Les gardiens des cigognes
« Les cigognes font partie de l’héritage culturel de la région », affirme Seyfettin (sur le haut de la plateforme).
Depuis plus d’une décennie, la Turquie subit les conséquences du changement climatique. Sécheresse, déforestation, urbanisation, sévissent et n’épargnent personne, pas même les cigognes. Dans la région de Diyarbakir, l’association Kultur Bahcesi Dernegi lutte au quotidien pour la protection des oiseaux migrateurs.
Par Sarah Costes (texte et photos)
Pour ce reportage, Sarah Costes a reçu un prix Jeunes reporters pour l’environnement, catégorie « Ecoles de journalisme »
Aujourd’hui, la population de cigognes blanches a presque diminué de moitié dans la région de Diyarbakir », se désole Seyfettin Göküs, ce natif du coin de 56 ans. Pourtant, dix ans plus tôt, il avait pour habitude de les observer par centaines, déployer leurs ailes au-dessus de la ville. Mais le long cours d’eau a laissé la place à un ruisseau, les étendues d’arbres qui jalonnent la région ne sont plus que des fantômes. Bağacık, dans la région de Diyarbakir, au sud-est de la Turquie, est devenue une vallée escarpée et aride.
En ce début de matinée, les tracteurs déboulent dans un nuage de poussière. Les bénévoles s’affairent pour récupérer les pierres dans la remorque. En 2023, le projet « Building stork nests » (« Construire des nids de cigognes ») voit le jour. L’objectif ? Bâtir des plateformes de nidification artificielles nichées sur la colline de Bağacık.
« C’est avant tout la disparition des habitats qui cause l’effondrement de certaines populations », explique Gokhan Güler, professeur de langue turque, bénévole à l’initiative du projet. Le quadragénaire, accompagné de la vingtaine de volontaires venue pour ce jour significatif, assemble les pièces du puzzle en pierre.

D’abord, il faut ramasser les pierres qui serviront à construire la plateforme.
Asuman Göküs contemple, l’air nostalgique, la vallée. « Il y avait tellement d’eau avant, qu’on l’appelait le lac », se souvient l’étudiante en ingénierie. Âgée de 21 ans, la jeune femme, blouse rose pâle sur les épaules et voile noir sur les cheveux, est née dans le village. « Le réchauffement climatique a détruit les arbres dans lesquels les cigognes se réfugiaient », poursuit-elle.
Ces oiseaux, qui ont besoin d’endroits humides et de végétation pour se ressourcer et se reproduire, fuient de plus en plus la région parce qu’ils ne peuvent pas y survivre. Leurs nids massifs, construits en hauteur, souvent sur des poteaux électriques, des arbres ou des toits, subissent eux aussi les conséquences du changement climatique. Rareté des arbres, zones sèches, risques élevés d’incendies… les habitats naturels des cigognes deviennent de plus en plus rares. En février 2023, deux séismes particulièrement dévastateurs ont touché Diyarbakir, ce qui a renforcé leurs difficultés de viabilité.
Seyfettin et Asuman Göküs ont fondé, en 2016, l’association Kultur Bahcesi Dernegi, autrement dit Association des jardins culturels. Depuis cette création, le père et la fille, accompagnés d’une quarantaine d’habitants, ont mis en place des actions en faveur de la sauvegarde de la faune et de la flore de la région. Parmi elles, plantation d’arbres, collecte de déchets ou encore construction de barrages hydrauliques.
Mais voilà qu’en 2016, la cigogne blanche Ciconia ciconia a été évaluée pour la Liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) des espèces menacées, un inventaire mondial de l’état de conservation des espèces animales et végétales.

Tout le monde s’organise pour construire la colonne qui devra accueillir un nid de cigogne.
Classée à ce jour « préoccupation mineure », on la considère cependant comme menacée dans de nombreux pays, dont la Turquie. La taille de la population mondiale des cigognes blanches est estimée entre 700 000 et 704 000 individus, dont environ 35 000 dans le pays.
Chaque année, au mois de mars, les cigognes blanches migrent de l’Afrique pour traverser la Turquie et rejoindre l’Europe centrale l’été. Diyarbakir sert de halte migratoire pour ces oiseaux qui viennent se reposer et s’alimenter durant leur périple. « Cette région est l’une des premières destinations des cigognes avant d’aller
en Europe, confirme Jérémy Dupuy, ornithologue à la Ligue de protection des oiseaux. Le climat semi-aride, la présence de lacs et de rivières ainsi que la proximité avec l’Afrique sont essentielles à la reproduction de cette espèce. »
Outils en mains, femmes, hommes, enfants s’agitent au pied de la pile de pierres. À une quarantaine de minutes de route au sud du centre-ville de Diyarbakir, sur les hauteurs de l’Anatolie orientale, se dresse une trentaine de maisons dans « ce village où tout le monde connaît tout le monde ». Ils sont 950 habitants à vivre à Bağacık. La plupart appartiennent à la même famille, celle de Seyfettin et Asuman. Plus de cent ans que les Göküs logent dans cette zone à majorité kurde.
Oiseaux chanceux et porte-bonheurs
C’est à quelques kilomètres plus loin que les bénévoles ont entrepris la construction des plateformes de nidification de 3 mètres de haut.
Les cigognes, connues sous le nom de « cigognes pèlerines » parce qu’elles nichent parfois sur les dômes des mosquées, sont une sorte de totem. Ces grands oiseaux au long bec rouge, d’une envergure allant jusqu’à 2,15 mètres pour un poids de 4,5 kilogrammes, sont protégés par la loi turque : interdiction de tirer sur ces migrateurs planeurs, de braconner, de détruire leurs foyers.
Ici, les Turcs les considèrent « comme leur propre famille, assure Asuman Göküs. Tout le monde les aime, ce sont de gentils oiseaux chanceux et considérés comme porte-bonheurs ». La bénévole est inquiète à l’idée que « ce soit la dernière génération de cigognes de la région ».

Quand la plateforme est terminée, il faut confectionner un nid de branchages et de duvet qui sera déposé dessus.
Non loin de là, certains habitants arpentent le sol de l’immense champ de coton. Aylin a pour mission de le cultiver pour ensuite confectionner un nid de branchages et de duvet qui sera déposé sur le haut de la fondation en pierres. « Le lit de la cigogne. »
Résidente à Istanbul, la jeune dessinatrice de 29 ans est de passage dans le village pour aider ses amis. « Je veux contribuer au système écologique de la Turquie et prendre soin de ces animaux. Notre initiative commence à inspirer les villes alentour », s’enthousiasme-t-elle.
Lorsque le jour touche à sa fin, les volontaires de l’association Kultur Bahcesi Dernegi célèbrent la création du premier nid pour cigognes de Bağacık. La fatigue est palpable. Casquette à l’envers par-dessus ses cheveux bruns, Gokhan s’essuie le front après la dernière pierre déposée. Il sourit et assure : « On contribue à la vie de la nature, c’est une fierté. Maintenant, l’objectif est de sensibiliser davantage d’habitants pour encourager la conservation des cigognes. » Il aimerait construire au moins cinq nids sur la colline de son village avant l’arrivée du printemps prochain.
Les coulisses du reportage
En octobre 2023, j’ai eu l’opportunité de participer à un projet Erasmus+, à Diyarbakir, dans le Sud-Est de la Turquie, autour du programme « We’re building stork nests ». Pendant dix jours, j’ai fait équipe avec une quarantaine de participants venus d’Allemagne, d’Arménie, de France, de Grèce, du Portugal et de la Turquie. Au travers d’activités, de temps de réflexion en équipe, de partages interculturels, nous avons échangé et travaillé sur des problématiques environnementales qui touchent la région, notamment la conservation des cigognes blanches.
J’ai rencontré des habitants prêts à tout pour sauver ces oiseaux migrateurs qui « ont presque diminué de moitié dans la région ». Appareil autour du cou, j’ai capturé les moments phares de la construction de la première plateforme de nidification artificielles de trois mètres de haut : les gants enfilés aux mains des volontaires, leurs yeux admiratifs lors de l’apparition de la seule cigogne présente au mois d’octobre, ou encore leur exaltation lors de la fin de la construction.
Entre deux prises, je grimpais à l’arrière du tracteur, déposais moi-même des pierres sur la plateforme, déambulais dans le champ de coton à la recherche du meilleur lit pour les cigognes. Je me souviens de la dernière pierre déposée : tout le monde a applaudi. Nous venions de construire le premier nid du village d’une longue série !
Mon reportage traite de l’impact du réchauffement climatique sur les terres de la région ; souligne l’urgence de la situation ; et propose une solution pour lutter en faveur de la sauvegarde des cigognes.
Le reportage a également été publié dans Le Courrier des Balkans

Sarah Costes
Sarah-Costes
23 ans.
Journaliste pigiste en presse écrite et en photographie.
Passée par Libération, La Croix, Le Parisien.
Traite des sujets sociétaux, tout particulièrement les questions de santé, de justice et d’environnement.