Le datajournalisme repose sur la récupération et l’analyse de données. Vidéo : Emilie Chesné/EPJT

Le datajournalisme se développe peu à peu dans tous les titres de presse quotidienne régionale. Mais le manque de moyens se fait davantage sentir chez ceux qui ne lui dédient pas de poste. Face aux difficultés, les journalistes de données collaborent entre eux et laissent entrevoir une plus grande entraide au sein de la PQR.

Par Emilie Chesné

Courbes, cartes, histogrammes… Ces visualisations envahissent nos fils d’actualités depuis le début de la pandémie. L’explosion des données liées à la crise sanitaire a démultiplié le nombre d’articles fondés avant tout sur des chiffres. La presse quotidienne régionale (PQR) n’y échappe pas : les lecteurs ont besoin de connaître la situation au plus près de chez eux. 

« D’un seul coup nous avons eu un volume de données important sur les indicateurs du Covid-19. » Frédéric Sallet est responsable éditorial du service infographie à Sud Ouest. Il espère que la crise sanitaire aura été l’occasion de montrer qu’« avoir des journalistes capables de traiter cette masse de contenus, d’en extraire l’information et de les adapter est un vrai plus ».  Mais certains titres ne veulent pas, ou ne peuvent pas, investir dans un poste dédié. Pourtant, les datajournalistes ont plus d’un tour dans leur manche pour participer au développement numérique de la PQR.

Il n’existe pas une définition unique du journalisme de donnée. Pour une expérience optimale il est conseillé de visionner la vidéo sur Smartphone. Vidéo : Emilie Chesné/EPJT 

Pendant les années deux mille, face à la révolution numérique, la presse quotidienne régionale a eu du mal à se positionner. Ses difficultés à trouver un modèle économique viable sur Internet et le vieillissement de son lectorat papier l’ont affaiblie. Applications mobiles, podcasts, vidéos, réseaux sociaux… les titres de PQR cherchent de plus en plus à innover pour suivre l’évolution des usages du numérique et des préférences de leurs lecteurs. 

Pour être rentables sur le Web les deux principales solutions sont l’abonnement et la publicité. Dans les deux cas, le journalisme de données s’avère utile. Les visualisations produisent généralement beaucoup de trafic. Facilement compréhensibles, les cartes et les graphiques sont très partagés sur les réseaux sociaux. Les tweets du journaliste Nicolas Berrod du Parisien sur l’évolution de la situation sanitaire sont très suivis. L’une des infographies les plus populaires publiées sur son compte a récolté plus de 100 likes.

Mais ce sont les sujets proches des lecteurs qui fonctionnent le mieux. Ainsi chacun d’eux peut observer les effets du premier confinement sur la situation financière des habitants de son département grâce à des cartes interactives publiées par Ouest-France.

Pour rendre service à ses lecteurs, Le Télégramme a proposé en 2021, sur son site, un comparateur des programmes des candidats aux élections régionales en Bretagne. « C’est en PQR que le potentiel en datajournalisme est le plus important. La donnée qu’ils utilisent a un écho très local. Les articles sont ainsi centrés sur l’utilisateur et sont donc très engageants », analyse Karen Bastien, cofondatrice de l’agence de création de datavisualisation sur-mesure Wedodata. 

L’analyse de données permet aussi aux titres de renouveler leurs angles. La France compte 13 régions, 100 départements et 36 000 communes. Chacune de ces collectivités territoriales dispose de données sur son fonctionnement, ses infrastructures et ses habitants. De quoi obtenir des données très précises sur le territoire… et de nombreuses idées de sujets.

Stéphane Sicard, journaliste web à L’Indépendant confirme : « Nous pouvons nous emparer de tout ce que ces données ont à offrir. Même lorsque nous retombons sur des marronniers, elles peuvent apporter une véritable bouffée d’oxygène avec de nouveaux angles. »

Journalisme de données,

journalisme de difficulté
Les datajournalistes maîtrisent au minimum un outil de traitement des données . Photo : Emilie Chesné/EPJT

S’il existe des journalistes capables d’analyser des données dans la plupart des titres de presse quotidienne régionale, peu d’entre eux ont été embauchés en tant que datajournaliste et rares sont ceux qui l’ont été sur un poste dédié. 

Dans les groupes de presse pour lesquels la data n’est pas un enjeu, la production d’articles à partir des données est « très variable et dépend de l’appétence des journalistes », souligne Christophe Le-Bas. À L’Aisne Nouvelle, où il travaillait avant, il était le seul à s’intéresser à ce domaine. Difficile de se lancer dans des sujets data dans ces conditions. Au contraire, dans d’autres titres, tels que Le Télégramme ou Le Parisien, des pôles sont destinés à la recherche et à l’analyse de données.

Appuyer sur les logos des titres de PQR pour obtenir plus de détails sur leurs stratégies en termes de datajournalisme. Infographie : Emilie Chesné/EPJT

De grandes disparités se dessinent ainsi entre les journalistes de PQR. Pour ceux qui n’ont pas de poste dédié au datajournalisme, le manque de temps se fait sentir. À L’Indépendant, Nicolas Monnet confie ses difficultés à faire du journalisme de données : « Lorsque nous prenons le temps de faire du datajournalisme, c’est au détriment d’autres sujets car nous devons alimenter le site internet en continu de 7 heures à 23 heures. »

Son chef de service, Stéphane Sicard, considère que l’écart entre les titres s’est avant tout creusé à cause d’un manque de moyens. Il se dit frustré face aux «  monstres du datajournalisme qui ont amené le métier à un niveau difficilement rattrapable. Nous cherchons comment faire pour franchir la petite étape qu’il nous manque ».  Ce sont surtout les plus grands groupes, capables d’embaucher, qui tirent leur épingle du jeu. « On rêverait d’avoir un développeur et des outils un peu plus poussés, résume Nicolas Monnet, mais la rédaction est plus en quête d’économies que de dépenses. »

« On peut avoir l’impression que notre travail, c’est juste de l’informatique »

Solange Recorbet, cheffe des informations
et datajournaliste au Progrès

Ces contraintes de temps et de moyens sont mal comprises au sein des rédactions.  « Il faut parfois quatre ou cinq heures pour dépatouiller un fichier, calculer des moyennes ou des corrélations. Certains collègues peuvent penser qu’on est fous ou inefficaces », constate le journaliste de L’Indépendant.

« Pour certains collaborateurs, lire un tableau Excel file des boutons », ironise Solange Recorbet. Rien d’étonnant quand on sait que la plupart des journalistes sont issus de parcours littéraires. Une enquête de 2014 sur les candidats au concours d’entrée de cinq écoles de journalisme (Cuej, Ejcam, EJDG, Ijba, IPJ) révélait que plus de 91 % des admis étaient issus de formations en lettres, sciences humaines ou sciences politiques.

Pour ne pas donner « l’impression que [son] travail, c’est juste de l’informatique », la datajournaliste du Progrès préconise de faire preuve de pédagogie dans les rédactions. Le « secret », confie Stanislas de Livonnière, responsable de la cellule data au Parisien, est de « ne pas parler de données. Les gens ne veulent pas savoir comment nous avons fait mais veulent une réponse journalistique ».

L’ouverture des données,

clef de voûte du datajournalisme
Les portails d’open data permettent aux citoyens de consulter, télécharger et utiliser librement les données disponibles. Photo : Emilie Chesné/EPJT

Plus que le manque de moyens et de reconnaissance, le principal écueil mentionné par tous les datajournalistes interrogés est l’accès aux données. Faute d’en trouver, ils renoncent parfois à leurs sujets. Au Progrès, Solange Recorbet rêve de réaliser un article sur l’emplacement des dos d’ânes dans les départements qu’elle couvre. Problème : « Il n’y a pas de fichier existant, ni au niveau départemental ni au niveau national. La seule carte à jouer serait de faire appel aux lecteurs pour les recenser ou de les identifier sur Google maps. » Un énorme chantier.

Même lorsque les données sont accessibles, les formats sont parfois inadaptés. Un problème que connaît bien Christophe Le-Bas à La Voix du Nord : « On nous envoie parfois des fichiers en format PDF. Pas facile d’en récupérer les données simplement avec Excel… » Les changements de méthode de saisie des données, le manque d’explication autour de celles-ci peuvent aussi rendre difficile leur exploitation et augmentent le risque de faire des erreurs d’interprétation.

Pourtant, en 2020, la France s’est classée troisième au palmarès de l’Open Data Maturity Report, réalisé par la Commission européenne pour observer l’évolution des pays de l’Union en matière d’ouverture des données publiques. La France apparaît comme leader de l’open data (donnée ouverte) aussi au niveau mondial. En 2019, elle se hissait à nouveau en deuxième position du classement « Ourdata Index » de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE).

Des prouesses, permises par la loi pour une République numérique. Elle garantit depuis 2016 « l’ouverture par défaut des données des administrations publiques » dans les communes de plus de 3 500 habitants. Cependant, la libération des jeux de données reste progressive et les plus de 65 600 administrations publiques françaises ne franchissent pas toutes le cap au même rythme.

La situation est ainsi très différente selon les endroits où sont implantés les titres de PQR. Au Courrier Picard, les journalistes ont d’abord demandé à la ville d’Amiens qu’elle libère ses données mais leur appel est resté sans réponse. S’il est possible de trouver des données sur Amiens sur la plateforme data.gouv.fr, celles-ci n’ont pas été publiées par la ville elle-même : « Il n’y a pas d’efforts locaux, l’impulsion vient plutôt des ministères, regrette Santiago Richard, chargé des produits numériques du journal. Les journalistes ont fini par abandonner. »

Tout dépend donc de la volonté des dirigeants des collectivités territoriales de développer l’opendata. Dans « les départements, les communes ou les agglomérations où personne n’est sensibilisé et ne pousse dans le sens de l’ouverture des données, c’est très compliqué ». Nicolas Monnet, à L’Indépendant, connaît bien le phénomène qu’il évoque : le conseil départemental des Pyrénées-Orientales, où il travaille, n’a publié que 13 jeux de données sur data.gouv. En comparaison, celui de la Mayenne, qui compte pourtant  180 000 habitants de moins, en a publié 293. 

Certaines collectivités, peu habituées au concept de données ouvertes, se méfient de l’utilisation qui pourrait en être faite. Dans ces cas-là, selon le journaliste, difficile d’insister : « Une fois, j’avais demandé des données à une administration. Elle avait fait remonter à ma rédaction que c’était une démarche curieuse de ma part… » Les médias peuvent saisir la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada), chargée d’examiner les demandes des citoyens d’accès aux données. Mais en PQR, les rédacteurs hésitent car « ils ont besoin d’entretenir de bonnes relations avec les politiques et les administrations, sinon ceux-ci ne leur diraient plus rien », souligne Nicolas Monnet. 

Au contraire, Frédéric Sallet, de Sud Ouest, pense que les journalistes ont un rôle à jouer. « S’ils ne font pas appel aux données, les collectivités ne sont pas incitées à les publier. Il faut user de ce droit pour le faire progresser. »

La collaboration, formule gagnante

pour les datajournalistes

En 2019, des datajournalistes de tous horizons se sont retrouvés pour un nouveau « journocamp » à Bordeaux dans les locaux de Sud Ouest. Photo : Sud Ouest

Pour défendre l’ouverture des données et tenter de dépasser les difficultés qu’ils rencontrent, les datajournalistes de PQR appliquent deux principes empruntés à la culture geek : le partage et la collaboration. De ce besoin d’échanges est né le collectif Data+local. Il rassemble treize titres de presse quotidienne régionale, le magazine hebdomadaire La Gazette des communes, ainsi que l’Agence France Presse et Wedodata. 

À l’initiative du projet, Cédric Motte, journaliste pour le groupe Centre France, invite en 2017 ses confrères à le rejoindre à Clermont-Ferrand pour participer au premier « journocamp ». Un séjour fait pour se rencontrer et travailler sur des sujets communs autour des données. 

« On n’aurait jamais imaginé des journaux de différents territoires se regroupant pour travailler sur des sujets communs »

Julien Jego, journaliste de données à La Montagne

En janvier 2020, une dizaine de titres régionaux publie une série d’enquêtes sur les liens entre l’industrie pharmaceutique et les professionnels de santé, sous le hashtag Transparence CHU. « Data+local a créé ce qu’on n’aurait jamais imaginé avant : des journaux de différents territoires se regroupant pour travailler sur des sujets communs, se réjouit Julien Jego, journaliste à La Montagne. Cela encourage le développement d’une union de la PQR. »

De telles collaborations restent rares. Difficile de concilier le travail quotidien avec la réalisation d’une enquête au long court. Frédéric Sallet aimerait que le collectif puisse faire davantage de projets communs « mais on se retrouve face à la réalité des rédactions de chacun. Nous n’avons pas le temps de tout faire ». 

Malgré le manque de temps, de moyens et parfois de données ou de reconnaissance des datajournalistes de PQR au sein de leurs rédactions, Karen Bastien, fondatrice de Wedodata, reste optimiste : « Le Covid a montré que la data est partout. On est partis de zéro mais, aujourd’hui, le datajournalisme grandit petit à petit. La compétence est vouée à devenir un basique dans les rédactions. »

Pour aller plus loin

  • Chagnoux, M. (2020), « La datavisualisation, double point d’entrée du datajournalisme dans la PQR »Interfaces numériques, 9 (3)
  • Data+local, des données ouvertes pour un journalisme ouvert
  • Joannès, A. (2010), Data journalism, base de données et visualisation de l’information. CFPJ.
  • Datajournos.fr, un site de ressources et d’échanges sur le métier créé par des datajournalistes français

 Emilie Chesné

@emiliechesne
23 ans.
A obtenu son master en journalisme à l’EPJT en 2021, cette enquête représente son travail final pour l’école.
Journaliste à La Nouvelle République du Centre-Ouest. Passée par les services data du Parisien et de Ouest-France.