Les eurosceptiques à la conquête de l’Europe
Photomontage : Anaïs Duvet
Le duel entre partis europhiles et eurosceptiques est au cœur des élections européennes du 26 mai. Très critiques envers l’Union européenne, ces derniers ont pourtant été les premiers à se lancer dans la campagne.
Par François Blanchard, Thibault Bruck, Margot Douétil
Photos : François Blanchard et Margot Douétil
Paradoxal des eurosceptiques qui souhaitent remporter les européennes ? Peut-être. Reste que ces élections revêtent pour eux une importance primordiale. Les partis eurosceptiques, de droite comme de gauche, ont tout intérêt à s’investir dans cette campagne.
Celle-ci leur offre d’abord une exposition médiatique à moindre coût. S’ils arrivent à atteindre le seuil fatidique des 3 % des suffrages exprimés. En effet, dans ce cas, ils bénéficient du remboursement des dépenses électorales (jusqu’à un certain plafond).
Ensuite, la présence d’élus européens au sein d’un mouvement, quel que soit son programme, lui confère davantage de légitimité.
La montée des partis eurosceptiques n’est pas une exception française. En Europe, de nombreux mouvements semblables sont déjà au pouvoir. L’Italie est gouvernée par la coalition du parti d’extrême-droite La Ligue et du mouvement antisystème 5 étoiles (M5S). En Hongrie, le Premier ministre Viktor Orban, du parti de droite Fidesz, tient un discours extrêmement virulent envers l’Union européenne qu’il juge « incapable de défendre l’Europe contre l’immigration ».
En Pologne, c’est le parti Droit et Justice (PiS), d’idéologie conservatrice, qui est à la tête du pays. Ailleurs, des partis ouvertement anti-Europe trouvent leur place dans des gouvernement de coalition. Le chancelier autrichien Sebastian Kurz dirige son pays avec des ministres du parti d’extrême-droite FPÖ.
Aux portes du parlement
Photo EPJT
Au parlement européen, les élus eurosceptiques sont nombreux mais dispersés. On en retrouve au sein de l’aile droite du Parti populaire européen (PPE) et parmi les Conservateurs et réformistes européens (CRE). L’Europe de la liberté et de la démocratie directe (ELDD), groupe du leader de la campagne pro-Brexit Nigel Farage, et l’Europe des nations et des libertés (ENL), classée à l’extrême-droite, sont aussi des groupes eurosceptiques.
La plupart des eurosceptiques sont des partis dits populistes qui se caractérisent par un rejet des élites. La technocratie bruxelloise représente à leurs yeux l’élite suprême, déconnectée des réalités et non-élue par le peuple. C’est donc la cible parfaite.
En France, les discours des partis eurosceptiques sont changeants, voire opportunistes. Beaucoup ont adouci leur programme pour séduire de nouveaux électeurs. Le casse-tête que représente le Brexit a douché les velléités de sortie de l’Union européenne. Celle-ci demeure une plongée dans l’inconnu qui effraie l’électorat. Y rester tout en la critiquant leur paraît plus profitable.
À gauche comme à droite, le mot d’ordre est désormais de changer l’Europe de l’intérieur. Pour Younous Omarjee, eurodéputé LFI, il faut être au parlement européen « pour mener des combats et parfois les gagner, comme nous l’avons fait avec la pêche électrique ».
Les fréquents changements de position de ces partis sur l’Europe perturbent certains militants. Chez la France insoumise, la rhétorique « plan A/plan B » n’est pas interprétée de la même manière par tout le monde.
Lors de l’élection présidentielle de 2017, Jean-Luc Mélenchon avait réclamé une renégociation des traités (plan A) et, en cas d’échec, un référendum sur la sortie de l’UE (plan B). Aujourd’hui, le plan B représente davantage une désobéissance vis-à-vis des traités européens, qualifiés d’ultralibéraux, mais tout en restant dans le cadre des institutions européennes.
« Si on est élus, ce n’est pas pour participer à cette arnaque. C’est pour avoir accès à certains dossiers uniquement accessibles aux parlementaires »
Philippe Conte, UPR
Sociologue et militant LFI à Tours, Pierre Bitoun admet des risques de confusion. « Sur les histoires de plan A et de plan B, il y a beaucoup de choses qui n’ont pas été suffisamment pensées, y compris par les insoumis eux-mêmes. » Lui-même considère comme probable l’échec des renégociations des traités et pense qu’il faudra, à terme, soumettre aux Français l’idée d’une sortie de l’UE.
Plus à droite, Nicolas Dupont-Aignan a, pour sa part, décidé d’abandonner la sortie de l’euro qu’il défendait en 2014. Si le Frexit ne figure pas dans leur programme, les cadres de Debout la France ne cachent pas leur admiration pour le Britannique Nigel Farage « qui a glorieusement mené la campagne du Brexit ». À l’instar d’autres partis eurosceptiques, ils ont choisi de mettre de côté la sortie de l’UE, pour des raisons électorales, mais le rêve d’une France totalement souveraine n’est jamais bien loin.
Depuis le débat raté lors de l’entre-deux tours de la dernière présidentielle, où elle avait enchaîné les approximations sur la sortie de l’euro, Marine Le Pen a mis de l’eau dans son vin. Son parti a lui aussi écarté la sortie de l’UE et de l’euro.
Le Rassemblement national se tourne désormais vers ses alliés européens favorables à la fermeture des frontières, comme le Premier ministre hongrois Viktor Orban ou le ministre de l’Intérieur italien Matteo Salvini. L’objectif ? Créer une autre Europe, une Europe des nations. « Nous avons aujourd’hui la possibilité de proposer une véritable alternative à la politique menée par le Parti populaire et le Parti socialiste européen », espère Stanislas de la Ruffie, conseiller régional RN Centre-Val de Loire.
Les partisans du Frexit inaudibles
Les partisans d’une sortie de l’UE sont aujourd’hui minoritaires et pèsent bien peu dans la balance des européennes. Seuls l’UPR de François Asselineau et les Patriotes de Florian Philippot militent aujourd’hui pour un Frexit pur et simple. Pourtant, aucune alliance entre les deux partis ne semble possible. L’UPR refuse de s’allier avec un parti issu d’une scission avec le Front national.
Philippe Conte, délégué régional adjoint de l’Union populaire républicaine (UPR) du Centre-Val-de-Loire, voit l’émergence des Patriotes d’un mauvais œil car elle tisse « un lien clair entre Frexit et extrême-droite ». Pour les européennes, il prédit « un combat à mort entre les deux listes ».
Réunion de la délégation d’Indre-et-Loire de l’UPR, à Saint-Avertin (37), le 26 janvier 2019.Photo : François Blanchard/EPJT
Au cœur du conflit entre les deux frères ennemis, une histoire de trahison. Un certain Thibaud Lanjon, alors secrétaire général de l’UPR, avait déposé à l’INPI les marques « Rassemblement pour le Frexit » et « Alliance pour le Frexit ». Partisan d’une alliance avec Florian Philippot, il a fini par rejoindre les Patriotes, emportant avec lui les deux appellations. L’UPR se retrouve contraint de trouver un autre nom pour leur liste européenne : ce sera « Ensemble pour le Frexit ».
Une opportunité médiatique à saisir
Le mouvement eurosceptique est donc très hétérogène. Mais s’il déteste tant l’UE, pourquoi jeter autant de forces dans la bataille ? Il a, en réalité, tout intérêt à s’investir dans cette campagne.
L’élection européenne représente une tribune qu’ils détournent pour fustiger la politique du président de la République. « Ces élections seront un référendum contre la politique d’Emmanuel Macron et celle de Jean-Claude Juncker, puisqu’il s’agit de la même chose », souligne l’eurodéputé France insoumise Younous Omarjee.
Le 14 mai, un conseiller régional La France insoumise d’Auvergne-Rhône-Alpes, Andréa Kotarac, a même appelé à voter « pour la seule liste souverainiste qui met en avant l’indépendance de la France et qui est la mieux à même de faire barrage à Emmanuel Macron, celle de Jordan Bardella ».
D’autres raisons, dont les partis font peu état, restent méconnues du grand public, comme la volonté de s’infiltrer dans l’appareil technocrate de Bruxelles. « Nous avons besoin d’eurodéputés pour recueillir des informations importantes sur les institutions et avoir accès à des rapports parlementaires confidentiels », explique Pierre Bitoun (LFI).
Un constat partagé par Philippe Conte, de l’UPR. « Si on est élus au parlement ce n’est pas pour participer à cette arnaque. C’est pour avoir accès à certains dossiers uniquement accessibles aux parlementaires. »
À chacun son parti, à chacun sa stratégie
Photo : Lucas Barioulet/AFP
Au delà de ces convergences, chaque parti eurosceptique possède ses spécificités dans la préparation des élections européennes.
Du côté de la France insoumise, elles se sont d’abord articulées autour de « Labos insoumis ». Il s’agit de réunions publiques lors desquelles chacun est libre de se rendre, militant ou non. Elles sont thématiques et s’organisent toujours de la même façon.
Tout d’abord un rappel du programme défendu par Jean-Luc Mélenchon, l’Avenir en commun, est fait par un militant. Puis les thèmes de souveraineté nationale, d’écologie, de fiscalité sont abordés avant d’être débattus par les militants présents. A Tours, le Labo sur l’Europe s’est tenu le 1er février dernier et a réuni une vingtaine de personnes.
Les éléments de langage vus à la télévision ou entendus à la radio sont largement répétés par les intervenants mais la parole de chacun est respectée. Même lorsque des désaccords se font jour. « Les choses ne se passeront jamais comme elles sont décrites dans notre programme, alerte un participant. Il y aura forcément un affrontement face aux libéraux, aux oligarques. »
Logiquement, aucune contradiction majeure n’est proposée par les militants d’un même parti dont le but est de mobiliser les électeurs à l’approche des élections européennes.
Pierre Bitoun se satisfait de l’indépendance accordée aux groupes d’actions locaux : « Le parti nous fournit du matériel, comme des flyers ou des stickers, mais n’impose strictement rien. Nous pouvons prendre nos propres initiatives ».
Du côté du Rassemblement national, c’est évidemment le sujet migratoire qui est mis en avant. Le coup d’envoi de la campagne a été donné par Marine Le Pen, à la Mutualité, à Paris, le 13 janvier. Le parti compte beaucoup sur ses jeunes militants de Génération nation (ex-FNJ). « C’est une spécificité du RN de donner la possibilité aux jeunes militants de faire leur preuve », explique Stanislas de la Ruffie. Cela ne concerne pas que Jordan Bardella, jeune cadre de 23 ans, tête de liste du parti. À Tours, c’est une étudiante de 19 ans, Héloïse Markowsky, qui a pris la tête de Génération nation 37.
De son côté, l’Union populaire républicaine (UPR) peine à récolter des voix. À Tours, le militant Philippe Conte regrette que la sortie de
Labo insoumis sur le thème de l’Europe,
à Tours (37), le 1er février. Photo : Margot Douétil/EPJT
l’UE ne soit pas un sujet davantage débattu et dénonce l’absence de couverture médiatique de son parti. « C’est difficile de faire rupture avec une idéologie europhile dominante », soupire-t-il. Il a cependant profité des réunions publiques organisées dans le cadre du Grand Débat national pour porter la voix de l’UPR.
Afin de partager ses idées, le parti mise surtout sur Internet : « C’est le seul véritable endroit de liberté ». L’UPR est d’ailleurs le parti politique français qui recense le plus de visites sur son site web, selon la compagnie de statistiques Alexa.
Leur présence numérique ne se résume pas au site site officiel. Ils opèrent également de façon masquée sur les réseaux sociaux pour diffuser plus efficacement leurs idées. Le Youtubeur Trouble Fait diffuse notamment des revues d’actualité mais prend soin de ne pas mentionner son appartenance à l’UPR.
Pour convaincre de nouveaux électeurs, l’UPR s’appuie également sur un travail de pédagogie. Le droit européen étant perçu comme complexe et inaccessible pour les non-spécialistes, ils entendent démontrer, articles des traités européens à l’appui, comment l’Union européenne asservit, selon eux, la France.
Des vidéos, en forme de cours, sont mises en ligne sur les différentes plateformes numériques de l’UPR. De nombreux militants tourangeaux ont d’ailleurs confié s’être « convertis » à l’UPR après avoir visionné en ligne les conférences de François Asselineau, candidat à la dernière élection présidentielle et tête de liste pour ces européennes.
Des élections défouloires
Photo : Loïc Venance/AFP
Cyril Crespin, politologue et enseignant en sciences politiques à l’université de Caen, souligne le caractère particulier du scrutin européen. Celui-ci se déroule sur un seul tour et obéit aux règles du scrutin proportionnel (seuil électoral de 5 %).
Ces élections rencontrent un faible succès auprès des citoyens qui ont l’impression qu’ils ne seront que peu impactés par les résultats. L’Union européenne apparaît comme une entité éloignée, sans lien direct avec leur quotidien. Les électeurs se permettent alors un vote plus extrême, comme le montre la victoire du FN en 2014. « Les élections européennes sont avant tout des élections défouloires », estime le politologue.
Jean-Michel de Waele, professeur de sciences politiques à l’université libre de Bruxelles, craint que ces élections soient de nouveau touchées par une forte abstention (56 % d’abstention en 2014) qui profitera aux partis eurosceptiques.
Il attribue aussi le désamour pour ces élections aux candidats. « Les têtes de listes ont du mal à s’imposer dans tous les pays. Ce sont des personnalités qui sont peu enthousiasmantes. Qu’elles soient de droite ou de gauche, elles ne font rêver ni les jeunes ni les personnes en difficulté. »
C’est dans ce contexte de défiance envers les appareils politiques que le mouvement des Gilets jaunes s’est invité dans la course aux européennes. En janvier, une potentielle liste Gilets jaunes avoisinait les 10 % dans les intentions de votes. Preuve que le scrutin européen n’est encore vu que par un prisme national par les électeurs français.
Jean-Michel de Waele pointe le déclin des partis politiques traditionnels partout en Europe mais reconnaît une exception française. « Le mouvement des Gilets jaunes n’a rien de comparable en Europe. Dans les autres pays, la droite et la gauche radicales sont plus à même d’encadrer les mouvements de protestation. En France, les organisations intermédiaires sont extrêmement faibles. »
Manifestante gilet jaune à Tours,
le 12 janvier 2019. Photo : Margot Douétil/EPJT
Le ras-le-bol qu’exprime le mouvement, bien qu’il ne concerne pas particulièrement l’UE, s’invite pourtant bien dans les élections à venir. Les partis eurosceptiques jouent eux-mêmes la carte de l’amalgame entre Gilets jaunes et Union européenne.
Le 12 février dernier, Florian Philippot, président des Patriotes et eurodéputé, a revêtu un gilet jaune au Parlement européen pour dénoncer les violences policières. Marine Le Pen, elle, a publié sur Twitter début janvier l’image d’un drapeau européen au fond jaune qu’elle présentait comme « l’étendard» de « l’Europe des peuples ».
Dans la rue, la question européenne peine à émerger parmi les revendications des manifestants. Au grand dam des partisans du Frexit, les griefs se cristallisent autour de la personne du président. Pourtant, les Gilets jaunes ont bien un avis sur l’Europe, mais le sujet ne semble pas être la priorité.
En début d’année, les sondages montraient qu’une liste Gilets jaunes pouvait siphonner l’électorat des partis eurosceptiques bien qu’ils aient massivement soutenu le mouvement. Ces derniers ont aussitôt réagi en annonçant vouloir placer des manifestants sur leur liste. Le président des Patriotes, Florian Philippot, compte dix Gilets jaunes dans ses rangs, dont Jean-François Barnaba, l’une des figures du mouvement. On en compte deux sur la liste UPR, un dans la liste de Nicolas Dupont-Aignan, mais aucun à la France insoumise ou au Rassemblement national, qui s’était pourtant dit prêt à en accueillir.
Paroles de gilets jaunes. Photo : Margot Douétil/EPJT
Jean-Luc Mélenchon avait pourtant avoué son admiration pour Eric Drouet, l’un des porte-paroles du mouvement. Ce dernier a même affirmé avoir été contacté par la France insoumise et le Rassemblement national pour figurer sur leur liste. Une information démentie par Marine Le Pen et par Alexis Corbière, porte-parole LFI.
Bien que ces partis s’en défendent, la récupération politique du mouvement reste tentante. Les eurosceptiques sont aujourd’hui prêts à tout pour conquérir l’Europe.