Le business des dechets

En moyenne, entre 800 et 900 tonnes de déchets sont produites chaque jour à Marrakech. La ville risque de crouler sous les ordures. La commune consacre un tiers de son budget à leur gestion. Il devient urgent de trouver des solutions et d’investir sur le marché de la valorisation et du recyclage.

Par Simon Bolle, Naïla Derroisné, Sophie Lamberts, Lénaïg Le Vaillant et Léna Soudre – Youssef Srhir et Abdelhadi Laaouina pour la traduction
Photos : Martin Esposito/EPJT

 

Trois millions de tonnes de détritus dorment, ensevelies, au bord de la route de Safi, à une dizaine de kilomètres au nord de Marrakech. Aujourd’hui, les 14 hectares de déchets sont recouverts de terre. Les talus d’enfouissement de 30 mètres de haut prennent des allures de rizières. Sous une chaleur suffocante, sept personnes s’emploient à réhabiliter l’ancienne décharge de la Ville rouge. À terme, ce site, vieux de trente ans, sera camouflé par la végétation.

Il aura fallu attendre l’organisation de la COP22, en novembre dernier, pour que le gouvernement marocain accélère sa politique environnementale en matière de gestion et de contrôle des déchets. Et pour que la municipalité marrakchie se conforme aux normes internationales.

Des mesures ont été prises pour fermer les anciens sites, jugés trop nocifs. Les habitants du quartier d’Azzouzia, près de l’ancienne décharge, ont déposé plusieurs plaintes. Certains ont même quitté la zone tant les odeurs étaient devenues insoutenables. La réhabilitation a été confiée à l’entreprise américaine Ecomed.

Ni vu, ni connu

Le dépôt informel des chiffonniers, qui jouxte l’ancienne décharge, est laissé à l’abandon. Des détritus jonchent toujours le sol et les bâtiments en parpaing sont en ruines. Pourtant, à l’époque, 500 chiffonniers débarquaient chaque jour et grimpaient jusqu’à se hisser au sommet d’une pile colossale de déchets. À la recherche du moindre trésor. L’absence de murs autour de la décharge à ciel ouvert favorisait leur va-et-vient permanent.

Ces modestes récupérateurs informels trient et recyclent les déchets dans un pays où peu de gens prennent le temps de le faire. La fermeture de cette décharge les a privés d’un vivier crucial et précieux. Il est impossible pour eux de se déplacer avec leurs ânes, chevaux ou mobylettes, en tirant leur charrette, jusqu’à la commune de Mnabha, trop éloignée. « L’annonce de la fermeture a entraîné d’importantes tensions. Ils réclament des droits », explique Redouane Rifki, directeur d’exploitation chez Ecomed.

Les chiffonniers sont encore perçus comme des voleurs d’ordures, alors qu’ils jouent un rôle fondamental. En 2010, ces professionnels du tri couvraient 81,8 % de la demande en carton de recyclage. Sans eux, le Maroc devrait importer beaucoup plus de matières premières comme le papier ou le plastique. La reconnaissance de leur métier n’est pas à l’ordre du jour partout. Seule la ville de Rabat semble avoir compris l’atout qu’ils représentent. La coopérative Attawafoq garantit un salaire de 2 500 dirhams aux chiffonniers, soit environ 230 euros.

La réhabilitation de l’ancienne décharge a commencé en juin 2016 et devrait se terminer en juin 2017. Les travaux sont loin d’être achevés.

La ville compte ensevelir ce sujet sensible, en effaçant les traces du passé. « L’objectif est d’intégrer l’ancienne décharge dans le paysage. Il faut lui redonner un aspect naturel », insiste Redouane Rifki.

L’autre grand chantier concerne le traitement du lixiviat. En plus de s’infiltrer dans les nappes phréatiques et de les polluer, ce liquide issu de la fermentation des déchets ménagers génère du méthane. L’idée est de transformer ce gaz en dioxyde de carbone, vingt fois moins dangereux pour l’air. Les enjeux sont à la fois économiques et écologiques, puisque cette conversion permet de produire de l’électricité à partir des biogaz. À Fès, par exemple, 40 % du réseau électrique bénéficie déjà de cette technologie. Marrakech n’a pas encore raccordé le sien.

Pour repartir du bon pied, une nouvelle décharge, presque vingt fois plus grande, a été inaugurée à une quarantaine de kilomètres de là. Signe d’une prise de conscience de la Ville rouge, son enceinte est délimitée par un mur élevé, empêchant les chiffonniers d’y pénétrer.

Des gardiens veillent jour et nuit. Et ici, même les pneus retrouvent une seconde vie. Dans le site, sur le sol aride, on en trouve quelques uns empilés, repeints en vert bouteille. Au bord de la route goudronnée, d’autres font office de balises pour la circulation ou bien de pots de fleurs artisanaux. Comme quoi, même au bout de la chaîne, le pneu ne se jette pas.

Près de cent camions effectuent le trajet quotidiennement entre Marrakech et la nouvelle décharge. L’équivalent de 902 tonnes de déchets acheminés en moyenne. Bassins de stockage étanches, casiers d’enfouissement, centre de tri et de valorisation… Tout est presque prêt. Les équipements ont été essayés à vide, avec succès. Il ne reste plus qu’à obtenir le feu vert de la commune. Et, plutôt que d’automatiser le système de tri, Ecomed a privilégié le caractère social de l’emploi.

« Nous voulons offrir aux gens un cadre correct de travail, dans le respect de l’hygiène et de la sécurité. Les embauches et les formations seront destinées aux habitants de Mnabha », explique Rachid el-Kassimi, responsable du projet. Comprendre : pas d’anciens chiffonniers. En réalité, cette centaine de postes représente une compensation majeure pour avoir implanté une décharge près de la ville.

Bientôt opérationnel, le centre de tri participera à la création d’une centaine d’emplois.

Le Programme national de gestion des déchets ménagers, échelonné entre 2008 et 2022, vise une valorisation de 40 %. La barre a été placée haut. D’autant que le problème se trouve à la source. À Marrakech, les ordures, quelle que soit leur nature, finissent dans la même poubelle. Aucune différence n’est faite entre les emballages et la matière organique. Si les Marocains triaient leurs déchets, le financement de deux machines aurait pu être évité. Rachid el-Kassimi le constate : « Malheureusement, le changement des comportements ne pourra se faire que sur le long terme. »

Les déchets produits aujourd’hui ne connaîtront pas le même sort que leur ancêtres, enfouis sous plusieurs tonnes de terre. Désormais, plus question de les laisser pour morts. La nouvelle décharge leur garantit une seconde vie.

Itineraire d'un dechet au Maroc

Du peps dans la vie des dechets

La conversion des déchets en électricité verte pourrait alimenter jusqu’à 4 500 foyers. Photo : Peps
Transformer des déchets en électricité verte. L’idée semble folle mais elle est pourtant réaliste. C’est une première au monde et cela se passe au Maroc. Initialement, le projet a vu le jour au sein de l’entreprise de conditionnement de thé, Imperium Holding, basée à Marrakech.

L’objectif avait une visée double : recycler les déchets produits par l’entreprise et diversifier son activité. Imperium Holding s’est associée à la société guadeloupéenne Num-Smo-Technologies (NST) pour mettre au point une technologie inédite : le procédé thermo-solaire SMO. Le projet a pris tellement d’ampleur que l’entreprise Pour et par le soleil (Peps), est née. Aujourd’hui, c’est une filiale à part entière du groupe.

Le principe : les déchets sont transformés en charbon grâce à la pyrolyse solaire, un procédé visant à carboniser des éléments. Ce charbon est ensuite converti en fertilisant. À terme, il sera également utilisé pour produire de l’électricité. Le courant sera directement injecté dans le réseau à hauteur de 3 mégawatts/heure pour une unique exploitation. Assez pour alimenter une ville de 3 000 à 4 500 foyers d’une consommation moyenne d’une famille marocaine.

Peps prévoit également de vendre son électricité à des industriels. Contrairement à la régie principale qui établit les prix en fonction de la consommation d’électricité, la jeune société veut proposer des tarifs fixes pour une meilleure compétitivité. Ce sera gagnant-gagnant. Les entreprises n’auront plus à payer de suppléments lors des heures de forte activité.

Autre avantage considérable : un site peut produire de l’électricité en permanence. « Grâce à la surproduction de charbon en journée, les machines pourront être alimentées tout le long de la nuit. Ce qui n’est pas le cas chez la concurrence », soutient le P-DG, Hamza el-Baroudi.

Le coût total de ce projet s’élève à une dizaine de millions d’euros seulement. Pour le moment, la société en est encore à la phase de recherche et développement. Les premiers sites devraient voir le jour d’ici la fin de l’année. Ils pourront accueillir chacun jusqu’à 54 tonnes de déchets par jour.

La petite commune de Tiznit, située à quelques centaines de kilomètres au sud-ouest de Marrakech, a d’ores et déjà envisagé un partenariat. Coïncidence ou non, la ville produit exactement la dose nécessaire de déchets journaliers. Une anecdote qu’Hamza el-Baroudi s’amuse à raconter : « C’est extraordinaire. À la tonne près, nous réglons intégralement la problématique des déchets dans la ville ! »

Pour l’instant, l’entreprise ne prévoit pas de s’implanter dans les grandes villes. « Je vois très mal un gros site à Marrakech qui récupérerait toutes les ordures de la ville. En contrepartie, il faudrait que la commune ou des entreprises nous achètent l’intégralité de l’électricité produite par le recyclage », indique le P-DG.

Les déchets ménagers sont un fardeau pour les communes qui sont prêtes à payer des entreprises pour s’en débarrasser

Pour être au plus près de la matière première, Peps souhaite s’associer avec des entreprises de collecte de déchets. Elle s’est d’ailleurs déjà engagée auprès de la société française Derichebourg, implantée au Maroc, pour la mise en place de sites d’exploitation. Elle n’est pas la seule à avoir besoin de biomasse, composée de bois principalement et de déchets agricoles.

Les hammams en consomment également une quantité importante. La jeune entreprise envisage dès à présent d’en acheter afin de s’assurer un approvisionnement continu et suffisant. Pas besoin néanmoins d’acheter les déchets ménagers. Ils représentent un fardeau pour les communes qui payeront donc l’entreprise pour qu’elle les récupère et les valorise.

L’entreprise Peps se situe au bout d’une longue chaîne. Avant elle, d’autres entreprises sont également impliquées dans le recyclage et la récupération des déchets dans la cité ocre. C’est notamment le cas de la Société marocaine de récupération et de recyclage (SMRR). A l’échelle nationale, elle est leader dans le domaine des déchets PET (polyéthylène téréphtalate), principalement des bouteilles en plastique ou du carton. Son siège est situé à Casablanca, mais elle possède plusieurs centres au quatre coin du pays : à Tanger, à Agadir et à Marrakech.

Les ordures proviennent d’une part des entreprises industrielles, d’autre part des décharges publiques. Partout ailleurs au Maroc, une quinzaine d’entreprises exercent dans le secteur formel du recyclage. Des associations ont également vu le jour comme l’Association de valorisation des plastiques (Valplast). Son président, Monsif Charaï, a récemment décidé de diversifier la nature des déchets en travaillant désormais des matières issues de l’industrie autre que le plastique.

Électricité, fertilisant, récupération… Petit à petit, à Marrakech, tous les déchets trouvent leur place grâce à des acteurs aussi divers soient-ils.

Des artistes gonfles

Quelques matériaux trouvent une seconde vie dans les ateliers, loin des décharges. Photo : Léna Soudre/EPJT
« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. » C’est le credo de dizaines artistes qui utilisent depuis longtemps les déchets comme matière première. Au sud-est de la médina, à deux pas du mythique palais de la Bahia, dans le souk Zitoun Lakdim, les ateliers d’artistes et d’artisans du caoutchouc prolifèrent. D’une moustiquaire créée à partir de lambeaux de pneu s’enfuit une odeur entêtante de pétrole, mêlée à la moiteur de la médina.

Dans l’atelier de Thierry Coudert, surnommé M. Michelin, les chambres à air se transforment en objets d’art. Ancien artiste-peintre, le Français a quitté son Auvergne natale pour Marrakech, ville de tous les possibles. Depuis cinq ans, il imagine sacs, bijoux et vêtements entièrement réalisés à partir de boyaux de caoutchouc dénichés dans la rue.

Roues de vélo, voiture, tracteur, bus, camion… L’artiste achète le matériau entre 2 dirhams (20 centimes) et 100 dirhams (9 euros), selon la taille du pneu. « Ici, on ne jette rien, on récupère tout. Le recyclage n’est pas intellectualisé comme en France où le tri se résume à un code couleur », affirme Thierry Coudert, dans un souffle éraillé.

Photos : Léna Soudre et Sophie Lamberts

L’art de la récupération, il l’a dans le sang : « J’ai grandi avec l’influence de la contre-culture hippie de la côte ouest américaine. » Un mouvement de rejet de la société de consommation qui a largement influencé l’émergence de communautés écologiques et de coopératives alternatives.

Avec sa pince emporte-pièce et son étau, Thierry Coudert laisse libre cours à son imagination. Rien n’est travaillé en amont, tout se joue à l’improviste, entre les mains épaisses et tachées de l’artiste. La chambre à air est comme une évidence. Ronde, douce et élastique, elle se rapproche de la peau. « J’ai choisi ce matériau pour la féminité qu’il dégage », explique-t-il, le sourire charmeur.

La figure de la femme est fondamentale dans le travail de Thierry Coudert. « J’ai appris à travailler la chambre à air grâce à M. Michelin », raconte timidement Karima en rectifiant le pli de son voile turquoise. Ancienne employée chez l’artiste, elle a monté sa propre échoppe d’accessoires de mode en caoutchouc. Sa spécialité ? La reproduction de sacs à main de luxe, version recyclée.

Photo : Léna Soudre et Sophie Lamberts

À 30 ans, la jeune femme a le regard éreinté, presque vide. Ses ventes lui rapportent peu, à peine de quoi s’occuper de sa sœur aînée, malade. « Je me sens directement touchée par la protection de l’environnement. Ma sœur souffre d’un cancer entre la gorge et l’estomac à cause de toute cette pollution », lâche Karima. Alors, elle coupe, taille, poinçonne, dans l’espoir de gagner quelques dirhams qui les feront vivre, sa sœur et elle.

À quelques pas de là, Mohammed Dahib travaille le galbe du pneu, recroquevillé dans un creux ménagé dans le parement d’un mur. Depuis plus de trente-cinq ans, il fabrique seaux, jarres de hammam et bacs de pâturage à partir de chute de caoutchouc.

Son art, il le doit d’abord à son père. « C’est mon maître », souffle-t-il avec tout le respect qu’il lui porte. À 5 dirhams (40 centimes) pièce, le pneu est un matériau peu coûteux, mais peu rentable. Mohammed Dahib ne réussit pas à vendre ses objets, trop traditionnels pour les touristes. « Je dois faire vivre mes huit enfants et ma femme. C’est dur », explique l’artisan de 74 ans.

Certains jours, il lui arrive de ne rien gagner. Lui se considère à la fois comme un artisan et un artiste, les autres portent un regard acéré sur sa profession : « Les gens ne reconnaissent pas mon travail. Cela me fait mal au cœur. » Mohammed Dahib pensait transmettre son savoir-faire à ses enfants, en vain. « Ils considèrent mon métier comme désuet, presque honteux », regrette le vieil homme.

Ventes au compte-gouttes, risques pour la santé, représentation avilissante… Le travail du pneu et de la chambre à air exténue. Mais la situation évolue lentement, depuis que le surcyclage – la transformation de matériaux inutilisés en produits de qualité ou d’utilité supérieure – est devenu tendance. Un vendeur de bibelots raconte fièrement : « La princesse de Hollande est même venue dans le quartier pour acheter des pots en caoutchouc ! » Qui aurait pensé qu’un membre d’une famille royale batave viendrait acheter ses œuvres d’art au fin fond de la medina marrakchie ? Comme quoi, même les ordures peuvent devenir de la matière noble.