Les dégâts du séisme dévastateur en Turquie ont fait le tour du monde. Notamment les clichés d’Adem Altan sélectionnés par l’AFP. Ils montrent, sous différents angles, un père qui tient la main de sa fille décédée, restée coincée sous les décombres d’un immeuble. Photo : Mathilde Lafargue/EPJT
Pourtant loin du terrain, les éditeurs photo peuvent être affectés par des événements traumatiques, même s’ils disent mettre à distance leurs émotions. De par la quantité et la dureté des images violentes qu’ils scrutent à longueur de journée, ils sont susceptibles de développer des troubles psychiques.
Par Mathilde Lafargue
En charge de la couverture internationale au Monde depuis 2011, Marie Sumalla arrive à l’époque des printemps arabes, lorsque le journal décide d’envoyer plusieurs photographes sur place et que la quantité de photos se multiplie. Son métier consiste à trouver des images pour les articles publiés en ligne et en version imprimée. Elle va ainsi chercher des photos existantes dans les archives, sur les sites des agences filaires (AFP, Reuters, Associated Press) ou encore fondées par des collectifs (Myop, Hans Lucas…).
L’éditrice en commande également à des photographes envoyés spécialement sur le terrain. Elle reçoit ensuite les photos, fait une sélection, les traite sur Photoshop, écrit les légendes et les propose pour la publication. Le choix est au cœur de son travail. Les images dures aussi. « Nous sommes des journalistes : Nous ne regardons pas une image avec émotion, de prime abord, nous cherchons l’information qu’elle nous apporte », précise-t-elle.
Capture d’écran de l’article du Monde où la photo de Laurent van der Stockt a été publiée.
« Nous sommes un peu blindés dans ce métier. Nous savons à quoi nous attendre. Comme un journaliste qui part en zone de conflit s’attend à des horreurs. Nous, quand nous choisissons de travailler dans le news [l’actualité], nous savons que nous allons avoir des choses très difficiles à recevoir », prévient Odile Andrieu, ex-présidente et cofondatrice de l’Association nationale des iconographes (ANI). Éditrice photo à Libération, Lily Martens reconnaît : « Travailler sur l’international, c’est beaucoup de conflits. Mon quotidien, en ce moment, c’est énormément Gaza et l’Ukraine. »
Et même si les éditeurs photo mettent à distance leurs émotions et sont bien souvent « blindés », comme ils disent, parfois, cela ne suffit plus face à l’intensité et la fréquence des images auxquelles ils sont exposés – des centaines voire des milliers chaque jour, pour quelques dizaines de photos retenues.
Tiphaine Saint-Criq, éditrice à l’AFP depuis dix ans, s’en est rendue compte trop tard. Une ultime photo de la guerre en Ukraine a été « la goutte de trop ». « Trop de photos trop difficiles. C’était la guerre en direct, résume-t-elle. C’est arrivé tout d’un coup et, après, je ne pouvais plus travailler. »
Elle fait appel à la hotline mise en place par l’AFP afin de parler à une psychologue joignable 24h/24h. Après son burnout, elle a quitté le bureau de Paris, devenu « anxiogène », pour rejoindre celui de Madrid, où la dominante de sport lui permet d’éviter les photos de guerre.
« Une photo suffit et la répétition est toxique, constate Olivia Hicks, médecin du travail à l’AFP et spécialiste des psychotraumatismes. La répétition est gérée puis, un jour, une photo en particulier fait vriller. Pas forcément une photo choquante. Plutôt une photo qui entre en résonance personnelle. »
Diaporama : Mathilde Lafargue/EPJT
Tiphaine Saint-Criq en a fait l’expérience. « Que tu sois sur le terrain en train de faire une photo de personnes tuées par des assaillants dans un village ou que tu sois derrière ton ordinateur à recevoir cette image, le cerveau donne les mêmes informations, c’est-à-dire qu’il y a danger, décrit-elle. Le sang circule plus vite dans le corps au cas où il faut fuir ; le cerveau s’arrête de réfléchir parce qu’on est en mode survie ; le transit intestinal se bloque, les mains transpirent… »
Le sentiment d’horreur peut être provoqué par un événement en particulier qui constitue un choc « que ce soit en présence ou par une image », précise Nathalie Parent, psychologue québécoise. Si des symptômes tels que l’anxiété, l’état de tension en permanence, l’hypervigilance, la réactivation d’images, les flashbacks, les difficultés au niveau du sommeil et l’impression que la scène va se reproduire persistent plus d’un mois, il peut s’agir d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT). En 2013, l’Association psychiatrique américaine concluait que le TSPT pouvait être déclenché indirectement par le visionnage d’images d’un événement traumatique en lien avec le travail.
« Les éditeurs photo sont dans le déni du risque de TSPT car assis dans un bureau et pas sur le terrain », explique la Dre Olivia Hicks. Depuis 2015, elle a déclaré cinq éditeurs photo inaptes à l’AFP. Loin du danger du terrain, elle note aussi leur propension à la culpabilité ou au sentiment de ne pas être légitimes d’aller mal. La médecin du travail les considère pourtant comme une « population très exposée » car, contrairement au texte, l’image ne requiert pas de « travail d’élaboration qui permet de commencer une digestion de l’exposition traumatique ». « L’émotion déborde de l’image, c’est le principe même de la photo. Ça passe par les yeux sans que la rationalité intervienne pour comprendre », décrypte Tiphaine Saint-Criq.
Épuisé de se projeter dans la douleur des autres
Un autre angle mort des troubles psychiques chez les journalistes est le traumatisme vicariant, explique Bertille Ossey-Woisard, journaliste à l’AFP depuis plus de vingt ans et psychologue. Ce type de trauma est lié à une saturation de répétitions où l’empathie est sollicitée. C’est un « épuisement par compassion », détaille Nathalie Parent.
Étudié chez les soignants qui reçoivent des témoignages de victimes de traumatismes, le trauma vicariant revient à vivre un traumatisme « par procuration, à travers l’autre, à travers les images ». Ce n’est pas tant la compassion qui s’use et disparaît dans une forme d’indifférence, d’insensibilité au milieu d’une violence banalisée par l’image, que l’être humain, derrière le journaliste, qui est usé par la compassion, épuisé de se projeter dans la douleur des autres.
En 2015, l’Eyewitness Media Hub publiait un rapport indiquant que le trouble de stress post-traumatique et le traumatisme vicariant peut toucher les personnes qui travaillent sur le « front numérique », c’est-à-dire qui sont en contact avec des images violentes produites par des utilisateurs d’internet, comme les journalistes, les défenseurs des droits de l’homme et les professionnels de l’humanitaire.
« Les journalistes sont très résistants, mais doivent néanmoins prendre des mesures pour se protéger », met en garde le Dart Center. Les images potentiellement traumatisantes sont à considérer « comme une sorte de radiation dont l’impact dépend de la dose ».
Infographie : Mathilde Lafargue/EPJT
« Nous, nous sommes là pour filtrer », rappelle Lily Martens. Elle insiste sur les écueils à éviter : misérabilisme, sensationnalisme et fascination. Filtrer revient régulièrement à ne pas publier d’images explicites de morts. À l’AFP, des recommandations écrites insistent sur la « contribution essentielle à la compréhension de l’histoire » qu’une telle photographie doit apporter, sans susciter « seulement un intérêt morbide ». La « ligne du gore », c’est-à-dire montrer des « corps démembrés, mutilés, des exécutions, le moment de la mort », est une frontière à ne pas franchir. Enfin, la dignité des défunts et de leurs proches est à prendre en compte.
Ces consignes existent de manière implicite dans la presse depuis les années 1990-2000, un tournant dans le photojournalisme où l’objectif n’est plus de montrer « la mort, mais ses conséquences sur la vie », pour marquer les esprits, remarque Léonor Matet, journaliste du magazine spécialisé en photographie, Polka. Le directeur de la photographie du Monde, Nicolas Jimenez retient : « La limite est que ce soit regardable, c’est-à-dire un juste milieu entre faire en sorte que le lecteur ne tourne la tête et ne pas cacher la réalité. » Sa collègue, Marie Sumalla appelle à ne pas s’autocensurer. « La guerre, ce sont des gens morts. Nous sommes là pour dire la vérité. »
Mais elle nuance : il faut également tenir compte de la ligne éditoriale de son journal. Elle explique que les choix se font aussi en fonction de l’endroit où apparaîtront les photos. Quelqu’un qui consulte la page d’accueil ne sait pas forcément ce sur quoi il va tomber et pourrait être heurté. « C’est important d’épargner les lecteurs quand ils n’en ont pas envie. On considère que celui qui achète le journal est capable. » De même, l’AFP prend soin de ses clients en cochant une case « morts » sur certaines photos et en mettant des avertissements « warning for violent content » ou « graphic images » sur les images violentes. Des filtres permettent ensuite aux clients de ne pas les faire apparaître.
Léonor Matet soutient : « Nous, nous sommes rompus à l’exercice de regarder des images violentes, mais tout le monde n’est pas capable de voir ça car on n’a pas tous le même seuil de tolérance. »
Les éditeurs photo, eux, sont donc souvent perçus comme « capables » d’ingérer de telles photos. Néanmoins, Tiphaine Saint-Criq se réjouit qu’il soit possible aujourd’hui de dire « non » aux images violentes reçues à l’AFP et de déléguer leur traitement à des collègues.
Le tabou de la santé mentale persiste dans les rédactions, même si les hiérarchies des agences et celles de presse quotidienne prennent conscience des risques et mettent en place des cellules psychologiques et des programmes de sensibilisation – particulièrement depuis la guerre en Ukraine où la quantité d’images produites s’est accrue avec les moyens déployés pour la couverture du conflit. « Les choses changent. On n’avait pas pensé à mettre des psys pour ceux qui
étaient à l’époque du Rwanda, de la première Intifada ou de la Tchétchénie… » relève Marie Sumalla. Certains consultent plutôt à l’extérieur.
Marina Passos, éditrice à l’AFP en poste depuis plus de vingt ans au Moyen-Orient, se souvient avoir dû lever le pied au moment de la guerre en Syrie, « la couverture la plus difficile » de sa carrière. « C’était insupportable à voir. Ça m’a cassée en mille morceaux et je commençais à avoir des cauchemars », confie-t-elle. Une situation qu’elle explique par l’identification qu’elle opérait, après la naissance de sa fille. « Mais après, il faut continuer parce que sinon il faut faire un autre métier », tranche-t-elle tout en insistant sur sa « capacité à voir ce genre d’images » et l’importance d’extérioriser avec les collègues.
Il faut alors savoir reconnaître quand les pauses sont nécessaires pour pouvoir continuer. Lily Martens a été « choquée par la photo terrible d’un homme qui avait les jambes coupées » dont on voyait « les os, le sang et les ligaments » à Gaza. « Cette photo, évidemment, n’est jamais parue. Mais, moi, je l’ai vue et, pour la première fois, j’ai rêvé d’une photo », lâche-t-elle. Libération lui a accordé une semaine de congés et elle a pu évacuer « le trop plein ». Une pause salvatrice.
Mais ces périodes peuvent peser particulièrement sur les collègues car, comme le souligne Nicolas Jimenez, les éditeurs photo « ne sont pas assez nombreux et sont spécialisés ». Cela empêche de réaliser des rotations régulières sur des périodes particulièrement éprouvantes, une solution pourtant recommandée pour prévenir les risques par l’Eyewitness Hub Media.
Ainsi, lorsque sa collègue de la rubrique internationale, qui s’occupe de l’Europe, de l’Amérique du Sud et du Nord, part en vacances, Lily Martens gère ces zones géographiques en plus de l’Afrique, du Moyen-Orient et de l’Asie. Au bureau de Nicosie (Chypre), l’AFP a préféré ne pas soulager ses éditeurs photo. Elle n’a donc pas délégué le traitement de la prise d’otages israéliens le 7 octobre par le Hamas à un autre bureau ouvert sur un fuseau horaire différent. Marina Passos, spécialiste du sujet, est alors restée de 23 heures à 6 heures du matin pour assurer l’édition.
Au bureau de Nicosie (Chypre), les éditeurs photo couvrent l’actualité de tous les pays du Moyen-Orient. Photo : Florian Choblet/AFP
Pour beaucoup d’éditeurs photo, la réelle difficulté du métier réside plus dans le rythme effréné que dans le fait d’être exposé de manière répétée à des images violentes. Mais les deux se superposent. « Nous regardons ça tous les jours, à longueur de journée et ça ne s’arrête jamais », appuie Marie Sumalla.
De son côté, Emmanuelle Lépine, psychologue clinicienne spécialiste du stress post-traumatique, pointe un « épuisement lié à une intensité sans ressources psychiques ». Selon elle, la particularité des éditeurs photo est « la dimension cognitive très forte parce qu’il faut regarder, se concentrer, chercher des détails, les mettre en perspective ».
Toutefois, l’analyse « technique et morcelée protège émotionnellement ». Ainsi, il est possible de « regarder des images qui sont trash et d’être à distance sur le plan émotionnel, parce qu’on arrive à faire comme si ce n’étaient que des objets ». Une mise à distance qui serait « une bonne chose car elle permet de supporter, à condition qu’elle ne coupe pas définitivement des émotions ».
« Le rapport à l’image est très réel »
Nicolas Jimenez a été marqué par les attentats du 13 novembre 2015 en raison, d’abord, de l’intensité au travail puis, ensuite, par le choc ressenti : « Les attentats de Paris, c’était des milliers d’images qui arrivaient les unes derrière les autres, de plus en plus dures. J’ai passé deux jours au journal non-stop. J’ai fait mon travail et quand je suis sorti, je me suis rendu compte que ça s’était passé à côté de chez moi. Je me suis mis à pleurer une fois que je me suis retrouvé dans la rue. Je n’avais pas encore réagi de manière personnelle, parce que nous étions en train de travailler et qu’il y a une distance professionnelle qui s’installe et permet de garder les idées froides. »
Pour beaucoup, ce qui les touche le plus, ce sont les images qui suggèrent. La psychologue Emmanuelle Lépine relève : « Souvent le trash, on arrive à le regarder avec détachement, alors qu’on peut être interpellé par des choses beaucoup plus soft. » Les photos évocatrices seraient celles plus à même de laisser des cicatrices. « Une flaque de sang, un cadavre… Je passe dessus. En revanche, voir la terreur sur le visage de quelqu’un, ça me trouble profondément. Le rapport à l’image est très réel », étaye Marie Sumalla du Monde.
Parfois, ce sont des objets à la charge symbolique particulière qui éveillent la sensibilité des éditeurs photo. Émilie Rouy, éditrice pour le service société à Libération, se dit atteinte par les traces de maltraitance des personnes migrantes : « Une tente lacérée, un sac à dos vidé sur le sol, des passeports et des papiers d’identité sur les plages de Sangatte, de Calais ou de Dunkerque, les tonnes de gilets de sauvetage empilés avant ou après les départs, c’est très fort. Je ressens la même violence que devant un visage tuméfié, quelqu’un qui pleure ou une détresse incarnée. »
Des photos choc du petit Syrien kurde échoué sur une plage turque en 2015 (à gauche) à celle, plus suggestive, d’affaires abandonnées sur une plage du Pas-de-Calais en 2021 (à droite), le sort des réfugiés interpelle et les éditeurs photo font partie de la chaîne d’information qui permet de mettre la lumière dessus. Photos : Christoper Furlong/AFP et François Lo Presti/AFP
« On pourrait penser qu’on se blinde, mais je pense que c’est plutôt la résistance qui s’émousse et le côté professionnel ne résiste pas au côté personnel qui est confronté à toutes ces inhumanités, même si j’arrive à peu près à laisser les choses au boulot », note-t-elle. Léonor Matet, de Polka, complète : « C’est extrêmement important de continuer d’être affecté par les images pour bien faire notre travail. »
Lily Martens explique qu’elle n’aimerait pas travailler dans une autre rubrique que l’international malgré les horreurs qu’elle voit passer car elle s’ennuierait. Elle trouve dans son rôle une « valeur morale ». Tous les éditeurs photo se sentent investis d’une mission et s’y raccrochent. « Nous sommes les messagers des photographes », insiste Léonor Matet tandis qu’Émilie Rouy rappelle qu’« une photo est une preuve et atteste d’une réalité ».
Les violences font partie de la réalité et atteignent parfois ceux qui sont en contact avec ces témoignages visuels, comme les éditeurs photo. Si les personnes qui pratiquent ce métier de l’ombre continuent de le faire, c’est bien parce qu’elles voient plus loin que les souffrances qui défilent sur l’écran. Assis devant leur ordinateur, ils tiennent plus ou moins le choc pour permettre au monde de ne pas fermer les yeux.
Pour aller plus loin
- Dans les coulisses de l’AFP, des éditeurs photo prennent la parole pour raconter leur confrontation avec « la mort à l’écran » via des images d’horreur.
- Susan Sontag s’interroge sur le pouvoir de la photographie, la pertinence du choc, la question de la compassion et l’impossibilité d’une écologie des images de guerre dans son essai Devant la douleur des autres. Christian Bourgeois éditeur 2022.
- L’ex-directeur du Dart Center en Europe, Gavin Rees, propose des solutions pour faire face aux images potentiellement traumatisantes.
- Le rapport de l’ONG Eyewitness Media Hub décrypte les risques de trauma vicariant et de stress post-traumatique auxquels s’exposent les personnes qui travaillent sur le « front numérique ».
- Accéder à la bibliographie complète.
Mathilde Lafargue
24 ans.
Journaliste en formation à l’EPJT.
Passionnée par les sujets société, culture, sport ou qui concernent le monde hispanique.
Passée par La Nouvelle République et les Décodeurs du Monde.
Se destine à la presse écrite et à la photographie.