Qu’est-ce qui fait tourner la rotative ?

Presse Miehle pour l’impression d’un journal, 1939. Photo du domaine public

Site internet d’informations locales, critique de l’action municipale mais aussi source de réflexion sociologique sur Tours et ses environs, La Rotative demeure un mystère. D’autant que ceux qui y contribuent préfèrent se calfeutrer dans l’anonymat. Média d’opinion, d’opposition ou simple militantisme de gauche ?

Par Léo Juanole

Pour contacter ceux qui écrivent dans La Rotative, pas de coup de téléphone, pas de rendez-vous. Juste un échange de mails, par souci d’anonymat. Un dénommé F. fait l’intermédiaire avec deux rédacteurs qui ont accepté de répondre à nos sollicitations : M., un homme et L., une femme. C’est tout ce qu’on saura d’eux.

La Rotative, c’est un site appartenant au réseau Mutu, qui regroupe une quinzaine de sites d’information participatifs et antiautoritaires, comme Rebel Lyon (2005) et Paris Luttes (2013), tous agrégés sur mutu.mediaslibres.org. Ces « médiactivistes » , comme les appelle le sociologue [simple_tooltip content=’auteur de Médiactivistes avec Dominique Cardon’]François Granjon[/simple_tooltip], sont critiques « contre les hégémoniques » et dénoncent les médias soumis aux pouvoirs économiques et politiques. Ils sont également des critiques «  expressivistes » qui défendent un discours médiatique alternatif, basé sur une vision participative.

Pour comprendre la naissance de La Rotative, il faut revenir en novembre 2013, date de lancement du site.
« La Rotative est née de la rencontre de divers éléments : la frustration partagée par nombre de militants et de militantes politiques à l’égard de la nullité du paysage médiatique local, notamment dans sa couverture des luttes sociales ; l’existence de projets de médias alternatifs type journaux muraux ; la mise à disposition, par le collectif Rebellyon, d’un outil permettant de mutualiser les compétences techniques nécessaires au fonctionnement d’un site d’information. L’ambition était de proposer un espace de contre-information ouvert aux contributions extérieures, de donner de l’écho aux luttes sociales locales et de proposer des analyses critiques », explique F. Elle précisera que cette volonté reste inchangée.

Le site est visité en moyenne 50 000 fois par mois. La page Facebook comptabilise presque 4 000 likes, le compte Twitter plus de 3 000 abonnés. La plateforme revendique 460 comptes auteurs. Comme l’explique L., «  tout repose sur l’engagement de chacun » puisque « le site ne perçoit aucune source de financement ». Ses contributeurs sont donc bénévoles et militants.

Pas de locaux ; tout se fait sur la plateforme gérée par un collectif d’animation paritaire.

Une soirée au bar Chez Colette. Photo TMV.

Quelques réunions physiques ont eu lieu, notamment au début de l’aventure, au 12, rue Louis-Mirault, siège de l’association Émergence et d’un local loué par une amicale de la SNCF, comme le confirme un bénévole de l’association : « Une salle de 50-100 places, qui sert parfois à accueillir des associations qui font des réunions le soir ou le week-end… Mais le CE de la SNCF n’est pas toujours au courant de ce qui s’y passe. »

D’autres recherches nous mènent au premier étage du bar Chez Colette, au 57, quai Paul-Bert, qui servait initialement de lieu de conférence de rédaction. Ce sont les deux seules adresses qui pourraient s’apparenter à une présence géographique de La Rotative. Tout le reste se passe virtuellement.

« Un autre regard sur l’actu »

M. détaille le parcours de publication. « N’importe qui peut créer un compte et accéder à l’interface privée du site pour proposer un article. Nous ne publions pas toutes sortes de points de vue. Nous nous référons à une charte. Les articles sont relus, le collectif d’animation peut proposer des reformulations, des améliorations du titre ou de la mise en page, des illustrations, etc. Toutes ces propositions font l’objet d’échanges avec les contributeurs ou contributrices avant publication. »

Pour certains étudiants, comme Jeanne, La Rotative est une « référence en matière d’infos alternatives en Touraine : des reportages fournis, des angles originaux et de bons sujets sur les luttes sociales. Ça donne un autre regard sur l’actu ». Preuve d’une popularité locale croissante.

D’autres médias en ligne ont vu le jour en Touraine comme 37 degrés et Info-Tours, (tous deux nés en septembre 2014 et désormais réunis) mais ceux-ci se sont positionnés sur l’information de proximité, comme le fait La Nouvelle République, le quotidien régional.

Quatre ans après son implantation à Tours, La Rotative a organisé une cagnotte Leetchi. Celle-ci a récolté 2 291 euros, dépassant de peu le plafond initialement fixé à 2 000 euros. Cette somme a été utilisée pour payer les frais de gestion du site, des affiches et des stickers et de défrayer quelques rédacteurs engageant des dépenses dans leurs déplacements.

« Critiquer l’action d’un élu, c’est potentiellement se priver du petit encart publicitaire qui permettra au média de vivre »

M. de La Rotative

Parmi ces donateurs, on trouve un professeur de l’université de Tours. Contacté, celui-ci explique que, au sein de la faculté tourangelle, La Rotative est très populaire. Pour lui, « ils font vivre la démocratie », quand « La Nouvelle République est complaisante envers les autorités ». La Rotative serait donc « une sorte de contre-pouvoir, de poil à gratter ».

Ce lecteur universitaire s’intéresse à la politique locale – et donc à La Rotative – depuis que le directeur du Centre d’études supérieures de la Renaissance (CESR), Benoist Pierre, a décidé de se lancer dans la course aux municipales sous l’étiquette LREM. « Au centre de recherches, il est le contraire de ce qu’il dit dans sa campagne » s’énerve le professeur qui a la sensation que le directeur a « instrumentalisé et abandonné » son poste.

Une collègue enseignante dit connaître quelques contributeurs, des « jeunes trentenaires en situation d’études élevée, mais socialement précaires, intellectuels, plutôt masculins ». Ce qui l’a intéressée, c’est un article sur la dimension « sociologique et les questions urbaines de gentrification. Depuis, j’ai mis La Rotative dans mes favoris ».

La Nouvelle République est le quotidien de presse quotidienne régionale basé à Tours. Photo Romain Pichon/EPJT

La critique du quotidien régional est récurrente dans les lignes du pure player. M. reproche à La Nouvelle République « une complaisance éhontée à l’égard de la classe politique locale. Ce qui s’explique notamment par la relation d’interdépendance entre journalistes et politiciens : les journalistes ont besoin d’entretenir de bonnes relations avec les hommes et femmes politiques locaux pour remplir leurs pages ; les hommes et les femmes politiques locaux ont besoin des journalistes pour exister. » S’ajouterait à cela la dépendance financière des médias locaux à l’égard des collectivités : critiquer l’action d’un élu, ce serait potentiellement se priver du petit encart publicitaire qui permettrait au média de vivre.

Accusé de complaisance par La Rotative pour un papier sur Philippe Chalumeau, un député LREM du cru, le journaliste politique de La Nouvelle République, Olivier Pouvreau, se défend de tout publi-reportage. « J’ai eu l’initiative à 200 %. Dans un grand quotidien parisien, ils ont fait pareil. »

Pour lui, la PQR est victime d’une vision souvent manichéenne. « Un jour on est “La Nounou”, un autre “La Nouvelle Répugnante”. » Il prône une éthique personnelle : « Pas de dîners en ville, pas de sortie privée, pas de repas entre quatre yeux ni de vacances… Le revers de la médaille, c’est qu’on n’a pas cette petite foule de petites informations. »

La Rotative, qu’il reconnaît ne pas lire souvent, est pour lui « un outil d’information et d’analyse de la société au quotidien, plus d’opinion que d’information… un poil à gratter ». On y revient.

Au sujet des polémiques suscitées par leurs articles, M. et L. restent impassibles. « Nous recevons parfois des demandes de dépublication ou des menaces de procès en diffamation. Nous n’avons jamais daigné réellement répondre, à part pour refuser de dépublier. »

Capture d’écran de la publication mettant en cause un article de La Nouvelle République.

signé jibédé

Malgré une forte volonté d’anonymisation des plumes, La Rotative a ses signatures : Bonnie and Clyde, Samira Drexler, la famille Marcireau, le Comité des vengeurs ligériens, Maggie Zapata, Jean-Philippe Hervite-Déperle, Jean-Jacques Ryllick. Et Jibédé.

Ce dernier est, de son propre aveu, un « bobo de Velpeau de 50 balais, un vieux briscard de l’underground médiatique ».

Après douze ans passés à France Bleu, il est désormais l’animateur de Polemix et La Voix off, émission diffusée sur Radio Béton. Joignable facilement, il se définit comme « un usager » du site, au même titre que les autres contributeurs. Pour lui, la doctrine se résume à ça : « Vous n’avez pas de carte de presse ? C’est pas grave, publiez. Il n’y a pas de starisation, on est dans le DIY… Et on n’est pas tous d’accord entre nous. »

« J’ai une grande gueule »

Sur l’identité des différentes personnes qui écrivent dans La Rotative, Jibédé demeure abstrait, mentionnant des « gens différents, comme des instits qui écrivent un seul et unique article ». Mais, pour lui, c’est bien un média, « au même titre que le site de ce salopard d’Alain Soral », ajoute-t-il.

Personnalité clivante dans l’espace public tourangeau, Jibédé ne fait pas l’unanimité (et il s’en réjouit). Un colistier de Benoist Pierre brosse son portrait : « C’est un connard fini ce type, un cinglé… mais aussi un très bon orateur. Il faisait partie de ceux qui venaient chanter quand on tractait sur les marchés. Il disait aux personnes : “C’est la république de la marche arrière, ce sont des assassins”. » Le principal intéressé préfère ironiser, goguenard : « J’ai une grande gueule parce qu’on est dans un pays libre, sans nazis dans la rue. Sinon je ferais pas le malin. »

Jibédé observe l’émergence de médias comme La Rotative avec beaucoup de bienveillance. Il est critique du service public « au service du pouvoir » et des grands groupes de presse. « Un journaliste, avant d’être un Jack London, c’est un salarié. Il a un patron. Et jamais un journaliste possédé par Bouygues fera une enquête sur le nucléaire. »

De quoi faire réfléchir ceux dont les rotatives tirent difficilement. La Rotative, elle, tourne à plein régime.

Pendant la campagne des municipales, au printemps dernier, nous avons interrogé les candidats sur le média tourangeau. Claude Bourdin, candidat C’est au Tour(s) du people à la mairie de Tours, voit d’un bon œil le média. « Je trouve que La Rotative a un ton indépendant et intéressant. C’est un média alternatif qui relaie de l’information, la traite, apporte un avis et prend position. Leur ton cash m’amuse quelquefois. »

Il lui arrive de les croiser lors d’événements. « Ils ont toujours un peu de distance par rapport à ceux qui font de la politique. On se dit bonjour mais ils veulent farouchement garder leur indépendance et, surtout, ne pas copiner. Ils sont prudents, ce que je comprends parfaitement. » Claude Bourdin avoue être dérangé par l’anonymat de la plupart des rédacteurs. « Ça manque de courage. C’est un peu facile d’égratigner sans s’exposer. J’aime bien que les journalistes signent leur papier. »

Le nouveau maire de Tours, Emmanuel Denis, pourtant souvent critiqué, a déclaré, laconique : « Je suis pour la liberté de la presse, la presse indépendante, l’initiative citoyenne, alors je suis pour La Rotative. »

Le candidat du Rassemblement national, Gilles Godefroy, joint par SMS, a avoué « ne pas connaître » l’existence de La Rotative.

Quant à Christophe Bouchet, le maire sortant, il n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations.

Dans les rangs du candidat LREM Benoist Pierre, l’anonymat pose problème. Notamment à Arnaud Roy, visé par un article. Il reste amer. « Je n’ai aucun respect pour ce qui n’est pas du journalisme mais surtout aucun respect pour la lâcheté consistant à écrire un soit disant article, à charge, sans que son auteur se fasse connaître. » D’autres colistiers LREM parlent de « site d’extrême gauche, pas un média », « un peu comme le Boulevard Voltaire, mais orienté à gauche ».

Peut-on pour autant nier leur qualité de média ? La réponse de M. est intéressante et plutôt subtile. « On se définit bien comme un média, un espace d’information. Par contre, même si cela anticipe sur une autre question, il n’a jamais été question de faire du journalisme au sens où cette notion est communément acceptée. Et cela même si les contributions peuvent prendre des formes proches de celles du journalisme  comme les enquêtes, les interviews, etc. Par exemple, il n’est pas question d’aller recueillir la parole des personnes mises en cause, comme le veulent les soit disant bonnes pratiques journalistiques. »

Photo de couverture de La Rotative sur Twitter

Sur le volet fake news et vérification des informations, L. revendique le sérieux, sinon le professionnalisme, de la part de l’équipe. « Nous vérifions les informations quand elles sont susceptibles de prêter à un caractère diffamatoire. Il arrive aussi souvent concernant les informations locales que nous relayons d’y avoir assisté nous-mêmes physiquement en tant que militant, la vérification en est simplifiée. »

Mais le site, qui se veut « site collaboratif d’informations locales, Tours et alentours » propose également des articles sur des sujets plus globaux, dans les rubriques Analyse et Mémoire. Alors, est-ce un média local ?

L. répond. « L’adjectif “local” marque l’implantation du site. Il traite de ce qui nous concerne localement. Mais les articles Mémoire ou A lire ailleurs permettent aussi de traiter de faits qui peuvent paraître plus lointains, mais qui touchent, de fait, au local. Cela peut aussi servir à visibiliser les autres sites du réseau Mutu. On ne peut nier que notre espace géographique est imbriqué dans un grand tout qui nous touche. »

L’espace médiatique étant lui aussi imbriqué dans un grand tout, La Rotative a su gagner sa place, à Tours et ses alentours.

Léo Juanole

@leojnl
23 ans
Vient de terminer son Master de journalisme à l’EPJT,
spécialité radio.
Passé par France Culture, Télérama, L’Humanité, Vanity Fair, La Nouvelle République, Paris Normandie
Havrais lecteur, auditeur, spectateur curieux et prolixe.