Le combat des pacifistes
En Corée du Sud, refuser deffectuer le service militaire obligatoire est passible d’emprisonnement. En conséquence, près de 20 000 jeunes, pacifistes ou religieux, ont fini derrière les barreaux. Le 1er novembre 2018, la Cour suprême a acquitté pour la première fois l’un d’entre eux. Une victoire pour ces objecteurs de conscience, même si beaucoup reste à faire.
Par Théo Lebouvier à Séoul, Corée du Sud
Illustrations : Sylver
Ce verdict n’aura été possible que grâce à la patience de mes 20 000 prédécesseurs et collègues. » Tels sont les mots qu’a choisi de prononcer Oh Seung-hun, le 1er novembre 2018, à la sortie du tribunal. L’homme de 34 ans, rayonnant, sort victorieux d’une bataille judiciaire qui aura duré plus de quatorze ans. Ses « prédécesseurs et collègues » à qui il dédie ces premiers mots sont, comme lui, objecteurs de conscience. Comme lui, ils ont fait face à la justice pour défendre leur refus de prendre part au service militaire, obligatoire en Corée du Sud. Comme lui, ils sont pour la plupart témoins de Jéhovah. Mais il est le seul à avoir gagné son procès.
Depuis 1957, le service militaire sud-coréen est le passage obligatoire pour tous les jeunes hommes du pays. Ils sont environ 26 000 chaque année à être appelés. Pour ceux qui s’y refusent, c’est une peine pouvant aller jusqu’à trois années de prison. Ces objecteurs de conscience, qui refusent de prendre les armes pour des raisons éthiques ou religieuses, sont plusieurs centaines chaque année à se retrouver derrière les barreaux. L’Administration des effectifs militaires (MMA), estime à 2 500 le nombre d’objecteurs de conscience emprisonnés ces cinq dernières années. Selon un article du professeur Kwang Suk Yoo de la Hanyang University, en 2017, 92,5 % des objecteurs de conscience dans le monde sont Sud-Coréens.
La décision concernant Oh Seung-hun est donc historique. Pour la première fois dans l’histoire du pays, la Cour suprême décide qu’un individu peut « également rejeter le service militaire obligatoire pour un motif d’objection de conscience et ne pas être puni en conséquence ». La sentence qui a aussitôt eu un effet domino : le 30 novembre 2018, 58 autres objecteurs de conscience (dont 57 témoins de Jéhovah) ont été libérés. Tous ont déjà purgé un tiers de leur peine. Le cas de plus de 900 objecteurs de conscience en attente de jugement a été mis en suspend et la libération de la totalité des détenus est attendu dans le courant de l’année.
Oh Seung-hun, les 58 jeunes hommes et tous les prochains objecteurs libérés auront à effectuer un service alternatif, adapté à leurs convictions. Il sera mis en place d’ici la fin de l’année. Ce service alternatif a été confirmé en juin 2018 lors d’une audience historique de la Cour constitutionnelle, dix ans après le premier débat sur le sujet.
Le chemin ne fait toutefois que commencer pour les objecteurs de conscience. Vus comme des traîtres qui refusent de défendre leur patrie, ils sont très mal considérés par la population et par une grande partie du gouvernement. Les officiels les accusent notamment de fragiliser les forces armées sud-coréennes (la Corée du Sud étant toujours officiellement en guerre avec son voisin du nord).
Pour la population, les raisons sont plus obscures. « S’ils avaient eu le choix, les hommes sud-coréens n’auraient pas servi dans l’armée. Ils sont donc en colère à l’idée que certains puissent y échapper et pas eux », s’indigne dans les pages du New York Times l’objecteur de conscience Park Yu-ho.
Cette mauvaise image des objecteurs de conscience tourne vite à la discrimination. Les répercussions de leur choix vont souvent bien au delà d’une peine de prison.
Un service polémique
Mis en place en 1957, le service national sud-coréen est un passage obligatoire pour tous les hommes âgés de 18 à 28 ans. Les conscrits doivent servir pour une durée minimum de vingt-et-un mois dans un des différents corps de l’armée. Après avoir réalisé ce service, ils deviennent réservistes pour les six années suivantes et doivent réaliser, chaque année, plusieurs jours d’entraînement militaire. C’est un des services les plus longs au monde. Il est régulièrement sujet aux polémiques. D’un côté, les partisans d’une politique sécuritaire vis-à-vis du voisin du Nord pour qui le service militaire est indispensable à la sécurité du pays. De l’autre, ceux dénoncent les conséquences d’un tel service sur les jeunes appelés.
En effet, le harcèlement physique et moral est monnaie courante dans le pays. Il est autant le fait des superviseurs que des autres conscrits. Il provoque parfois de graves incidents. En 2014, par exemple, un jeune homme victime de harcèlement a ouvert le feu et tué 5 de ses camarades. La même année, deux autres appelés trouvaient la mort durant un entraînement de résistance à la torture. « Je pense que la culture du harcèlement dans l’armée est en partie causée par le manque d’activités éducatives et professionnelles significatives pour les soldats, en dehors de leurs heures de service », tente à l’époque d’expliquer, dans un éditorial, Lee Chang-sup, vice-président du Korean Times. Ce « manque d’activités » a tout de même été la cause d’une centaine de morts chaque année, dont deux tiers de suicides.
Un autre sujet cristallise les critiques : le traitement privilégié de quelques conscrits. Qu’ils soient célébrités ou « fils de… », certains profitent d’aménagements avantageux au détriment des autres. Ils peuvent même être totalement exemptés. Exemple, l’exemption accordée, pour service rendu à la nation, aux joueurs de l’équipe de football nationale après leur victoire en finale des Asian Games en septembre 2018. Elle est loin d’avoir fait l’unanimité parmi la population. De nombreuses associations se sont indignées que des sportifs puissent profiter d’une telle immunité alors que les objecteurs de conscience finissent enfermés pour des raisons similaires.
Ceux qui ne sont pas assez connus pour profiter de telles aubaines et qui ne souhaitent pas purger de peine de prison n’hésitent pas à avoir recours des moyens extrêmes pour se rendre « non qualifié pour le service ». Mutilation volontaire, changement de nationalité, prise de poids, tatouages excessifs ou encore folie feinte… Plusieurs dizaines de jeunes hommes tentent leur chance chaque année, souvent en vain.
Les témoins de Jéhovah en première ligne
Parmi les 20 000 objecteurs de conscience ayant été emprisonnés en Corée du Sud, environ 90 % sont témoins de Jéhovah. Aucune confession majoritaire du pays (boudhisme, athéisme…) n’a autant d’adeptes emprisonnés dans le pays. Pourtant, seulement 1 Sud-Coréen sur 510 est témoin de Jéhovah, soit à peine plus d’une centaine de milliers.
Cette surreprésentation carcérale est due à l’interdiction catégorique de tout engagement militaire pour les membres de la communauté. Les témoins de Jéhovah savent donc tous qu’ils sont destinés à purger une peine de prison. Ils y sont bien souvent préparés très jeune.
C’est le cas de Lee Gyo-won. Il s’est arrangé avec la police pour se livrer le jour de sa conscription. « Il ne voulait pas que les policiers se présentent chez lui pour lui mettre des menottes », a déclaré sa mère, en août 2018 dans un témoignage accordé à CNN. « Notre famille est allée avec lui ce jour-là. Les policiers l’ont rencontré à l’extérieur de la prison puis l’ont emmené. »
Comme la plupart des autres objecteurs de conscience, les témoins de Jéhovah refusent de prendre part au service militaire par pacifisme (« Alors Jésus lui dit: remets ton épée à sa place ; car tous ceux qui prendront l’épée périront par l’épée. » Matthieu 26:52) mais aussi à cause de leur « neutralité chrétienne ». Les témoins de Jéhovah sont politiquement neutres : ils respectent l’autorité du gouvernement dans lequel ils résident,
Mais ils refusent toute prise de position pour le gouvernement en question. Ils ne s’impliquent pas dans les affaires et la politique de leur pays de résidence. Prendre part au service national n’est donc, pour eux, pas envisageable. Selon un rapport de l’Observatoire international des témoins de Jéhovah, entre 1950 et 2017, les témoins coréens à eux seuls ont purgé une peine de prison cumulée de 36 389 années.
Prison à vie
« Je suis né criminel. Toute ma vie, je me suis senti emprisonné car je savais que j’y serais envoyé. J’étais un criminel en devenir. » En 2015, Song In-ho, alors âgé de 25 ans et en attente de son jugement pour objection de conscience, raconte son histoire à la branche coréenne d’Amnesty International.
Dans son récit, il souligne à quel point l’objection de conscience implique bien plus qu’une peine de prison. Dès son enfance, à cause de sa religion, le jeune homme a dû faire face à sa condition de « criminel en devenir ». « Je me souviens d’une expérience traumatisante en primaire. Des camarades de classe m’ont approché et demandé “Es-tu un témoin de Jéhovah ? Ma mère a dit que tu seras jeté en prison” », témoigne-t-il. Durant toute sa scolarité, Song In-ho sera exclu et moqué. « Depuis que je suis né, je me sens comme un fugitif monté à bord d’un train à destination d’une gare appelée prison. Et je me sens totalement impuissant, incapable d’y échapper. »
Bien que la plupart soient préparés très tôt à cette issue, le monde carcéral laisse rarement indemne. Le traumatisme psychologique poursuit certains objecteurs de conscience bien après leur sortie. « Mon fils continue à me prévenir à chaque fois qu’il se rend quelque part. Même si ce n’est que la salle de bains. Comme s’il avait à rapporter chacun de ses mouvements à un officier », témoigne en 2013 dans les lignes du Korea Herald, Yoon Sook-Kyung. Son fils, objecteur de conscience, avait été libéré un mois auparavant. « Il n’éteint même plus les lumières la nuit car il ne devait pas le faire lorsqu’il était enfermé », ajoute-t-elle.
« En tant qu’objecteur de conscience, obtenir un emploi dans une entreprise réputée est à la limite de l’impossible. La discrimination et les clichés sont trop forts »
Malgré le soutien de nombreuses associations ou de leur communauté religieuse, le retour à la normale est complexe et difficile. D’autant qu’au traumatisme carcéral s’ajoutent des répercussions sociales et professionnelles importantes. Difficile pour les objecteurs de conscience de reprendre leur scolarité ou leur travail après un passage en prison. Trouver un nouvel emploi est encore plus complexe, être à jour de ses obligations militaire et avoir un casier judiciaire vierge étant bien souvent demandé à l’embauche.
« De nombreux objecteurs de conscience se retrouvent doublement punis. La fonction publique et la plupart des entreprises privées refusent d’embaucher des anciens détenus », explique l’ancien avocat Baek Jong-keon dans un témoignage accordé à Amnesty International. Lui-même objecteur de conscience et témoin de Jéhovah, sa certification d’avocat lui a été retirée après sa sortie de prison. Il est actuellement assistant d’un autre magistrat et se bat pour récupérer son statut.
Même avec un casier encore vierge, un objecteur de conscience reste pour une grande partie de la société coréenne un jeune homme refusant de servir sa patrie, un traître. Song In-ho n’a pas pu trouver d’emploi après la fin de sa scolarité. Il n’avait pourtant pas encore purgé sa peine de prison.
« En tant qu’objecteur de conscience, obtenir un emploi dans une entreprise réputée est à la limite de l’impossible. La discrimination et les clichés sont trop forts », déplore-t-il. Vus comme paresseux, rebelles ou lâches, puis comme criminels après leur séjour en prison, les objecteurs de conscience sont de véritables parias au sein de la société coréenne.
Le combat continue
Même si le pire est désormais derrière eux, la lutte des objecteurs de conscience est encore loin d’être terminée.
Selon un sondage réalisé le 29 juin 2018 (soit juste après la décision de la Cour constitutionnelle d’instaurer un service alternatif) par l’agence de sondage coréenne Realmeter, les Sud-Coréens n’ont aucune envie de les ménager. Les sondés sont 64,8 % à souhaiter que le service alternatif soit d’une durée de trois à quatre années et 14,4 % qu’il dure plus de six années. Soit le double voire le triple de la durée habituelle. Seulement 17,6 % des sondés ont exprimé ne pas voir d’intérêt à ce qu’il soit prolongé.
“Il est évident que ces investigations montrent que les procureurs voient toujours les objecteurs de conscience comme des criminels”
Ce sondage exprime bien l’avis d’une grande partie de la population coréenne concernant les objecteurs. Plus embêtant, c’est aussi la position de la justice qui ne compte pas les laisser échapper si facilement au service. Ceux qui ne souhaitent pas l’effectuer sont désormais la cible d’une enquête très pointue de la part des procureurs de l’armée. Leur quotidien est passé au crible afin de vérifier si leur mode de vie est bel et bien pacifique. On vérifie notamment s’ils pratiquent, ou non, des jeux vidéo violents.
Nombre d’associations de défense voient dans ces enquêtes une volonté malhonnête de saboter le discours pacifique des objecteurs. Pour Lim Tae-hoon, représentant du Center for Military Human Rights Korea et lui-même objecteur de conscience, il s’agit avant tout d’une violation de la vie privée. « Jouer à des jeux de guerre et refuser de prendre les armes sont deux choses différentes. C’est un jugement subjectif. Un jeu n’est qu’un jeu », a-t-il confié à CNN.
« Nous avons besoin de vérifier l’honnêteté de leur foi et donc examiner leur vie personnelle. Nous vérifions s’ils pratiquent leur religion. Vérifier leur historique vis-à-vis des jeux de tirs est une autre méthode », a déclaré aux médias un membre du bureau du procureur de la province de Jeju. Pour Lim Tae-hoon, « il est évident que ces investigations montrent que les procureurs voient toujours les objecteurs de conscience comme des criminels ».
Le gouvernement coréen n’a pas encore définitivement décidé de la forme finale du service alternatif. Pour le moment, l’option envisagée implique un service de trente-six mois au lieu des vingt-et-un habituels. Les conservateurs, et notamment le parti de La liberté de Corée (second parti du pays), font pression de leur côté pour le passer à quarante-quatre mois et pour confier aux objecteurs des tâches dangereuses comme le déminage.
Dès sa sortie du tribunal en novembre, Oh Seung-hun a tenté de rassurer l’opposition. « Je suis bien conscient des préoccupations du public au sujet des abus potentiels du service alternatif. Je compte servir avec diligence pour apaiser ces inquiétudes. » Dans un éditorial, le journal conservateur Chosun Ilbo, le titre de presse le plus lu et le plus influent du pays, lui répond en définissant la libération des objecteurs de conscience comme un acte de « débauche » et un « luxe risqué » vis-à-vis de la Corée du Nord.
Le combat n’est donc pas encore terminé, d’autant que le projet de loi sur le service alternatif a jusqu’en décembre 2019 pour être discuté. Une loi inadmissible pour certains, mais symbole d’espoir et de liberté pour des milliers de jeunes Sud-Coréens.
Théo Lebouvier
les magazines Respect et NEON.
Réalise actuellement sa licence professionnelle à la Korea Universty de Séoul.
Aime écrire sur le hip hop, la technologie, l’e-sport et les sujets de société.