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Malgré une loi qui impose trois séances annuelles, l’éducation sexuelle en milieu scolaire est aujourd’hui quasi inexistante. Entre tabous, manque de moyens, résistance des parents et des associations ultraconservatrices, les blocages qui freinent une véritable application de cette loi en France sont nombreux.
Par Emma SIKLI et Noé GUIBERT
Mais pourquoi sont-ils si réticents à l’idée de recevoir ce type d’enseignements ? Est-ce le manque de sessions dès le plus jeune âge ? Le personnel est-il assez formé ? En ville, en campagne, en banlieue parisienne, les problématiques liées à cette thématique encore tabou en France sont nombreuses.
Une petite révolution a failli frapper les établissements scolaires en 2024. Failli. Prévu par le Conseil supérieur des programmes, un programme d’éducation sexuelle détaillé devait, pour la première fois, être proposé aux établissements, au même titre que les programmes de maths ou de français. La dissolution de l’Assemblée nationale et la composition d’un nouveau gouvernement a repoussé cette mesure. Dans le chaos politique du pays, cet événement est passé pour anecdotique.
2,7 séances par personne en moyenne
Depuis 2001, la loi Aubry impose au moins trois séances annuelles d’information et d’éducation à la sexualité dans les écoles, les collèges et les lycées français. Depuis vingt-trois ans, chaque ministre de l’Éducation nationale annonce de grandes mesures pour rendre effective cette loi.
Dernière en date, celle de mars 2024 faite par Nicole Belloubet. Ils’agissait de la mise en place de programmes dédiés, une première. Mais dans les faits, rien n’avance. Dans une enquête nationale de 2022, le collectif Nous Toutes exposait la faiblesse de cet enseignement qui correspond en moyenne à 2,7 séances par personne sur l’ensemble de la scolarité, contre la trentaine théoriquement prévue.
Lorsque ces séances ont lieu, elles montrent surtout l’ampleur du besoin. Catherine Delage est conseillère conjugale et familiale du centre de santé sexuelle de Bagnolet (Seine-Saint-Denis). Elle est la principale intervenante dans les établissements scolaires de la ville depuis vingt ans et, alors que les mesures politiques supposées améliorer l’éducation à la sexualité se multiplient, elle constate un recul inquiétant des connaissances des élèves. « Ils ont des connaissances tronquées, des connaissances internet. Ils sont principalement éduqués par la pornographie », regrette-t-elle.
Florence Lebegue, infirmière scolaire au collège Anna-de-Noailles (Larche, Corrèze) fait le même constat que Catherine Delage. Toutefois, elle précise que dans son établissement, « il y a bien trois séances d’éducation sexuelle par an ». Parmi la vingtaine de personnes interrogées dans cette enquête, elle sera la seule à témoigner de la bonne exécution de la loi de 2001.
“Il faut des heures et des moyens”
Pour ses interventions, elle « essaie de travailler plutôt avec des sages-femmes ou, du moins, des gens qui sont en contact avec ces questions tous les jours, qui sont sur le terrain ». Le plus important, c’est que l’intervenant soit agréé par le rectorat. Ce qui n’est pas le cas de tous, comme le Planning familial de Corrèze.
En mars 2023, les associations SOS Homophobie, Sidaction et le Planning familial ont annoncé attaquer l’État devant la justice administrative pour le contraindre à faire respecter la loi Aubry. Une démarche critiquée par Florence Lebegue : « Il y a beaucoup de reproches sur ce qui est fait et pas fait. Surtout sur ce qui n’est pas fait. Mais ce n’est pas parce qu’on ne fait pas intervenir le Planning familial qu’il n’y a pas d’autres choses qui sont faites. » Sans compter que pour faire intervenir le planning, c’est un budget : pas moins de 9 000 euros pour onze séances en classe de première, selon l’infirmière.
Le budget. Un des principaux arguments des établissements interrogés. Claire Fortassin est co-secrétaire du syndicat Snes-FSU du département de Seine-Saint-Denis et enseignante au lycée Gustave-Eiffel de Gagny.
Le projet de programme détaillé, supposé entrer en vigueur à la rentrée 2024, ne semble d’ailleurs pas convaincre. « Ce sera totalement insuffisant,
Pire, les classes de terminales n’en suivent aucune sur l’année. « Pour ma part, le problème n’est pas le manque de volonté. Mais ils ont un bac à la fin de l’année. On doit ajouter des créneaux, oui. Mais quand ? » soupire-t-elle. Et ce n’est pas le seul problème révélé par Jessica Nadal qui apporte plus de précisions sur la raison pour laquelle l’association Planning
Ce type de problèmes représente aussi une crainte pour les parents d’élèves. Certains sont réticents à l’idée que des cours d’éducation à la sexualité soient donnés à leurs enfants, en particulier au primaire. Nous avons rencontré les quatre maîtresses d’une petite école primaire de campagne en Dordogne, dans le village de La Feuillade. Ici, tout le monde se connaît. Les maîtresses entretiennent des relations de confiance avec les enfants mais aussi avec leur famille.
Catherine Eyheraguibel, maîtresse de grande section et CP, raconte que « des parents s’inquiètent. Ils ne veulent absolument pas qu’on parle de sexualité à l’école ni même de sentiments amoureux ». Le sujet est en fait légèrement abordé en classe de CM1 et de CM2 avec les premières notions de puberté, comme les règles. Et les premières éjaculations.
Une sujet compliqué pour Véronique Alloucherie, en charge de cette classe : « Je ne sais pas si c’est le fait d’être une femme qui fait que je suis moins à l’aise avec ça, mais j’ai toujours du mal à parler des premières éjaculations. Dans le programme c’est pourtant relié de cette façon : qu’est-ce qui fait que l’on devient un adolescent ? Les règles et les premières éjaculations. »
Elle rapporte d’autres propos tout aussi choquants qui justifient les agressions sexuelles. « Souvent, on me dit que si une fille est en mini-jupe, si on voit son ventre, si elle rentre tard, elle l’a bien cherché. En gros, elle n’avait qu’à rester à la maison. » La conseillère entame alors généralement un dialogue, souvent peu efficace. « Au lycée, je n’ai qu’une intervention. Je ne peux pas revenir sur les sujets en profondeur », déplore-t-elle.
L’an passé, Médiapart a dévoilé un rapport concernant l’établissement privé catholique Stanislas. Le document y décrit le mécontentement de certains parents vis-à-vis de l’éducation sexuelle, des propos homophobes récurrents et l’absence complète de certains aspects de l’éducation à la vie sexuelle et affective. « Un seul professeur assume
de traiter de contraception en quatrième et en troisième comme le prévoit le programme », indique notamment le document.
Ces manquements se retrouvent dans d’autres établissements privés catholiques. Mathis a réalisé toute sa scolarité au sein de l’institution Sainte-Thérèse, à Ozoir-la-Ferrière (Seine-et-Marne). Il affirme que les seules mentions de sexualité ont été « la partie reproduction chez les humains, au collège ». En dehors de cela, « aucun cours dédié à une vraie éducation sexuelle ». Ce qui réjouit les réfractaires qui exercent des pressions continues pour que l’école s’efface autant que possible de l’enseignement à la sexualité. Un des aspects les plus inquiétants de ces groupes réfractaires est sans doute leur organisation et l’ampleur de leurs
actions. La fabrication et la diffusion de fausses informations font notamment partie de leurs principales armes.
C’est souvent l’obstacle le plus agressif que rencontre l’éducation sexuelle : le conservatisme religieux. Le groupe scolaire Irène-et-Frédéric-Joliot-Curie de Bagnolet (Seine-Saint-Denis) en a fait les frais l’année dernière. Julien Allanic, professeur des écoles, organise des séances d’éducation à la vie sexuelle et affective depuis plus de dix ans. « Nous avons une importante population musulmane à Bagnolet et au sein de l’école. Jusqu’alors, cela n’avait jamais posé de problèmes. Et puis, l’année dernière, cela nous est tombé dessus. C’était un déchainement. Cela a duré deux mois. Il y a eu énormément de rumeurs qui ont circulé, comme quoi on apprenait aux petites filles à se masturber, à faire des fellations… », raconte-t-il, encore troublé.
Une éducation nationale bien faible
Pendant plusieurs semaines, des mails incessants de parents sont venus inonder la boîte mail de l’école. La religion n’est jamais présentée comme la raison de la colère mais semble bien en être une des sources. « Les parents venaient se plaindre toutes les semaines, sans jamais mentionner la religion. Seule une mère d’élève est venue me voir en m’expliquant : “Vous savez, nous, on est musulmans, ce n’est pas possible de parler de ces choses là”. »
Face à ces événements, le soutien de l’Education nationale lui a paru bien faible. Charge donc à l’école d’éteindre les flammes qu’elle a déclenchées en osant enseigner la vie sexuelle et affective. L’établissement prend pourtant des précautions depuis maintenant plusieurs années et ne prévient plus les parents des dates des séances pour éviter l’absentéisme. « Une fois, la date de l’intervention a fuité quelques jours avant. Il y a eu 7 ou 8 absences le jour J », raconte Julien Allanic.
Néanmoins, les séances en elles-mêmes se déroulent toujours bien, selon Catherine Delage. Même si elle explique ensuite entendre très régulièrement des propos extrêmes comme : « Les homosexuels sont des débiles qu’il faut éradiquer, ils ne sont pas normaux. » Elle précise que ces idées sont « largement, très largement partagées » chez les jeunes garçons des établissements dans lesquels elle intervient.
« Aucun cours dédié à une vraie éducation sexuelle »
Mathis
Cette polémique et la montagne de fausses informations qui l’accompagne ne se sont pas arrêtées à la frontière. La loi Evras a également fait polémique en France. Il faut dire qu’elle y a trouvé un terrain déjà habitué à la propagation de rumeurs à ce sujet.
Ces discours sont portés par de nombreuses associations dont l’objectif est soit disant de protéger les enfants. Elles sont pour certaines coutumières des fake news puisqu’elles sont initialement nées autour de théories complotistes antivax lors de l’épidémie de Covid-19.
Liées les unes aux autres, ces associations sont aussi, pour certaines, rattachées à des mouvements politiques d’extrême-droite. L’association Parents vigilants a ainsi été créée par le parti Reconquête, tandis que le fondateur de celui-ci, Éric Zemmour, et la présidente du groupe Rassemblement national à l’Assemblée, Marine Le Pen, sont encensés par l’association SOS Education.
De l’islam radical à la droite conservatrice, les mêmes rumeurs se propagent. Le « wokisme », « l’idéologie transgenre » et autres pseudo notions sont dénoncées sur les réseaux sociaux et circulent dans des boucles de parents d’élèves.
Jamais de preuves ni de sources
Un rapport de l’association Parents vigilants, régulièrement actualisé, cite de nombreux cas, soit disant concrets, d’événements présentés comme des dérives. Ils sont listés sous la forme de témoignages anonymes de parents ou de professeurs. Mais rien ne permet d’affirmer leur véracité. Contactée, l’association n’a pas souhaité avancer de preuves.
Sur ses réseaux sociaux, Parents vigilants clame en revanche ses victoires en listant les établissements où ils auraient remportés ces succès. Ce qui permet de vérifier les informations diffusées. Ainsi, d’après eux, l’école de La Nativité, à Aix-en-Provence, institution privée catholique, aurait retiré certains livres de son CDI après les actions de Parents vigilants. Contacté, l’établissement explique n’avoir jamais entendu parler de cette affaire. Et pour cause : « Il n’y a pas de CDI à La Nativité ». Il était à ce moment-là en cours de construction. De manière générale, ces associations avancent nombre de témoignages et de chiffres sans jamais apporter de preuves ni de sources.
Si tant d’acteurs freinent la mise en place d’une éducation à la sexualité en milieu scolaire, c’est que la situation a eu le temps de s’enkyster. Les innombrables défaillances ne semblent pas pouvoir être sauvées par un nouveau programme. Vingt années de mesures inefficaces n’ont jamais fait vaciller le tabou qui pèse sur la question et les lacunes se creusent à mesure que les élèves s’éduquent seuls.
Noé Guibert
Étudiant en journalisme à l’EPJT
Passionné par le sport et l’histoire.
Passé par les sports de La Nouvelle République et la locale de Falaise de Ouest-France.
Aime le local, le national, le monde…
Emma Sikli
Étudiante en journalisme à l’EPJT
Passée par Radio Campus Tours, Hikari Presse et Podcastine.
Passionnée par la culture et les faits-divers.
Aspire à devenir réalisatrice de documentaire.