Il y a du business dans l’air. Désormais très convoitées, les œuvres de street-art se vendent à prix d’or. Les collectionneurs se ruent sur ce nouveau marché et les collectivités multiplient les partenariats avec les artistes. Rebelle, irrévérencieux, l’art urbain côtoie les hautes sphères de la société. Quitte à trahir l’esprit originel.
Par Romain Bizeul, Bénédicte Galtier et Théo Lebouvier
En 2017, Artcurial a vendu pour plus de 4,5 millions d’euros d’œuvres de street-art, un chiffre qui augmente d’année en année. Le courant amène de nouveaux clients, souvent plus jeunes et moins aisés. « Ce public y est plus sensible qu’à l’art contemporain, réputé plus élitiste », explique Arnaud Oliveux, commissaire-priseur dans la maison. Pour lui, le street-art fait partie intégrante de l’art contemporain. Une vision qui ne fait pas l’unanimité dans le milieu, encore frileux, face à ces artistes issus de la rue.
Le fric est dans le street
Œuvre du street-artist français C215. Réalisée à Madrid, photographiée sous toutes ses coutures, elle est partagée sur Flickr et Instagram. Photo : Marta Nimeva Nimeviene/Flickr
Exposer en galerie reste un privilège de quelques élus. Le marché est très sélectif et ne donne sa chance qu’à une poignée. Malgré la multiplication des œuvres et le boom de la pratique, ce sont toujours les mêmes noms qui reviennent dans les galeries et les salles d’enchères. Parmi les Français, on retrouve Miss.Tic, Invader, C215 ou encore Speedy Graphito. Pour ce dernier, dont la carrière a débuté dans les années quatre-vingt, exposer et entrer sur le marché signifie vivre de son art, un rêve partagé par les pionniers du mouvement.
En dépit du succès de certains, par passion ou volonté de conserver une certaine crédibilité, la grande majorité garde un pied dans la rue. En revanche, les œuvres se réalisent maintenant dans la légalité, souvent via des commandes d’entreprises ou de collectivités.
« Les street-artistes se sont approprié la galerie comme la rue », affirme Laurent Rigail dans sa galerie du 3e arrondissement de Paris. Mais à l’image de l’Américain JonOne, certains ne sortent plus de leur atelier et se cantonnent désormais à une production à la chaîne d’œuvres destinées aux galeries. Créer plus pour gagner plus. Des artistes qui n’ont jamais pratiqué dans la rue vont « se faire des murs » pour gagner en visibilité et augmenter la valeur de leurs œuvres. D’autres sont même soupçonnés de faire grimper leur cote en spéculant sur le rachat de leurs toiles par leurs proches.
Les street-artistes exposent aussi sur les réseaux sociaux. Facebook, Twitter mais surtout Instagram sont devenus des vitrines de choix pour eux. Un moyen de s’exposer quand ils ne sont pas représentés en galerie. La publication sur le Web de leurs créations leur permet également de contourner l’aspect éphémère du street-art. Une fois en ligne, l’œuvre ne risque pas d’être effacée.
La valeur des artistes se mesure désormais en nombre de likes, de partages et de followers
Avec l’essor de ces réseaux, les œuvres sont diffusées de plus en plus vite et la valeur des artistes se mesure désormais en nombre de likes, de partages et de followers. Plus un artiste est suivi, plus ses œuvres sont considérées par le milieu professionnel. Sorti d’HEC, Jonas Ramuz utilise les réseaux sociaux pour promouvoir ses activités. Fondateur du collectif d’artistes Quai 36 a flairé le filon. Il voit le mouvement comme « un moyen d’intégration qui offre de bonnes vibrations et rend les gens heureux ». Jonas Ramuz le met à profit en collaborant avec Nexity, L’Oréal ou encore la SNCF.
Années soixante. Andy Warhol s’inspire de produits qui envahissent la publicité. En détournant les logos des grandes marques comme Coca-Cola, il est le premier à associer l’art à la pub. Les street-artistes lui emboîtent le pas et vont même au-delà, en collaborant directement avec les entreprises.
Une stratégie marketing qui porte ses fruits. Perrier a utilisé le slogan Inspired by street-art pour rajeunir son image et a proposé à plusieurs représentants du mouvement de réinventer ses étiquettes. Dernier en date, Jules Dedet alias L’Atlas. En 2015, 280 millions de bouteilles ont ainsi été distribuées en édition limitée. La même année, Air France a fait revisiter son logo par JonOne sur l’un de ses Boeing. La société en a profité pour commercialiser des goodies : carnets, avions miniatures ou sacs. Quant à Shepard Fairey, auteur du célèbre portrait de Barack Obama baptisé [simple_tooltip content=’the hope‘]The Hope[/simple_tooltip], ses stickers à l’effigie du catcheur [simple_tooltip content=’André le géant‘]André le géant [/simple_tooltip] se sont vendus à plus de 500 000 exemplaires depuis 1989. Il a également créé Obey, une marque de textile désormais présente dans les grands magasins de streetwear.
Quand il arrive en ville
Une œuvre de Jef Aérosol, dans le 5e arrondissement. Photo : Laure Colmant
Au-delà de sa marque, l’artiste américain Shepard Fairey s’offre aussi deux fresques dans le 13e arrondissement parisien. La dernière, une immense Marianne, s’affiche depuis juin 2017 sur l’une des tours du quartier. Avec la bénédiction du maire Jérôme Coumet, un passionné qui déploie sa politique culturelle autour de l’art urbain. L’élu est le premier à miser sur celui-ci à Paris. Il est en partenariat avec la galerie Itinerrance et différents bailleurs sociaux. Leurs liens ont donné naissance au projet street-art 13.
Formant une véritable avenue du street-art, cinquante œuvres monumentales de plus de 20 mètres chacune se déploient sur les tours du boulevard Vincent-Auriol. Le projet est signé par 22 artistes de renommée internationale. Parmi eux, on retrouve Invader, Conor Harrington, Seth, Inti, C215… Le métro aérien, qui sillonne le boulevard, est devenu un point de vue prisé pour découvrir les œuvres. L’initiative attire les touristes et se diffuse dans le reste de la capitale. Désormais les tours opérateurs proposent des visites de la ville sous le prisme du street-art.
La mairie de Paris encourage ces démarches. « Nous défendons l’esthétique et l’art dans l’espace public. Nous souhaitons conserver notre renommée de ville créative. Paris est attractif aussi bien pour les artistes que pour les touristes. De plus, ces œuvres accessibles à tous, peuvent interpeller les riverains au quotidien », explique une collaboratrice de l’adjoint à la culture de la mairie de Paris, Bruno Julliard.
On ne compte plus les villes qui misent sur le street-art pour gagner en notoriété et surfer sur l’image de modernité qu’offre le mouvement. La plate-forme web Fatcap référence 619 villes actives en arts urbains. Nombreuses sont les villes françaises qui organisent leur festival de street-art, même dans les campagnes. Le musée des Arts urbains et du street-art (MAUSA), de Toulouse-le-Château dans le Jura, en est un exemple. Sur place, 22 000 mètres carrés sont dédiés à l’art urbain sur un site d’anciennes forges désaffectées. Banksy, Thoma Vuille (alias Monsieur Chat) ou encore Jérôme Mesnager y ont été mis à l’honneur l’an passé.
La ville de Lurcy-Lévis s’est autoproclamée capitale de l’art urbain
En avril 2017, Gilles et Sylvie Iniesta ont mis en place le projet Street-art City à Lurcy-Lévis, dans l’Allier. Ils proposent aux visiteurs « une promenade architecturale et artistique » à travers les œuvres qui ornent les bâtiments désaffectés qu’ils ont racheté. Le couple est fier d’avoir déjà accueilli 200 artistes en résidence et enregistré des pics de fréquentation à 422 visiteurs. Une fois les lieux recouverts, ils prévoient déjà de recouvrir des murs par d’autres œuvres de street-artistes. « En 2021, nous recouvrirons toutes les chambres pour continuer à faire vivre notre projet », explique Gilles Iniesta. Au nord de l’Auvergne, la petite commune profite de cette exposition au milieu des champs. Sur son site web, la ville s’est même autoproclamée capitale de l’art urbain.
Au-delà de l’attractivité touristique qu’il génère, le street-art permet aussi d’accompagner les projets de rénovation urbaine. De plus en plus, les artistes sont appelés à égayer les chantiers moroses. Baimba et Louna, chargés d’exposition et de projet chez Itinerrance se remémorent encore le premier projet qu’ils ont accompagné. Fin 2013, avant la démolition d’un immeuble de la capitale, la Tour 13, 108t street-artistes ont été mobilisés. « Durant trente jours, les curieux n’hésitaient pas à faire dix heures de queue devant l’immeuble pour entrer. »
À Saint-Pierre-des-Corps, près de Tours, le Pôle Arts & Urbanisme (Polau) allie également ces deux aspects. Ses actions nationales s’orientent ainsi vers la peinture de rue et le graffiti en relation avec l’urbanisme. Initialement orienté vers le théâtre et la performance de rue, le Polau accorde une part croissante de ses activité au street-art.
Sur toutes les lignes
À la gare d’Austerlitz (Paris), ce personnage décore les palissades des travaux. Photo : Laure Colmant
Les graffitis ont longtemps été les bêtes noires de la SNCF et de la RATP les deux entreprises ont longtemps combattu les vandales qui graffaient leurs voitures, les gares ou les stations. Depuis cinq ans, pourtant, leur vision évoluent. LA SNCF a fait appel au collectif Quai 36 pour habiller la gare du Nord d’œuvres de street-art lors des travaux en 2015. Jonas Ramuz, le directeur de Quai 36, explique qu’à l’occasion, 4 000 mètres carrés ont été peints. Un chantier est un espace hostile. Plutôt que de traverser ce site moche et en travaux, on offre aux gens de l’émotion, grâce au street-art. On illumine le parvis et on apaise l’esprit. » L’homme d’affaires, qui a fait ses études à HEC, considère cependant le street-art avant tout comme un business.
« On favorise les interactions entre les voyageurs et les artistes »
Sylvain Bailly, directeur des affaires culturelles SNCF gares et connexions
Depuis, la SNCF a passé contrat avec Quai 36 pour de nouvelles opérations. Avec 3 000 gares et 10 millions de voyageurs, les rénovations offrent une certaine visibilité pour les street-artistes qui participent aux projets. À l’image des pianos qu’elle met en place dans les gares, la SNCF se saisit du street-art pour développer son offre culturelle et comptabilise déjà une dizaine d’opérations d’art urbain À chaque fois, le public est conquis. En proposant des résidences d’artistes, on favorise les interactions entre les voyageurs et les artistes, explique Sylvain Bailly, le directeur des affaires culturelles SNCF gares et connexions.
Même son de cloche à la RATP. La société a, elle aussi, fait la guerre aux graffeurs pendant de nombreuses années. Le procès de Thoma Vuille avait fait grand bruit. Ses chats, peints sans autorisation dans les couloirs de la station Chatelet, avaient déplu à la RATP. Le procès s’est soldé par une indemnisation symbolique.
Depuis la hache de guerre est enterrée. À la manière des musiciens du métro, le street-art entre pleinement dans la politique culturelle de la société de transport francilienne. C’est un combat permanent de concilier la propreté de nos espaces et de nos trains tout en encourageant l’offre culturelle, reconnaît Jean-Michel Leblanc, le responsable de l’unité patrimoine et production événementielle de la RATP.
L’art urbain séduit tant et si bien qu’une vingtaine de stations seront concernées par des événements d’ici fin 2018. Jordan Saget, Jean Faucheur ou Conor Harrington illustrent ces collaborations multiples et variées que cofinance la RATP. On pense que le street-art se résume à la bombe, mais il va bien au-delà. Nous souhaitons proposer à nos voyageurs des découvertes telles que l’affiche revisitée, la photo, le collage…» poursuit Jean-Michel Leblanc.
La RATP revendique un véritable « ADN culturel, design et artistique »
Dans l’imaginaire de chacun, le terme « graffiti » reste souvent associés au vandalisme, celui de « street art », quant à lui, appartient davantage à une démarche artistique. La RATP revendique un véritable « ADN culturel, design et artistique ». Jean-Michel Leblanc le rappelle : déjà au début du XXe siècle, le métro parisien avait misé sur les célèbres entrées de stations Guimard, pourtant décriées à l’époque. L’entreprise cherche à entretenir cette image ouverte et en avance sur son temps en surfant sur la vague du street-art.
Une question d'image
Graffeur à Tours. Photo : Romain Bizeul/EPJT
Les street-artistes ont pourtant encore du mal à se défaire de l’image de vandale qui leur comme à la peau. La pratique est diverse au point qu’il est difficile d’en définir les contours, même pour les acteurs du mouvement. Un flou qui amène la confusion.
Il est courant de dire aujourd’hui que le street-art est un art urbain. Dans les faits, c’est plus complexe, chaque acteur ayant sa propre définition. Le commissaire-priseur Arnaud Oliveux l’englobe dans l’art contemporain. Julie Cassio, graffeuse et étudiante aux beaux-arts, introduit une nuance de taille : « Le street art est commercial tandis que le graffiti est plus engagé ». Un avis qui fait écho à celui de la RATP qui préfère utiliser le terme de street-art pour ne pas choquer ses usagers.
« L’art urbain vend une histoire qu’il ne possède pas »
Tristan Trémeau
La journaliste et critique d’art Stéphanie Lemoine, quant à elle, considère le street-art dans son ensemble comme « subversif ». Mais force est de constater que, pour un art rebelle, il est désormais fortement institutionnalisé. Il est aujourd’hui utilisé par les marques, les entreprises et même les collectivités pour son image jeune et tendance. Ainsi, la pratique ferait partie intégrante d’un système qu’elle dénonce.
À l’instar d’André, qui ne fait que de collaborer avec des marques de luxe, quelques artistes profitent également de l’image de la rue dans une démarche marketing. Certains s’inventeraient même des origines populaires : un street-artiste issu des beaux quartiers séduit moins les classes supérieures.
Il est désormais tendance de mettre un bout de mur dans son salon. Un véritable « besoin de bohêmisation » que met en lumière l’historien et critique d’art Tristan Trémeau. Ce dernier n’est pas tendre avec le mouvement. «Le street-art est trop évident, tant dans sa réalisation que dans son message, reproche-t-il. L’art urbain vend une histoire qu’il ne possède pas.
L’image « street » utilisée par certains artistes peut également devenir un fardeau une fois la reconnaissance obtenue. À l’instar de Jean-Michel Basquiat, certains aspirent à entrer sur le marché de l’art contemporain, bien plus rentable. Mais le milieu reste difficile à conquérir lorsqu’on a fait ses armes dans la rue. Beaucoup cherchent donc à se défaire de l’étiquette d’artiste urbain par laquelle ils se sont fait connaître. C’est le cas de Claude Closky, artiste contemporain qui occulte désormais son passé de graffeur, au point de l’effacer de sa biographie.
Parmi les pionniers du street-art, beaucoup on fait leurs classes aux beaux-arts. La rue leur a servi de tremplin pour se faire connaître à l’époque où les galeries ne les exposaient pas. C’est le cas Jean Gabaret alias « Vive la peinture ». Son fils Jim, réalisateur du documentaire Ceci n’est pas un graffiti, connaît bien la question. Attablé au pub Le Gay-Lussac, repaire des normaliens dont il fait partie, il analyse : « Vendre n’est pas le souci, mais ne faire que ça pose question. D’autant plus lorsqu’on se réclame d’un mouvement gratuit par essence. »
Très critique de cette tendance, Tristan Trémeau questionne ce qu’il appelle le « populisme esthétique » des industries culturelles. Pour lui les nouvelles élites valorisent le street-art à l’excès. Xavier Niel et son musée Art 42 en sont la représentation parfaite. L’homme d’affaires se targue d’avoir ouvert la première institution du mouvement. Le business et la politique ne sont jamais très loin.
En 1991, alors ministre de la Culture, Jack Lang avait proposé une exposition d’art urbain à l’arche de La Défense. Une stratégie d’ouverture populaire toujours d’actualité. Positionnée dans le bureau d’Emmanuel Macron, à l’Élysée, une Marianne revisitée par Shepard Fairey permet au nouveau président de construire son image branchée. Une récupération politique que dénonce l’artiste américain dans l’ensemble de son œuvre. Interrogé à ce sujet, le président de la République n’a pas souhaité répondre.