LibĂ©ration « accepte la relecture des interviews, pour Ă©viter toute erreur d’interprĂ©tation ». Pauline Moullot, journaliste pour Check News, l’entitĂ© de vĂ©rification de LibĂ©, explique que la relecture peut servir Ă  « lever un malentendu en reformulant une expression, vĂ©rifier et corriger des points techniques, ou attĂ©nuer des propos ».

Une nĂ©gociation entre journaliste et politique se met alors en place. « Chacun fait ce qu’il peut pour gagner sa bataille, prĂ©cise la journaliste. Les services du ministĂšre concernĂ© peuvent faire exprĂšs, par exemple, de renvoyer l’interview trĂšs tard pour que la rĂ©daction n’ait plus le temps de modifier Ă  nouveau derriĂšre. » Et comme au Monde, si les modifications demandĂ©es dĂ©naturent l’interview, « les journalistes et la direction de la rĂ©daction peuvent refuser de publier ».

Beaucoup de journalistes se dĂ©solent du recours trop habituel des politiques Ă  la relecture. Mais ils ne sont pas choquĂ©s par son utilisation. « Ce n’est pas aberrant qu’il y ait un droit de regard dans la mesure oĂč l’on retravaille la parole du politique en sĂ©lectionnant une partie de ce qu’il a dit », explique Muriel Pleynet. La rĂ©dactrice en chef du service politique du Parisien prĂ©vient les politiques. Le journal permet seulement une « relecture de courtoisie » qui ne permet pas de modifier les rĂ©ponses dans l’interview. La relecture semble tolĂ©rĂ©e par les journalistes dans la mesure oĂč l’entretien publiĂ© n’est pas la retranscription exacte de la conversation. Contrairement Ă  ce qui peut se passer en direct Ă  la radio ou Ă  la tĂ©lĂ©vision, l’interview en presse Ă©crite est en effet retravaillĂ©e.

Muriel Pleynet explique : quand une personnalitĂ© politique Ă©change pendant plus d’une heure avec un journaliste, Ă  la fin de la retranscription, ce dernier se retrouve avec beaucoup plus de signes que la place prĂ©vue pour l’entretien dans les colonnes du journal. « Si on se retrouve avec 15 000 signes alors qu’il y a la place pour 7 000, on choisit ce que l’on garde, le plus fort, le plus pertinent. En ce sens, faire relire une synthĂšse n’est pas scandaleux », conclut-elle.

La relecture ne choque pas non plus Dominique Seux. Le directeur dĂ©lĂ©guĂ© de la rĂ©daction des Echos et Ă©ditorialiste de France Inter parle « d’un intĂ©rĂȘt commun. Le politique est content d’avoir une interview dans un mĂ©dia puissant et vice et versa ». Dominique Seux se rappelle qu’un ancien ministre lui disait que « les journalistes ne se rendent pas compte des consĂ©quences des phrases ». L’argument peut se retourner contre les politiques qui sont maĂźtres de leurs propos.

 

« Il faut utiliser cette contrainte et la retourner en notre faveur »

Mariana Grepinet, journaliste politique Ă  Paris Match

« Dans un monde idéal, toutes les rédactions devraient mettre fin à la relecture »

Dominique Seux, directeur délégué de la rédaction aux Echos

« Ce n’est pas aberrant qu’il y ait un droit de regard dans la mesure oĂč l’on retravaille la parole du politique »

Muriel Pleynet, rédactrice en chef du service politique du Parisien

Quoi qu’il en soit, les politiques se sont emparĂ©s de la relecture. Un privilĂšge accordĂ© par la presse. Une assurance pour eux. « Il faut utiliser cette contrainte et la retourner en notre faveur », assure Mariana Grepinet. La journaliste politique de Paris-Match en profite, elle, pour muscler ses interviews. « Puisqu’ils relisent, j’enlĂšve les nuances car je sais qu’ils vont le faire. Mais, j’ajoute le off, des choses que la personne a pu dire de façon un peu informelle, qui donne de la force Ă  l’entretien. »

Selon elle, la pratique de la relecture permet aussi d’avoir moins de langue de bois dans la parole des politiques. « Ils savent qu’ils peuvent relire donc ils peuvent ĂȘtre plus libres, prĂ©cise-t-elle. Par contre, quand les politiques veulent enlever des Ă©lĂ©ments, je dis toujours non. »

Les journalistes ne sont pas obligĂ©s d’accepter les modifications proposĂ©es par les politiques. Comme partout, il y a des bons et des mauvais clients. « Najat Vallaud Belkacem réécrit vraiment tout. C’est insupportable. Je lui ai dit que l’on ne pouvait pas modifier Ă  ce point-là », confie la journaliste de Paris-Match. Mais la relecture n’est pas toujours demandĂ©e. Des politiques savent faire des rĂ©ponses courtes, intĂ©ressantes et pertinentes.

« Dans un monde idĂ©al, toutes les rĂ©dactions devraient mettre fin Ă  la relecture », glisse Dominique Seux. Pour Emmanuel Poupard, ce serait mĂȘme la seule solution car « les politiques ont besoin de nous pour transmettre leur message. Si toutes les rĂ©dactions disaient non Ă  la relecture, les politiques reviendraient vers nous ».

Certaines rĂ©dactions ont dĂ©jĂ  dĂ©cidĂ© de reprendre le pouvoir dans ce rapport avec les politiques. Les quotidiens rĂ©gionaux sont en premiĂšre ligne. La Voix du Nord a dĂ©cidĂ© en dĂ©but d’annĂ©e de mettre fin Ă  la relecture des interviews par les politiques. Pour Emmanuel Poupard, « la dĂ©cision du rĂ©dacteur en chef de La Voix du Nord, Patrick Jeankielewicz, est un modĂšle Ă  suivre et un excellent rappel Ă  la dĂ©ontologie ».

Dominique Seux est, quant Ă  lui, dubitatif : « Je pense que le rĂ©dacteur en chef de La Voix du Nord n’aura pas d’interview du Premier ministre de sitĂŽt s’il n’y a pas de relecture. » Patrick Jeankielewicz a pourtant rĂ©alisĂ© l’interview d’Edouard Philippe en fĂ©vrier dernier. Comme quoi, mĂȘme sans relecture, il peut y avoir interview.

« Les politiques qui imposent la relecture ne respectent pas les journalistes »

La Voix du Nord a décidé le 15 janvier 2018 de mettre fin à la relecture des interviews par les personnalités politiques. Une annonce faite  dans un éditorial par le rédacteur en chef, Patrick Jankielewicz.

 

Patrick Jankielevicz souhaite que ses lecteurs puissent lire une information libre et indépendante. Photo La Voix du Nord
Pourquoi la relecture des interviews par les politiques est si courante?

Patrick Jankielewicz. Une tolĂ©rance s’est installĂ©e. L’ancien rĂ©dacteur en chef de La Voix du Nord, Jean-Michel Bretonnier, m’expliquait que, dans la mesure oĂč l’on compacte la parole des politiques en coupant des passages, il faut leur soumettre le rĂ©sultat. Cette pratique m’a toujours paru Ă©trange. Il n’y a aucune raison de dĂ©former la parole de quelqu’un. Quand la parole des gens est entre guillemets, elle ne peut plus ĂȘtre changĂ©e.

Les politiques expliquent vouloir Ă©viter les erreurs. Est-ce toujours lĂ©gitime ?

 

P. J. Il y a vingt ans, les ministres jouaient le jeu. Ils demandaient une relecture mais ne corrigeaient presque jamais. Depuis quelques annĂ©es, les hommes politiques sont entourĂ©s de communicants qui profitent de cette tolĂ©rance pour faire de la réécriture. C’est insupportable. L’annĂ©e derniĂšre, La Voix du Nord a rĂ©alisĂ© l’interview d’un ancien ministre. EnvoyĂ© en relecture, le texte est revenu complĂ©tement caviardĂ© avec des corrections partout, des questions coupĂ©es et d’autres ajoutĂ©es.

Peut-on dire que la pratique est parfois une dĂ©rive journalistique ?

P. J. Quand les politiques sont en condition de direct Ă  la radio ou Ă  la tĂ©lĂ©vision, ils ne peuvent pas assister au montage. Les journalistes ne doivent pas l’accepter en presse Ă©crite. La relecture remet aussi en cause les longues interviews oĂč l’on parle de tout et de rien. J’en ai discutĂ© avec Xavier Bertrand. Je lui disais qu’il fallait interviewer les politiques sur des points prĂ©cis pour aller au fond des choses. Il Ă©tait tout Ă  fait d’accord.

La Voix du Nord a dĂ©cidĂ© de mettre fin Ă  la relecture des interviews par les politiques. Pourquoi maintenant ?

P. J. La question de la relecture revenait depuis plusieurs annĂ©es lors des conseils de rĂ©daction. Je suis devenu le rĂ©dacteur en chef le 1er octobre dernier. J’ai prĂ©venu que je mettrai rapidement fin Ă  cette pratique de la relecture. Ça c’est fait par hasard, en dĂ©but d’annĂ©e. Nous avons demandĂ© Ă  faire une interview du prĂ©sident Emmanuel Macron car il venait dans la rĂ©gion. Nous avons eu deux refus. Puis, l’ElysĂ©e nous a proposĂ© de faire l’interview du ministre de l’IntĂ©rieur GĂ©rard Colomb, Ă  condition qu’elle soit relue. C’était une belle occasion d’expliquer aux lecteurs ce qui se passe et de mettre fin Ă  la pratique.

Votre quotidien imposait une rĂšgle avant cela ou chaque journaliste Ă©tait libre ?

P. J. La question ne se posait tout simplement pas. On acceptait la relecture. C’était la pratique dĂ©cidĂ©e par le rĂ©dacteur en chef. A une Ă©poque, la presse rĂ©gionale a Ă©tĂ© fiĂšre d’accueillir des interviews de ministres dans ses colonnes. Les journaux se pliaient donc Ă  leurs exigences.Mais depuis quelques annĂ©es, de nouveaux communicants se sont emparĂ©s de la pratique pour réécrire les interviews. Elles deviennent aseptisĂ©es et inintĂ©ressantes.

L’ensemble de la classe politique demandait une relecture ?

P. J. Non, cette pratique est liée aux personnalités politiques de haut niveau. Les membres du gouvernement veulent que la presse fasse leur communication. Les journalistes ne sont pas là pour ça. Nous sommes les yeux et les oreilles des lecteurs qui nous achÚtent pour une information de qualité.

 

Quand la relecture devient réécriture, c’est toujours de la communication ?

P. J. ComplĂštement. C’est en ce sens que j’ai fait mon Ă©ditorial le 15 janvier. Imaginez que vous Ă©crivez et que quelqu’un est constamment derriĂšre votre dos en train de lire chaque phrase. Ce n’est pas sain dans la relation. La relecture des interviews est une pratique bien française. J’ai Ă©tĂ© interrogĂ© Ă  ce sujet par des mĂ©dias belges, allemands, suisses et espagnols. Ils n’en revenaient pas et me disaient que ça n’existait pas chez eux. C’est une docilitĂ© incroyable de la presse française. Ces petites habitudes et ces arrangements renforcent le sentiment de connivence entre journalistes et politiques que nous reprochent les citoyens.

Le fait d’y mettre fin, cela change-t-il le rapport entre journalistes et politiques ?

P. J. Le rapport change car les journalistes sont plus respectés. Les politiques qui imposent la relecture ne respectent pas les journalistes. Si les politiques ne sont pas contents, il existe le droit de réponse.

 

« Avoir des politiques pour avoir des politiques, ça n’a aucun intĂ©rĂȘt »

La fin de la relecture est-elle un gain d’indĂ©pendance pour le journaliste ?

P. J. Le journalisme s’interroge sur son avenir. Une chose dont je suis sĂ»re, les consommateurs d’informations voudront toujours une information indĂ©pendante. Et surtout pas une presse aux ordres. Quand les gens achĂštent le journal ou nous lisent sur le web, ils veulent du dĂ©cryptage, des explications, des commentaires, de la hiĂ©rarchisation de l’information. Les politiques ont plein de moyens de communiquer avec les rĂ©seaux sociaux ou les newsletters. Il faut qu’ils acceptent que, dans une dĂ©mocratie, la presse doit ĂȘtre libre et indĂ©pendante.

A vouloir s’affranchir de la pratique, ne coure-t-on pas le risque d’avoir moins d’interviews de politiques ?

P. J. Avoir des politiques pour avoir des politiques, ça n’a aucun intĂ©rĂȘt. Nous avons fait moins d’interviews de ministre, c’est vrai. Mais les lecteurs ne se dĂ©sabonnent pas pour autant. Nous avons plutĂŽt reçu des encouragements et des remerciements. Les lecteurs ne sont pas dupes. Les ministres font des confĂ©rences de presse Ă  Paris pour annoncer leurs mesures. En province, ils font le service aprĂšs-vente. Ils viennent nous reparler de choses que les lecteurs connaissent dĂ©jĂ .

Votre journal a t-il réalisé des interviews politiques depuis le 15 janvier ?

P. J. Oui. Avec Xavier Bertrand, ça a Ă©tĂ© un peu particulier. Le rendez-vous avait Ă©tĂ© fixĂ© avant mon Ă©ditorial du 15 janvier. Donc j’ai appelĂ© son service de communication en disant que les rĂšgles avaient changĂ©. Xavier Bertrand a acceptĂ©. On a rĂ©alisĂ© l’interview sur plusieurs jours en faisant du fact-checking. Il a Ă©tĂ© un peu surpris mais il a jouĂ© le jeu. DerniĂšrement, on a rĂ©alisĂ© l’interview du Premier ministre Edouard Philippe. C’est son cabinet qui a proposĂ© l’entretien. Ce qui est marrant c’est que La Voix du Nord n’avait plus rĂ©alisĂ© d’interview de Premier ministre depuis Edouard Balladur. Il a fallu attendre que l’on mette fin Ă  la relecture pour que l’on se retrouve une nouvelle fois Ă  Matignon.

La presse régionale se rebiffe

Usuelle dans la presse nationale, la relecture par les politiques est retoquĂ©e par la presse rĂ©gionale. Les journalistes de la Vienne et de l’Indre-et-Loire combattent ce qu’ils jugent ĂȘtre une dĂ©rive du mĂ©tier.

Jean-Pierre Raffarin relit ses interviews. « Dans le dĂ©partement de la Vienne, c’est le seul dont on accepte qu’il relise ses interviews », indique Arnault Varanne, rĂ©dacteur en chef de 7 Ă  Poitiers. L’ancien Premier ministre semble profiter de son statut. « DerriĂšre son cĂŽtĂ© tout gentil, il veut maĂźtriser toute sa communication dans la presse », explique Bruno Delion.

 

Petit-déjeuner de presse avec Jean-Pierre Raffarin. Photo Patrick Lavaud/La Nouvelle République
Le journaliste poitevin a toujours Ă©tĂ© choquĂ© par cette pratique. Il l’a dĂ©couverte lorsqu’il est arrivĂ© Ă  Centre Presse, en 2004. « J’ai rĂ©pondu Ă  un coup de tĂ©lĂ©phone de l’attachĂ© de presse de Jean-Pierre Raffarin, destinĂ© Ă  mon rĂ©dacteur en chef, se souvient-t-il. Il m’a dit que c’était d’accord pour l’interview. Je ne comprenais pas car l’entretien avait dĂ©jĂ  eu lieu. Devant mon dĂ©sarroi, l’attachĂ© de presse m’a expliquĂ© qu’il avait relu l’interview et qu’il n’allait pas faire de modification. »
A l’époque, Bruno Delion s’était Ă©mu de cet Ă©change. Lui n’a jamais fait relire un entretien Ă  un politique. « Pourquoi on accorde un privilĂšge aux personnalitĂ©s politiques alors qu’on ne le fait pas pour le boulanger du coin, s’interroge-t-il. Si je veux lire un tract politique, je vais ailleurs que dans un journal. »

L’ancienne dĂ©putĂ©e de la Vienne, VĂ©ronique Massonneau, ne fait pas dans la langue de bois. « Soyons sincĂšres, les politiques profitent de la relecture. » Elle n’a jamais réécrit un entretien car elle « respecte la libertĂ© de la presse ». Mais elle affirme que ce n’est pas « choquant de relire pour Ă©viter des approximations sur des sujets pointus ».

 

Véronique Massonneau. Photo Rombemel/CC
« Leur Ă©ternel argument est de vouloir Ă©viter les erreurs », s’agace Olivier Pouvreau, journaliste politique de La Nouvelle RĂ©publique Ă  Tours. Il refuse tout le temps. « Je suis trĂšs Ă  cheval sur ce principe-lĂ . Je ne fais jamais relire mes interviews. J’avoue l’avoir acceptĂ© une fois pour un prĂ©sident de l’AssemblĂ©e nationale. Et ça ne m’avait pas plu. » pour lui, « la relecture est inacceptable pour notre mĂ©tier ».

Bruno Delion partage son avis et ne comprend pas que la presse nationale accepte de se soumettre aux politiques. « Dans la mesure oĂč un politique valide ce qui paraĂźt dans le journal, nous devenons un organe de communication. C’est une pratique qui ne sert pas le mĂ©tier ». Et cela ne donne pas un bon message aux lecteurs.

A Poitiers, le maire Alain Claeys ne demande pas Ă  relire. « Il prĂ©fĂšre appeler le jour de la parution pour nous engueuler », raconte Bruno Delion en riant. Le service presse du maire peut utiliser son droit de rĂ©ponse pour apporter des modifications. Les deux chefs de cabinet du maire poitevin, David Karmann et Florent Bouteiller, expliquent qu’il « existe une relation de confiance entre les journalistes et la mairie de Poitiers » et qu’ils n’ont pas Ă  intervenir dans le travail du journaliste.

Arnault Varanne prĂ©fĂšre aussi cette relation saine. Le rĂ©dacteur en chef de 7 Ă  Poitiers s’élĂšve contre la pratique en gĂ©nĂ©ral. « DerniĂšrement, un patron d’entreprise m’a demandĂ© de relire mon article car il sait que dans les mĂ©dias, les politiques ont le droit de le faire, se rappelle-t-il. J’ai refusĂ©. Il m’a donc demandĂ© pourquoi j’étais Ă  la botte des politiques. »

 

Christophe Bouchet, maire de Tours, ne demande pas aux journalistes de la NR de relire ses interview
Car, dans l’imaginaire collectif, les journalistes servent les politiques en leur permettant de contrĂŽler leurs paroles. Ce n’est pas Ă©crit dans le marbre mais Arnault Varanne en a fait une rĂšgle dans sa rĂ©daction. « La relecture est interdite. On enregistre nos interviews politiques avec un dictaphone. L’enregistrement audio est une preuve des paroles prononcĂ©es par la personnalitĂ© politique. Il n’est pas question de se plier Ă  cette dĂ©rive du journalisme. »

A La Nouvelle RĂ©publique, Olivier Pouvreau sait que certains collĂšgues dans d’autres rubriques font relire leurs papiers. Le journal l’indique alors. « Je n’ai aucune envie de lire un entretien validĂ© par un interviewĂ©. L’article perd toute sa puissance », confie-t-il. En tant que journaliste politique, il refuse de « tomber dans de la communication ». Le nouveau maire de Tours, Christophe Bouchet, est un ancien journaliste. Il connaĂźt la pratique mais n’a jamais demandĂ© Ă  relire.

A La Nouvelle RĂ©publique toujours, en vingt-cinq ans de carriĂšre, le journaliste chĂątelleraudais, Franck Bastard, n’a jamais acceptĂ© une seule relecture. « Une relation de confiance s’instaure. Elle est liĂ©e Ă  la proximitĂ© car nous sommes le seul journal localement. » Le journaliste explique que, dans la mesure oĂč un journaliste retranscrit une interview avec objectivitĂ©, « le politique n’a pas Ă  avoir une bouĂ©e de sauvetage ».

En 2012, Pascale Moreau, vice-prĂ©sidente de la Vienne, l’a appris Ă  ses dĂ©pens. « Je me rappelle d’une polĂ©mique sur les repas sans porcs Ă  la cantine, se rappelle celle qui est aussi maire de La Roche-Posay. Beaucoup m’ont reprochĂ©e une sortie mal placĂ©e sur la laĂŻcitĂ© alors que ce n’était pas du tout le sens de mes propos. » Elle n’a pas de conseiller en communication. « J’aimerais bien pouvoir relire. On me dit qu’il existe le droit de rĂ©ponse. C’est vrai. Mais ça n’a pas du tout la force d’un titre d’interview qui fait le buzz. » Depuis, elle est moins spontanĂ©e.

Selon Franck Bastard, les politiques n’ont pas Ă  relire car ils sont maĂźtres de leur propos. « Beaucoup de citoyens pensent qu’en presse locale, il y a plus de connivence, indique-t-il. Mais nous tenons Ă  notre libertĂ© d’informer et Ă  notre indĂ©pendance. » Et Olivier Pouvreau de conclure : « La presse rĂ©gionale montre le droit chemin. La presse nationale devrait s’en inspirer. Il ne faut pas transiger avec l’indĂ©pendance du journalisme. »

Romain Pichon

@RomainPichon86
21 ans.
Étudiant en annĂ©e spĂ©ciale journalisme Ă  l’EPJT.
En stage cet Ă©tĂ© Ă  VĂ©lo Magazine (groupe L’Équipe).
Aimerait se lancer dans la presse sportive.