Violences sexuelles

L’armée peu pressée d’agir

En 2020, 16,3 % des militaires étaient des femmes. Mais celles-ci représentent 87,6 % des personnes qui ont saisi la cellule Thémis depuis son lancement. Photo : Amandine Hivert/EPJT

Créée en 2014, la cellule Thémis prend en charge les victimes de violences sexuelles au sein des forces françaises. Mais le manque de moyens et de personnel questionnent l’efficacité de cette structure.

Par Amandine Hivert, Marion Galard, Aubin Eymard

Composition du numéro, cinq sonneries, messagerie. Quelques jours plus tard, nouveaux essais, même numéro de téléphone, nouvelle boîte vocale. Quatrième tentative, miracle, quelqu’un au bout du fil : « Cellule Thémis bonjour… » Par mail, la réponse arrive au bout de trois jours.

La cellule Thémis prend en charge les victimes de harcèlement, discriminations et violences sexuelles (HDVS) au sein de l’armée. La contacter relève du parcours du combattant.

En France, entre 20 et 30 % des femmes sont victimes de harcèlement sexuel au travail. Au sein de l’institution, elles ne seraient que 0,1 % selon les chiffres de la cellule Thémis. Des statistiques étonnamment inférieures aux moyennes nationales qui interrogent sur la prise en charge des victimes de harcèlement et de violences sexuelles dans l’armée. Difficile d’imaginer qu’un si faible pourcentage représente la réalité. Soit l’armée est exemplaire, soit la cellule Thémis peine à fonctionner et à démontrer son potentiel.

Marie (pseudonyme), militaire dans l’armée de l’air, affirme avoir été harcelée sexuellement par plusieurs collègues en 2018. C’est également le cas d’une de ses camarades qui décide de contacter la cellule Thémis. Elle demande alors à Marie de témoigner. Ce qui incite cette dernière a saisir, à son tour, la cellule.

Normalement, c’est la cellule Thémis qui doit mener les enquêtes internes. Mais cette tâche est le plus souvent déléguée aux commandements. C’est ce qui s’est produit dans le cas de Marie : Thémis a demandé qu’une enquête interne soit menée par l’inspection de l’armée de l’air afin de faire la lumière sur le harcèlement.

Le rôle de la cellule est davantage de contrôler les procédures et l’aboutissement des enquêtes réalisées par les autorités hiérarchiques. Marie confirme que Thémis n’est pas intervenue dans son cas. Elle n’a pas « l’impression qu’elle ait diligenté quoi que ce soit ».


Plus surprenant, selon la militaire, la cellule « n’a pas reçu le compte-rendu de l’armée de l’air
» alors qu’il s’agissait d’une obligation hiérarchique. Elle considère que l’inspection de l’armée de l’air a minimisé son dossier. Elle explique que la cellule était pourtant derrière elle pour pousser l’affaire plus loin. Mais Marie affirme que « Thémis est un organe administratif qui n’a pas beaucoup de pouvoir, ce n’est pas la police ».

Elle-même n’a eu que partiellement connaissance des sanctions infligées à ses harceleurs, la partie du compte-rendu à laquelle elle a eu accès étant anonymisée. Même si elle souligne les failles de Thémis, la militaire est satisfaite du soutien qu’elle y a reçu car elle y a trouvé une oreille attentive. Thémis a fonctionné davantage comme une cellule d’écoute que comme une cellule d’action. Ce n’est pas la fonction première qui lui a été assignée à sa création et en cela, elle a failli à sa mission. 

Une bombe au ministère

Les témoignages comme ceux de Marie montrent l’efficacité toute relative de la cellule. Celle-ci est chargée de recueillir les signalements de faits de harcèlement, de discrimination et de violence sexuelle et de venir en aide aux victimes. Des dysfonctionnements qui sont en partie dus à sa création précipitée.

En février 2014, lenquête  La Guerre invisible, des journalistes Leila Miñano et Julia Pascual, fait leffet dune bombe au ministère de la Défense alors dirigé par Jean-Yves Le Drian. Ce recueil de témoignages de femmes militaires dévoile limportance des violences sexuelles au sein de linstitution militaire et l’impunité des auteurs. 

En réaction, le ministre commande une enquête interne. Le 6 mars 2014, un rapport ministériel confirme lexistence de ces violences au sein des armées : entre 2013 et 2014, sur 2 413 comptes rendus EVENGRAVE (pour événements graves), 59 concernaient des cas de harcèlement, de discrimination et de violences sexuelles. Soixante-dix-sept victimes et 84 auteurs sont identifiés. Une série de recommandations est adressée au ministère pour lutter contre les violences sexuelles.

Vidéo : Amandine Hivert/EPJT

Quatre mois plus tard, le 21 juillet 2014, la cellule Thémis voit le jour. Adossée au Contrôle général des armées (CGA), qui veille au respect des lois et du droit des personnes au sein des institutions militaires, elle doit prendre en charge et accompagne les victimes. Bernard Ducateau, contrôleur général des armées, en devient le chef. 

Une nomination un peu précipitée, à limage du lancement de la cellule : « Au début, je ne travaillais pas à plein temps pour la cellule car je moccupais également du domaine social du ministère. Nous nous sommes rapidement aperçus que je ne pouvais pas mener ces deux fonctions. »

Bernard Ducateau affirme que sur cinq de ses collaborateurs, quatre démissionnent dès la première année : chargés de réceptionner les témoignages de victimes, ils vivent mal linvestissement personnel et émotionnel que nécessite cette fonction.

Harcèlement moral, angle mort

À sa création, la cellule Thémis doit prendre en charge les victimes de discrimination, de harcèlement sexuel et de violences sexuelles. Le harcèlement moral, bien qu’il représente, selon Bernard Ducateau, près de 60 % des signalements, n’est pas pris en charge.

Le 30 octobre 2020, six ans après la création de la cellule, Florence Parly, ministre des Armées, sengage devant l’Assemblée nationale à y intégrer un « dispositif unique de signalement couvrant à la fois le harcèlement sexuel et sexiste et le harcèlement moral ». 

Un arrêté du 31 août 2021 indique que la cellule est tenue de transmettre tous les signalements de harcèlement moral à linspection du travail dans les armées. Dans les faits, la cellule Thémis avait déjà cette obligation de réorientation depuis 2018. Mais celle-ci n’était toutefois pas systématique comme le démontre le cas de Paul Warren. l. 

« Je les ai appelés mais ils m’ont dit qu’ils ne traitaient pas le harcèlement moral. Quand j’ai cherché de l’aide, tout le monde m’a fermé la porte »

Paul Warren

Dans son livre, Sale PIM, publié en 2021, Paul Warren dénonce le harcèlement moral qu’il a subi en tant que pilote de chasse. Entre 2014 et 2018, cet ancien militaire a été victime, avec certains de ses collègues, d’humiliations à répétition. Le harcèlement moral a longtemps été un angle mort de la cellule Thémis. Pourtant dès son lancement, « 60 % des cas qui nous étaient transmis n’entraient pas dans notre champ de compétence. Le plus souvent, c’était des cas de harcèlement moral », affirme Bernard Ducateau, chef de la cellule de 2014 à 2016. 

Paul Warren n’a pas pu bénéficier du soutien escompté par la structure. Toutefois, l’instruction du 24 octobre 2018, qui définit le fonctionnement de la cellule Thémis, oblige les employés à rediriger les victimes si leur cas ne relève pas des compétences de Thémis. Elles doivent être orientées vers d’autres structures comme Écoute Défense qui propose un accompagnement psychologique ou l’Association des victimes de harcèlement au travail (AVHT). 

Lorsque Paul Warren contacte Thémis après avoir rompu son contrat, celle-ci ne l’aiguille pas vers une autre structure. « Je les ai appelés mais ils m’ont dit qu’ils ne traitaient pas le harcèlement moral. Quand j’ai cherché de l’aide, tout le monde m’a fermé la porte. Personne n’était en mesure de m’aider », se souvient-il. 

Entre 2015 et 2020, 652 personnes ont saisi la cellule Thémis pour viol, agression sexuelle, harcèlement sexuel, discrimination, voyeurisme, outrage sexiste, propos injurieux ou captation d’image. Parmi elles, 567 sont des femmes. Les hommes l’ont saisi principalement pour des discriminations ou du harcèlement sexuel.
Infographie : Marion Galard/EPJT

L’arrêté du 31 août 2021 n’est pas le seul à dévoiler les limites de Thémis. Ses rapporteurs sont soumis à larticle 40 alinéa 2 du Code de procédure pénale. Il impose à tout agent de la fonction publique qui, au cours de ses fonctions, prend connaissance dun crime ou dun délit, den informer sans délai le procureur de la République. Or, selon linstruction du 24 octobre 2018, le signalement dun cas de HDVS dans larmée ne peut être examiné sans laccord de la victime.

« Le fait quelle doive expressément mandater la cellule Thémis pose un problème parce que ça percute les dispositions du Code de procédure pénale », affirme Benoît Luneau, juriste et ancien employé de la cellule Thémis. Cette procédure interne permet à celle-ci de se défaire de ses obligations légales. Mais elle fait peser une responsabilité supplémentaire sur les victimes qui doivent décider seules si la justice doit être saisie. 

À l’inverse, cette procédure peut aussi convaincre davantage de victimes de parler. Certaines peuvent souhaiter des procédures disciplinaires, mais pas de procédures judiciaires… 

Infographie : Aubin Eymard/EPJT

En plus de mener des enquêtes internes, les régiments doivent mettre en place des parcours de prévention afin de prévenir les violences sexuelles et les discriminations. Mais les séances de sensibilisation sur ces sujets sont rares. La cellule Thémis a produit un dispositif en 2016 composé d’un kit de prévention de trois films d’animation, d’un livret et d’un diaporama. Distribué aux chefs de corps, il leur permet d’organiser une session d’une heure trente de prévention. En réalité, ils n’y sont pas obligés. 

La cellule Thémis a une « obligation de formation », précise Benoît Luneau. Dans les faits « il n’y a pas assez de personnel au sein de la structure pour former directement l’ensemble des militaires ». En 2019, six personnes travaillaient à plein temps au sein de la cellule, soit une de plus qu’à son lancement. En renfort, des formateurs relais, aussi appelés référents mixité, sont désignés pour assurer la formation dans les régiments. 

En 2018, un rapport des députés La France insoumise (LFI), Bastien Lachaud et Christophe Lejeune, issu d’une enquête qu’ils ont menée, souligne que « à ce stade, 16 000 soldats de la force opérationnelle terrestre ont été formés. Ce chiffre progresse mais il est aujourd’hui limité par la capacité de formation de formateurs référents par la cellule Thémis (trois stages de 48 places par an). »

de l’argent pour les petits fours

Aurélien Saintoul, collaborateur de Bastien Lachaud, insiste sur le « manque de formateurs référents et une formation trop axée sur le droit, peu attractive pour les militaires du rang ou un public de jeunes élèves ». Les formateurs relais ne sont donc pas assez nombreux. 

Autre problème pointé par les deux élus, le budget insuffisant de la cellule. Elle est financée par le contrôle général des armées (CGA). Le budget de ce dernier était de 22 millions d’euros en 2019. Contacté, le ministère ne nous a pas communiqué la part allouée à la cellule Thémis.

Bastien Lachaud avait présenté un amendement en 2019 visant à transférer 1,1 million d’euros du cabinet de la ministre vers la cellule. Une provocation qui visait à évoquer le manque de financement de celle-ci. « De l’argent, il y en avait pour les petits fours, il n’y en avait pas pour Thémis. Le but était de créer une sorte de malaise », résume Aurélien Saintoul. 

« Un bilan de notoriété serait une source de désillusion »

Aurélien Saintoul

Il dénonce également un manque de publicité autour de Thémis : « Nous n’avons trouvé aucune affiche évoquant la cellule pendant notre travail sur ce rapport. Elle était très peu connue à l’époque. Aujourd’hui, je pense qu’un bilan de notoriété serait une source de désillusion. » 

Or, si le ministère des Armées ne communique pas assez sur cette structure, comment les victimes peuvent-elles la connaître et la saisir ? « Aucune de celles que nous avons auditionnées dans notre rapport n’étaient passées par Thémis », constate Aurélien Saintoul. 

Morgane Blanchet fait partie des victimes qui auraient pu saisir la cellule Thémis au moment des faits mais qui ne l’ont pas fait par méconnaissance de ce dispositif. Entre 2016 et 2017, elle a été victime de harcèlement moral et sexuel dans son régiment d’Oberhoffen, en Alsace.

Après des mois de harcèlement, elle sombre dans la dépression. En mars 2017, l’armée décide de rompre son contrat. Morgane Blanchet porte plainte. Elle n’apprend l’existence de la cellule Thémis que six mois après son départ de l’armée. Au niveau de l’institution, une enquête disciplinaire est menée par l’inspection de l’armée de terre (IAT).

Illustration : Amandine Hivert/EPJT

À cela s’ajoute le fait que la cellule Thémis est rattachée au CGA. Elle est majoritairement composée de militaires. Autrement dit, les victimes de violence sexuelle dans l’armée sont prises en charge par l’armée. Une forme d’entre soi contestable.

Manque de financement, de contrôle du bon déroulement des enquêtes, de communication et de prévention… Les dysfonctionnements ne manquent pas. 

De plus, le peu de sévérité des sanctions interroge. Il existe un réel décalage entre les sentences militaires et civiles. Comme le soulignent Bastien Lachaud et Christophe Lejeune, le spectre large des sanctions militaires, qui va de quelques jours de trou (prison) à la radiation des cadres, manque d’harmonisation.

Selon eux, le fait de sanctionner différemment les auteurs de violence sexuelle selon les grades ou les armées desquelles ils sont membres est incompréhensible. Harmoniser les sanctions leur semble nécessaire afin d’appliquer une tolérance zéro vis-à-vis des faits dénoncés.

En 2016, pour une agression sexuelle, un militaire a été condamné à 20 jours d’arrêts par l’armée. Dans le civil, il aurait pu être condamné à 5 ans de prison et payer 75 000 euros d’amende. Les peines militaires sont bien moins lourdes que celles encourues dans le civil. Si elles peuvent affecter les chances de promotion, elles ne figurent jamais dans le casier judiciaire des auteurs de violences.

Si elle partait d’un bon sentiment, la cellule Thémis ne s’est pas montrée à la hauteur de la tâche. La question du harcèlement et des violences sexuelles n’est toujours pas réglée dans la Grande Muette. 

Amandine Hivert

@amandine_hivert
22 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT.
Attentive aux actualités de la Défense et intéressée par les sujets de société.
Passée par
La Montagne, Le JDD et Le Courrier Picard.
Se destine à la presse écrite.

Marion Galard

@MarionGalard
23 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT. Intéressée par les sujets de société, la politique et l’actualité internationale.
Passée par Radio Prague International et Ouest-France. Actuellement en alternance à La Loupe, le podcast de L’Express.
Se destine au journalisme sonore (radio ou podcast).

Aubin Eymard

@AubinEymard
23 ans.
Étudiant en journalisme à l’EPJT. Intéressé par la géopolitique, le sport et le Moyen-Orient.
Passé par Le JDD et Sud Ouest.
Aspire à devenir correspondant à l’étranger et à la réalisation de documentaires.