Lectures
en tout genre

Miss Raven Divine Cassadine et Mr. Red Ribbon Dylan lisent des histoires aux enfants une fois par mois dans la bibliothèque de Huntington Woods. (Photo : Bibliothèque de Huntington Woods)

Juin est le mois des fiertés. Chaque ville organise sa propre marche. Mais dans certaines cités, comme dans cette banlieue de Détroit, la fierté ne se limite pas à défiler une fois l’an. Chaque mois, Miss Raven Divine Cassadine se rend à la bibliothèque pour conter des histoires aux enfants. Et, malgré les critiques, ces rendez-vous sont très prisés.

Par Louise Baliguet, à Détroit, États-Unis

Nous republions cette enquête, réalisée au printemps 2019, en hommage à Louise Baliguet qui nous a quitté le 19 avril. Au revoir Louise…

À Huntington Woods, les activités lecture ne passent pas inaperçues. Ce samedi après-midi, ils sont environ 200 à manifester devant la bibliothèque municipale de cette petite banlieue de Détroit. D’un côté, une dizaine d’activistes religieux et quelques résidents mécontents. De l’autre, une foule qui exprime son soutien au Drag Queen Storytime.

Le Drag Queen Storytime ? Ce sont des sessions de lectures destinées aux enfants accompagnés de leurs parents. Elles ont lieu une fois par mois. Le duo de lecteur est quelque peu atypique : Raven Turner et Dylan West sont des [simple_tooltip content=’Travesti excessivement maquillé et vêtu de manière extravagante’]drag-queens[/simple_tooltip].

Les soutiens et opposants au Drag Queen Storytime se font face devant la bibliothèque de Huntington Woods, le 26 janvier 2019. (Vidéo : Louise Baliguet/EPJT)

Pantalon treillis, mégaphone à la main, un membre de l’organisation religieuse Warriors for Christ crie à « l’abomination ». Bryan Peden n’est pas venu en voisin. Il a conduit pendant quatorze heures, depuis Jackson dans le Mississipi, soit un peu plus de 1 500 kilomètres, pour protester contre le Drag Queen Storytime. « Ils endoctrinent nos enfants. Ils détestent Dieu, ils nous détestent », s’exclame-t-il. Ce n’est pas la première fois qu’il prêche pour sa vision du monde. Son groupe d’activistes religieux a déjà protesté contre d’autres événements du même genre aux États-Unis.

En face, la foule brandit des drapeaux couleur arc-en-ciel ou des pancartes bigarrées qui rappellent l’importance de la lecture et de l’inclusion. « Je ne crois pas en ce dieu pour lequel ils prêchent », lance Bridget Hutt. Cette résidente d’Huntington Woods est venue soutenir l’activité lecture avec sa fille Eva. Celle-ci a récemment découvert sa bisexualité. « J’ai été élevée dans une famille très chrétienne dans le sud du Texas, explique sa mère. Pourtant, je crois qu’il faut accepter les personnes telles qu’elles sont. »

Bridget Hutt et sa fille Eva expriment leur soutien au Drag Queen Storytime en manifestant devant la bibliothèque d’Huntington Woods. Photo : Louise Baliguet/EPJT

Une vision partagée par Raven Turner, plus connue sous son nom de scène Raven Divine Cassadine. « Ce programme enseigne la diversité, l’acceptation de soi et des autres et les fondamentaux de la lecture : un grand bol de connaissances et un moment amusant pour les enfants », affirme-t-elle.

Raven participe et coordonne le Drag Queen Storytime depuis ses débuts, en décembre 2017. La municipalité de Huntington Woods la décrit comme la « leader et mentor de la communauté drag de Détroit ».

Elle a grandi ici-même, à Huntington Woods, et est diplomée de la Berkley High School, le lycée de la ville voisine. « Je faisais mes devoirs dans cette bibliothèque », se souvient Raven. Lorsque la directrice des services Jeunesse de la bibliothèque l’a contactée en vue de créer le Drag Queen Storytime, elle a accepté sans hésiter. « Je me sens vraiment honorée de faire partie de ce programme et de rendre service à ma communauté. »

Joyce Krom, directrice du service Jeunesse de la bibliothèque d’Huntington Woods, et Bob Paul, le maire de la ville, tiennent une conférence de presse sur le Drag Queen Storytime le 26 janvier 2019. Photo : Louise Baliguet/EPJT

Rapidement, et grâce au bouche-à-oreille et à la médiatisation, l’activité devient très prisée des familles de la banlieue. Pour y participer, il faut souvent s’inscrire sur une liste d’attente d’une centaine de personnes. « Cet événement est le plus demandée de la bibliothèque », affirme Bob Paul, le maire de la ville. Il rappelle le soutien porté à ce programme par sa municipalité : « Nous pensons qu’il est en accord avec les valeurs de notre communauté. Si vous ne pensez pas de la même façon, ce n’est pas grave. Le programme est 100% optionnel. »

Fin 2018, un conseil municipal s’est réuni pour débattre de la poursuite de l’activité. Dans une salle «trop petite pour le nombre de personnes présentes» selon le Detroit Free Press, les opposants au programme ont été finalement peu nombreux et peu crédibles en l’absence de leur représentant principal. La commissaire municipale, Allison Iversen, à l’origine du débat, venait tout juste de présenter sa démission.

L’écrivaine Michelle Tea est à l’origine du concept qui a évolué en un réseau mondial.  Elle explique la genèse du projet jusqu’à sa concrétisation en 2015, à San Francisco.

« Il y a de nombreuses années, le bébé d’un de mes bons amis était obsédé par un magasin de perruques de mon quartier où de nombreuses drag-queens se procuraient des perruques géantes aux couleurs pastel façon Marie-Antoinette. Il avait alors 3 ans. Sa mère m’a dit : “Je devrais inviter une drag-queen pour sa fête d’anniversaire, il adorerait ça.” L’idée que des drag-queens puissent divertir des enfants m’est en quelque sorte restée dans ma tête. Quand j’ai eu mon propre enfant, j’ai commencé à participer à des lectures d’histoires avec lui. Par défaut, ces espaces reflètent l’hétérosexualité. Pour moi, c’était bizarre et un peu ennuyeux d’être dans de tels espaces après une vie dans les espaces créatifs queers. RADAR Productions, l’organisation littéraire queer à but non lucratif que je dirigeais, demandait à l’époque une subvention pour un programme intitulé Queering the Castro, qui visait à ramener un esprit queer dans un quartier dominé par la culture gay assimilationniste, la gentrification intense et des habitants hétérosexuels imposant leurs valeurs au quartier. En cherchant des sites disponibles, j’ai commencé à me demander ce que nous pouvions faire à la bibliothèque. Il me semblait que c’était un endroit idéal pour faire quelque chose de familial, tout en ne se réduisant pas à une vision cisgenre. Les drag queens n’étaient rien d’autre que les créatures magiques parfaites pour ce projet. » 

Parmi les détracteurs du programme, ils sont plusieurs à questionner la présence d’une drag-queen en dehors de son lieu de représentation habituel. Steven Zimberg, résident de Huntington Woods, était présent à la manifestation du 26 janvier. Il estime que «les enfants doivent rester des enfants» et que les drag-queens devraient plutôt «se concentrer sur le divertissement des adultes ».

La plupart du temps, Raven Turner, vedette du Drag Queen Storytime, fait en effet son show dans les bars de Détroit. En mars 2019, on la retrouve au Woodward Bar & Grill, un établissement gay de la [simple_tooltip content=’Surnom de Detroit en raison de son industrie automobile’]Motor City[/simple_tooltip]. Dans sa loge, qui a tout du cagibi, elle se prépare avant sa performance. Playback sans fautes, danse énergique et tenues extraordinaires font la recette de son succès. Dans le bar, on ne cesse de l’interpeller. Elle semble connaître tout le monde.  

Raven Divinne Cassadine se produit dans de nombreux bars de Détroit dont le Woodward Bar & Grill. Photo : Louise Baliguet/EPJT

Cela fait environ dix-sept ans qu’elle appartient à ce milieu. Le spectacle est devenu son métier. À ses débuts, elle était Raven Divine Cassadine sur scène et Andrew Calvin Turner dans la vie de tous les jours. Ce n’est qu’il y a un an qu’elle a commencé sa transition pour devenir une femme transgenre et a adopté le prénom Raven.

Pour autant, ce changement personnel ne modifie en rien sa passion et son talent pour les performances drag. « C’est une forme d’art, un exutoire pour ma créativité, affirme–t–elle. N’importe qui peut faire des drag-shows. »

Ce show est « une forme de théâtre qui explore la notion de genre », explique Joe E. Jeffreys qui étudie dans son cours l’émission de télévision « RuPaul’s Drag Race » à l’université The New School de New York. La star d’un drag-show exagère un trait spécifique à un genre, parfois celui auquel elle s’identifie.

« Un homme peut imiter un homme, une femme peut imiter une femme, un homme peut imiter une femme et une femme peut imiter un homme », précise l’enseignant-chercheur. Le terme drag-king est d’ailleurs utilisé pour décrire quelqu’un qui imite un genre masculin. Mais drag-queen s’impose comme terme générique en raison de sa plus grande popularité et de sa visibilité.

Il existe également une nouvelle tendance où aucun des deux genres n’est parodié. « L’idée est de créer son propre personnage fantastique, un peu comme dans le [simple_tooltip content=’Activité consistant à se costumer en personnage de fiction’]cosplay[/simple_tooltip] finalement », compare le professeur.

« Faire des drag-shows, c’est comme mettre un uniforme quand on travaille au bureau de poste, explique Raven. À vrai dire, je suis une personne plutôt calme et réservée au quotidien. » Chez elle, elle est « juste Raven », ne se maquille pas et coiffe ses cheveux en une simple queue de cheval. Sur scène, elle se lâche et devient Raven Divine Cassadine.

Elle s’est passionnée pour le spectacle bien avant de faire des drag-shows. À 5 ans, elle démarrait l’apprentissage de la danse classique. Un an plus tard, elle découvrait son engouement pour le chant et rejoignait la chorale de son église.

Aujourd’hui, son métier lui permet de voyager aux quatre coins des États-Unis. Elle s’est produite de nombreuses fois dans l’Ohio, l’État voisin du Michigan où se trouve Détroit, mais aussi en Caroline du Nord et du Sud, dans l’Arkansas, le Tennessee, l’Indiana, l’Oklahoma et le Texas. « Je suis très occupée », sourit-elle. Elle a également remporté une trentaine de titres, dont celui de Miss Motor City Pride l’an passé.

Le 28 mars 2019, c’est au Diva Show que se produit Miss Raven Divine Cassadine. Elle y interprète Donna Summer sur la musique de « Last Dance ». Vidéo : Louise Baliguet/EPJT

Avec la popularité du « RuPaul’s Drag Race », l’art du drag a pris une dimension nationale (voir internationale grâce à Netflix) et intéresse des populations plus diverses. « Environ 60 % de l’audience de l’émission est en réalité constituée de femmes, vraisemblablement hétérosexuelles », estime Joe E. Jeffreys. La popularité grandissante des icônes gays est aussi visible grâce au phénomène « Queer Eye » , sur Netflix également. L’émission de relooking est menée par des présentateurs queer dont tout le monde parle aux Etats-Unis.

«Les gens ne passent pas les portes des bars gays pour voir leurs drag-queens locales.»

Joe E. Jeffreys, spécialiste de l’histoire des drag-queens

Raven aime rappeler que « ce ne sont que des show télés. Être une drag-queen dans un bar local est très différent du « RuPaul’s Drag Race » dont l’objectif est de faire de l’audience ».

En effet, le plus souvent, la fascination pour les drag-shows reste cantonnée à la télévision. « Les gens ne passent pas les portes des bars gays pour voir leurs drag-queens locales, probablement parce que les drag-shows ont souvent lieu tard dans la nuit », précise Joe E. Jeffreys.

La popularisation du mouvement drag queen passe avant tout par leur présence dans des espaces grand public. Outre les Drag Queen Storytime qui ont lieu dans les bibliothèques ou les écoles, le [simple_tooltip content=’un événement dans lequel des queens se produisent devant un public tout en déjeunant‘]drag brunch[/simple_tooltip] gagne en popularité. « Pour certaines personnes, c’est un endroit où l’on se sent confortable, peut-être même un restaurant que l’on connaît », poursuit le professeur.

À Détroit, Raven se produit de temps à autre lors de brunches au Backstreet at Large. Mr. Red Ribbon Dylan (ou Dylan West), le deuxième visage du Drag Queen Storytime de Huntington Woods, a lui aussi initié un drag brunch au Axle Brewing Co, à Ferndale, dans l’agglomération de la [simple_tooltip content=’Surnom donné à Détroit en raison de son passé de cité de l’industrie automobile’]Motor City[/simple_tooltip].

Mais cette nouvelle popularité crée aussi le rejet. Pour les détracteurs du Drag Queen Storytime, les drag-queens ne devrait pas se retrouver dans des lieux fréquentés par des enfants.

Pourtant, l’expérience du Drag Queen Storytime n’a pas grand chose à voir avec un drag-show. Andrea Jean a participé à l’événement contesté du 26 janvier avec son fils Adam, 4 ans. Elle n’avait jamais assisté à un drag-show auparavant mais elle souhaitait que son enfant comprenne « que le monde est plus que le petit groupe de personnes homogènes que nous avons l’habitude de voir ». Elle dit  apprécier que l’activité ne se concentre pas sur le fait d’être une drag-queen : « C’était  simplement de belles histoires avec un

Le 26 janvier, le Drag Queen Storytime affichait complet. Les places ont été réservées plusieurs semaines à l’avance. Photo : Bibliothèque de Huntington Woods

message positif sur l’acceptation de soi. »

Cheryl Willard a également pris part au Drag Queen Storytime le 26 janvier. Venue davantage pour supporter le programme que pour éduquer sa très jeune fille Mona, 18 mois, elle parle « d’une merveilleuse série d’histoires lues calmement. »

Sara Wiener est assistante sociale dans une clinique pédiatrique de Ann Arbor, à une heure de voiture de Détroit. Au quotidien, elle discute avec des jeunes qui ont une identité de genre différente de celle de leur sexe. Son but est de les aider à se comprendre et à s’accepter. Elle estime que les enfants peuvent comprendre le concept de genre à partir de 2 ans et demi. Pour elle, il n’est jamais trop tôt pour parler des différences humaines : « De nombreux jeunes que je rencontre pensent être les seuls dans leur cas. Ils ont l’impression d’être dans l’erreur et peuvent se sentir étranges et isolés. »

« Je vais me battre pour le Drag Queen Storytime, quoi qu’il arrive. »

Raven Turner

Au tout premier Drag Queen Storytime, Raven se souvient avoir rencontré une fillette de 9 ans qui venait de démarrer sa transition vers une identité de garçon. Elle raconte que la mère de la jeune fille a fondu en larmes, de joie, et l’a remerciée pour « avoir enfin donné à sa fille un modèle qu’elle peut regarder de manière positive ». Cette rencontre a donné à Raven l’envie de se battre pour ce programme, « quoi qu’il arrive ».

Son neveu, 9 ans lui aussi, est un moteur de sa détermination. Elle reconnaît cependant que l’exercice est difficile. « Au club, si les gens n’aiment pas quelque chose, ils ne disent rien. C’est beaucoup plus effrayant de lire devant des enfants qui, eux, ne se gênent pas pour te dire ce qu’ils pensent de toi », avoue-t-elle.

À Huntington Woods, le programme continue, une fois par mois. Médiatisée nationalement, Raven est plus demandée que jamais mais campe sur les valeurs que son église lui a transmises. Elle dit avoir été approchée par plusieurs personnes qui souhaitaient exploiter le concept pour se faire de l’argent. Mais elle ne veut conter des histoires « que par bonté de cœur ».

Aujourd’hui, alors que se déroule un peu partout dans le monde les marches pour la fierté gay, la communauté LGBT américaine dénonce un recul de leurs droits aux États-Unis. En mai, le ministère américain de la Santé a annoncé l’abrogation d’une clause protégeant les personnes transgenres de discriminations dans le système d’assurance-santé. Et l’administration Trump a refusé à ses ambassades le droit d’ériger le drapeau arc-en-ciel à leur fronton.

Dans le même temps, le programme a démarré à la bibliothèque de Ferndale, une cité voisine. Raven espère que ce genre d’événement pourra aider à changer la donne politiquement. « C’est un moyen de ne plus avoir de gens comme Trump dans les parage », lance-t-elle, un peu inquiète de s’exprimer publiquement sur le sujet mais résolue, sans aucun doute.

Louise Baliguet

@LouiseBaliguet
22 ans
En licence professionnelle télévision pour l’EPJT
à la Wayne State University, à Détroit (Etats-Unis).
Passée par Ouest-France Nantes, TVRennes, AFP Los Angeles et PBS Detroit. 
Passionnée par la musique, l’art, l’écologie et le documentaire.