La Ville rouge vide son sac

Au Maroc, les sacs en plastique sont interdits depuis le 1er juillet 2016. Ils continuent pourtant d’inonder les rues de Marrakech et de sa périphérie, là où les autorités sont plus laxistes.  

Par Hugo Noirtault et Maxime Buchot

Les sacs en plastique ? Oui, c’est interdit », avoue Mohammed. Cheveux brun soigneusement plaqués en arrière, barbe taillée, pull de marque sur le dos et grand sourire aux lèvres, il n’est en rien différent des autres Marrakchis de son âge. Pourtant, à 18 ans, Mohammed gère déjà deux commerces familiaux d’épices et senteurs dans le cœur du souk de la place Jemaa el-Fna. Il est d’ailleurs difficile d’identifier les odeurs tant elles sont nombreuses et diverses. Chaleureux et jovial, deux caractéristiques qui dessinent bien sa personnalité. Ce sont les armes du jeune homme au sens du commerce déjà bien prononcé.

La main dans le sac

Malgré l’interdiction, Mohammed continue de distribuer gratuitement des sacs plastique dans le souk de la place Jemaa el-Fna. Photo : Hugo Noirtault/EPJT

Son produit phare est le cristal d’eucalyptus. Ce concentré de plante est parfait pour soigner les rhumes une fois infusé dans l’eau chaude. Mohammed n’hésite pas à les agiter sous le nez des passants en vantant ses bienfaits afin de les réorienter vers ses boutiques. Une stratégie payante ! Deux jeunes femmes s’approchent et lui demandent de l’huile d’argan. Il réussit à les convaincre d’acheter plusieurs centaines de grammes de thé, des épices et quelques cosmétiques. Il s’empresse alors de sortir une poignée de sacs en plastique dissimulés sous un étal, à l’abri des regards indiscrets. Après plusieurs minutes de marchandage, les deux jeunes femmes repartent un sac plastique bleu à la main rempli de leurs emplettes elles-mêmes emballées dans des sachets plastiques individuels.

La scène a de quoi surprendre. Le royaume du Maroc a promulgué la loi n°77-15 le 1er juillet 2016. Le texte porte sur « l’interdiction, la fabrication, l’importation, l’exportation, la commercialisation » et, pour la première fois, sur « l’utilisation de sacs en matière plastique ». Le montant des amendes peut aller jusqu’à 100 000 euros en ce qui concerne leur fabrication, jusqu’à 50 000 pour ceux qui les distribuent et 10 000 pour ceux qui « utilisent les sacs en matière plastique […] pour des fins autres que celles pour lesquelles ils sont destinés ». La loi s’inscrit dans la stratégie Zéro Mika – qui signifie « zéro sac plastique » en arabe – du gouvernement. Ce texte suit l’interdiction du colorant noir dans la fabrication des emballages en 2009, et la loi 22-10 de 2010 qui prohibe « les sacs et sachets en plastique non dégradable ou non biodégradable ».

Ces lois visent à enrayer la production de sacs, à la source. Certains font cependant exception à la règle : « Les sacs en matière plastique à usage industriel ou agricole, […] isotherme, […] de congélation […] et ceux utilisés pour la collecte de déchets. » Yassine Zegzouti, président de l’association Mawarid à l’initiative de la campagne de sensibilisation Maroc sans sac plastique, a été surpris par l’engagement du royaume dans la lutte contre les sacs plastiques : « Je pense que la COP22 a accéléré cette volonté, ce qui a conduit certains à dire que ce n’était que du marketing. »

Mohammed assume être dans l’illégalité. Il affirme que la distribution des sachets en plastique « dépend de la volonté des commerçants ». Le jeune homme précise que désormais « beaucoup utilisent des paniers pour transporter leurs achats », montrant du doigt l’échoppe en face de son commerce.

Le souk de la place Jemaa el-Fna est le plus touristique de Marrakech. Les policiers se fondent dans la foule à la recherche des sacs plastiques. Mis à part Mohammed, les vendeurs sont généralement vigilants. Ils proposent des fruits secs en pot et donnent les statuettes emballées dans du papier journal. Il n’est pas rare de devoir insister pour recevoir un sac plastique.

Dans les centres commerciaux et les supermarchés, la loi est strictement appliquée. Il faut dire que les conséquences peuvent être désastreuses pour leur image. « Non, nous ne donnons plus aucun sac plastique. C’est interdit », affirment deux caissiers de l’enseigne Marjane. Seuls les sacs en matière recyclée sont mis à disposition.

Photo : Martin Esposito/EPJT

Mais, il ne faut pas aller bien loin pour qu’ils sortent de l’ombre. À 8 kilomètres au nord de la médina, dans le quartier de Sidi Ghanem, le marché de légumes en gros al-Massar regroupe fournisseurs et consommateurs. Entrepôts et étals se succèdent. Les mobylettes et triporteurs slaloment entre les passants, chargés d’animaux vivants et de légumes.

Dans l’allée principale, un marchand attend ses clients. Entre deux caisses d’aubergines, une boule de sacs en plastique rose. Quelques mètres plus loin, deux autres vendeurs patientent entre les bacs d’oranges et les pêches. Accrochés au pèse-légumes, bercés par le vent, encore des sacs en plastique roses. La présence de la police à l’entrée du marché ne semble pas dissuader ces vendeurs de proposer leurs sacs. D’autres sont plus prudents.

Plus loin, dans l’allée, un producteur de légumes plonge la main dans la caisse sur laquelle il est assis et tend un autre sac plastique à sa cliente. En face de lui, un marchand de citrons en sort un identique de sa veste et y glisse le kilo de citron acheté par des touristes. Cette omniprésence des sacs en plastique, malgré l’interdiction, est due à la « contrebande » selon Ahmed, le gérant du Café Siahmed. Situé de l’autre côté de la rue, en face de l’entrée du marché, il reconnaît tout de même en voir moins qu’avant.

La politique de l’autruche

Il suffit de s’éloigner un peu du centre de Marrakech pour se rendre compte que les sacs plastiques sont de plus en plus nombreux. C’est le cas du souk d’Ouled Hassoune, à 17 kilomètres au nord de la médina, sur la route de Fès. On y trouve de tout. Des poules aux chargeurs de téléphones en passant par les épices, des outils agricoles en fer forgés et même du pétrole liquide en bouteille.

Les vendeurs ambulants accostent les touristes, les bras chargés de cabas en plastique rigide. Ces modèles-là ne sont pas interdits, car réutilisables. Mais ils sont plus chers. Quand on lui demande un sac en plastique classique, l’homme fait la sourde oreille. Mais si on insiste, il finit par en sortir un de sa poche. Le vendeur en demande 1 dirham pour celui-ci et 2 dirhams pour les autres. La présence policière n’arrête pas ces commerçants.

Arpentant les allées du marché, un agent de police déclare que « non, les sacs plastiques ne sont pas interdits ». L’affirmation a de quoi surprendre. Visiblement, ce policier ignore la loi. La communication du gouvernement est pourtant très agressive afin de promouvoir les contenants alternatifs. L’interdiction des sacs en plastique trouve petit à petit sa place dans la vie des Marrakchis. À tel point que la plupart des personnes qui en disposent sont aujourd’hui des touristes.

Un veritable sac de noeuds

Les sacs en plastique inondent toujours les allées de la place Jemaa el-Fna, prisée des touristes. Photo : Hugo Noirtault/EPJT

L’interdiction masque des problèmes plus profonds. L’économie de la plasturgie et les emplois satellites en subissent les conséquences. Fermetures d’usines, pertes d’emplois, reconversions précipitées, les difficultés sont nombreuses.

L’image de la plasturgie en général est affectée. « Le consommateur a été induit en erreur car il pensait que l’ensemble du plastique était mauvais, alors que ce matériau n’a pas que des défauts », regrette Monsif Charaï, président de la société de valorisation des déchets Valplast et membre du conseil d’administration de la COVD (Coopération de la valorisation des déchets). « Le plastique est le matériau du XXIe siècle, les sacs en plastique ne représentent que 3 % de la production de plastique. »

Au Salon international de la plasturgie, qui s’est tenu du 5 au 8 avril dernier à Casablanca, Younes M’hamed Lahlou, président de la Fédération marocaine de plasturgie regrettait que son secteur ait « souffert d’une mauvaise presse, avec une communication réduite au seul sachet en plastique ».

Pour aider les entreprises à se reconvertir, le gouvernement a débloqué un fonds de 18 millions d’euros. Si une grande partie de l’industrie de la sacherie en plastique s’est reconvertie dans le papier, Monsif Charaï ne voit pas en cette alternative « une solution durable. Le sac en papier est limité dans l’usage, car il n’est pas résistant. Sans oublier que l’industrie du papier est gourmande en eau et énergie ».

Une histoire de moeurs

Sur la place des épices, au cœur de la médina, Bouhafid Abdelmounaïm achète des tomates. Cet habitué de la vieille ville confie que « les Marocains ne prévoient pas forcément de sacs avant de faire des achats ». S’il remarque un changement de mentalité vis-à-vis des sacs plastiques, Bouhafid Abdelmounaïm pense qu’il faut que « les marchés en soient totalement débarrassés pour les gens cessent d’en utiliser ».

Les campagnes publicitaires du gouvernement pour faire entièrement disparaître les sacs en plastique de la circulation ont, semble-t-il, eu leur effet sur les Marocains. En atteste cette vidéo produite par le ministère de l’Industrie, du Commerce, de l’Investissement et de l’Économie numérique dans laquelle Choumicha, l’animatrice de télévision la plus célèbre du pays, apprend à une Marocaine à se passer des sacs en plastique.

Source : Industrie du Maroc

Ils utilisent davantage de contenants en verre et en tissu même s’ils doivent débourser quelques dirhams pour s’en procurer. Alors que lorsqu’ils étaient autorisés, les sacs en plastique étaient distribués gratuitement. Aujourd’hui, les fournisseurs illicites demandent « 40 dirhams pour 1 kilo de sachets, contre 20 auparavant », explique Abdou, gérant du magasin Chez Bibiche, au marché central du quartier Guéliz. « Nous sommes bien obligés de suivre la loi », se résigne-t-il. C’est pourquoi il a choisi de passer définitivement aux sacs en plastique recyclé.

Yassine Zegzouti, président de l’association Mawarid, se satisfait de cette politique autoritaire : « Il y a eu des sanctions exemplaires pour faire peur aux gens. L’interdiction est vite devenue une réalité. » Il encourage la poursuite des contrôles : « Tant qu’il n’y aura pas davantage de contrôles, les commerçants continueront d’en donner. Cela peut même devenir un argument de commerce entre les marchands et desservir les plus honnêtes. »

L’apparition du secteur informel

En moyenne, chaque Marocain consommait entre « 800 et 900 sacs en plastique par an, avant 2016 », déclare Yassine Zegzouti. L’adaptation a été brutale. L’association Mawarid a mené des actions dans les écoles pour sensibiliser les jeunes Marocains, des ateliers dans les souks pour former les commerçants aux alternatives ou encore des spots publicitaires diffusés sur la chaîne de télévision marocaine 2M.

Source : Maw Arid

Si les sacs en plastique continuent de circuler depuis la mise en application de la loi, c’est avant tout parce qu’une production clandestine alimente les commerces. « À Casablanca, des industriels avaient connaissance de la loi avant qu’elle ne voit le jour et ont volontairement baissé leurs prix avant sa promulgation pour écouler leurs stocks », affirme Yassine Zegzouti. Selon lui, la majorité des sacs en plastique restant proviennent des stocks conservés.

Monsif Charaï ne se leurre pas : « Plusieurs entreprises ont gardé leurs machines et continuent d’alimenter le marché. Quand on interdit un tel produit, la contrebande surgit. ». Selon lui, les sacs en plastique proviendraient à la fois des usines informelles du pays, mais également des enclaves espagnoles de Melilla et de Ceuta, au nord du Maroc.

« Empêcher la contrebande est très compliqué, il faut contrôler chaque personne et véhicule », déplore-t-il. Une tâche ardue pour les forces de l’ordre. Sur la place des épices, un vendeur de poteries indique que « des voitures ravitaillent les commerces en sacs tous les matins ». Selon les derniers chiffres du ministère de l’Intérieur fin avril, les autorités auraient saisi plus de 421 tonnes de sacs, 70 machines, 16 véhicules et interpellé 55 personnes.

Stopper l’industrie du sac plastique en six mois était un objectif ambitieux de la part du gouvernement. Peut-être un peu utopiste dans un délai aussi court. La France connaît aussi cette inertie. Pour Yassine Zegzouti, « c’est en suspendant la loi 77-15 que l’on verra si la prise de conscience a fonctionné ou pas ».