La police va mal

Illustration : Célio Fioretti/EPJT
Chez les policiers, le taux de suicide est supérieur d’un tiers à la moyenne nationale. Mais Gérald Darmanin l’affirme, ces drames ont « lien direct avec la vie personnelle et non pas professionnelle ». Malgré une situation alarmante, le ministère organise l’omerta sur la santé mentale de ses agents. 

Par Nawal El Hammouchi, Célio Fioretti, Zoé Keunebroek

Partir pour (sur)vivre. Ce choix, Marc La Mola l’a fait en 2013 en quittant la police. Pour sauver sa peau, il a laissé derrière lui une vie en souffrance. Une démission après un burnout, « comme beaucoup d’autres malheureusement ».

Lorsqu’il sombre dans la dépression, le brigadier-chef cherche de l’aide autour de lui. Il laisse au service de soutien psychologique opérationnel (SSPO), chargé d’aider les policiers en détresse, « un message qui est à ce moment-là de désespoir ». Un appel au secours comme la bouteille à la mer d’un homme et d’un flic qui va mal. Très mal : « Je suis littéralement au fond du trou », livre une décennie plus tard cet ancien de la BAC, qui décrit « un état pitoyable », « sous antidépresseur », avec « 20 kilos en trop… »

Trois mois après son message adressé au SSPO, un psychologue le rappelle. À ses yeux, un délai de réaction « suffisant à beaucoup de flics pour se suicider ».

De son expérience de près de trente ans dans la police, Marc La Mola a tiré une série de livres – dont Le sale boulot, confessions d’un flic à la dérive et Un mauvais flic. Dans le premier, l’ancien brigadier-chef nous plonge « dans des endroits sordides » et « des commissariats miteux ». Dans le second, il dénonce « l’état de déliquescence de la police nationale » avec sa « politique du chiffre », ses « prime[s] au mérite », ses « syndicats corrompus », ses « locaux insalubres » et son « manque d’effectifs »…

Si cette histoire a fini dans les librairies, elle a en revanche laissé peu de traces dans les archives de son ex-employeur : elle se résume à un chiffre noyé dans un rapport du ministère. Même pas publié.

Cette omerta du ministère de l’Intérieur est illégale : pour les organisations de plus de 300 salariés, les bilans sociaux doivent être produits chaque année. D’après l’article L311-1 du code des relations entre le public et l’administration, ces documents doivent par ailleurs être rendus publics. Les informations qu’ils compilent permettent de connaître la situation sociale dans les entreprises et les organisations tenues de les produire. Pourtant, il faut le constater, place Beauvau, ils sont passés sous silence.

Nous en avons fait l’étrange expérience. À la recherche d’éléments sur les conditions d’exercice et la santé mentale des policiers, nous avons démarré notre travail en sollicitant ceux que ce thème concerne directement.

Silence radio

Danièle Coste est secrétaire générale du Syndicat des psychologues de la police nationale (SPPN). Quand nous la contactons, elle nous invite à nous procurer le fameux bilan social que le ministère est tenu de produire chaque année. « Je ne l’ai pas en ma possession, précise-t-elle. Mais en cherchant sur Internet vous devriez le trouver. »

Les journées passent mais impossible de mettre la main dessus. Pas de trace du bilan social. Tous les ministères ont publié le leur, même l’armée. Tous sauf un : le ministère de l’Intérieur.

« Le bilan social ? Bon courage pour le trouver ! » Cyril Cros, président d’Assopol, une association d’aide aux forces de l’ordre, répond dans un éclat de rire…

D’autres policiers font part de difficultés similaires. « Il n’était même pas disponible sur l’intranet du ministère », relève ainsi Stéphane Liévin, secrétaire général de l’Anas.

Contacté, le ministère ne semble pas savoir où est passé ce document. Pour toute réponse, il indique « ne pas (en) disposer ».

Pourtant, par d’autres canaux, nous avons mis la main sur des procès-verbaux de réunions qui le mentionnent… Nous mettons le ministère face à ces preuves.  Pour seule réponse, nous recevons un appel masqué de la Direction générale de la police nationale (DGPN). Une fin de non-recevoir très sèche : « Nous ne vous parlerons pas de la santé mentale. Ni maintenant, ni dans six mois ! »

Illustration : Célio Fioretti/EPJT

En recoupant plusieurs indices, il apparaît que le dernier bilan social produit par la place Beauvau n’est pas vraiment actuel : il date en réalité de 2019.

La DGPN aussi est tenue de produire un bilan social spécifique. Là encore, elle refuse de le communiquer. Elle assure que ce document serait confidentiel, sans préciser les motifs d’un tel classement.

Nous décidons de rappeler. Au téléphone, la major Sandrine Delhaye indique qu’elle « ne peut pas en parler ». Elle ne peut justifier ce refus, pas plus qu’elle ne peut révéler qui a pris cette décision. En décembre 2021, le service de presse de l’Intérieur nous avait déjà expliqué que le bilan 2019 n’était « pas finalisé », renvoyant à celui de l’exercice 2018, lui aussi indisponible sur le site du ministère.

Extraits du bilan social 2019 de la Police Nationale concernant les suicides.

Nous savons que le délégué national du syndicat Alliance Police, Frédéric Galéa, a eu le bilan 2019 en sa possession. Nous disposons également de diapositives qui le présentent, en septembre 2021, lors d’une visioconférence des ressources humaines avec le syndicat des psychologues de la police nationale (SPPN)…

Une présentation en 17 tableaux qui résume les principaux points : le nombre de policiers ayant mis fin à leur jour n’y figure pas…

Il faut se rendre à l’évidence : Gérald Darmanin et la direction de son ministère refusent de communiquer ces éléments publics, malgré nos relances. En toute illégalité.

Devant ce constat, nous nous tournons vers les responsables politiques. Ugo Bernalicis n’est pas surpris des faits que nous portons à sa connaissance. Sur les bancs de l’opposition à l’Assemblée nationale, il est le spécialiste des questions judiciaires et policières pour le groupe LFI, dans la mandature sortante.

« Le sujet est tabou au point que les suicidés ne sont même pas mentionnés lors de la journée de commémoration des policiers disparus », relève le député insoumis de la 2e circonscription du Nord. Pas de célébration et donc pas de bilan. « Ce ne sont pas des documents faciles à avoir et aisément publiés », acquiesce-t-il.

Toujours du côté du parlement, les députés LREM, dont Aude Bono-Vandorme (députée de l’Aisne), Caroline Janvier (Loiret) ou encore Bruno Questel (Eure), n’ont pas non plus voulu répondre. Le député de Seine-et-Marne, Jean-Michel Fauvergue, est le seul à avoir manifesté de l’intérêt pour le sujet. Mais cet ancien patron du Raid nous explique qu’il ne peut nous répondre pour le moment. Le calendrier électoral est sa priorité.

La recherche scientifique pâtit du même verrouillage. « Lorsque je travaillais sur le suicide dans la police, la DGPN m’a expliqué qu’il y avait une condition de confidentialité : les données ne devaient pas être diffusées, confie Céline*, chercheuse en science politique. J’ai compris que c’était un sujet sensible pour eux, qui les met directement en cause. » Au point que la chercheuse a préféré réorienter son sujet d’étude vers une thématique plus générale…

Si le ministère de l’Intérieur tient tant à cacher son bilan social, c’est parce que ce document contient des données pas vraiment raccord avec le discours affiché publiquement par Gérald Darmanin. Il faut dire que le ministre, affiche volontiers sa proximité avec ses fonctionnaires. Dès que l’occasion se présente, il manifeste son soutien aux forces de l’ordre. Cette image de proximité jure pourtant avec une situation alarmante sur le terrain et le quotidien de près de 150 000 agents.

Des flics à bout

« J’ai décidé de tout arrêter ! » Éric*, 42 ans, est officier de police-judiciaire. Après vingt années dans la police, il s’apprête à rendre son brassard : « Je suis arrivé à bout il y a trois ans. »

Formé à la lutte contre les stupéfiants et la cybercriminalité, il n’a jamais exercé dans ces services. Il est resté dans la brigade des mineurs et s’est occupé de violences conjugales et intrafamiliales. Là où « personne ne veut aller », selon ses mots.

« Dès le début, je leur ai dit que je voulais bien rendre service six mois mais pas plus longtemps car j’ai été victime d’attouchements quand j’étais jeune. » Malgré cette requête, Éric travaille toujours sur ce même type d’affaires. À cause de ses difficultés, Éric a consulté plusieurs psychologues.

Pour les forces de l’ordre, c’est le SSPO qui traite des risques psychosociaux. Créé en 1996, il vivote sans grands moyens.

En 2018, un rapport sénatorial pointe le nombre de psychologues dont le SSPO dispose : sur tout le territoire national, ils sont 89 pour 151 164 policiers. Soit 1 psychologue pour 1 698 agents. Face à ce constat, le président de la commission sénatoriale, le socialiste Michel Boutant, plaide pour des recrutements supplémentaires. Mais le nombre de psychologues du SSPO n’a guère évolué depuis.

Éric a pourtant bien été pris en charge. Il n’a pas oublié son dernier rendez-vous lors duquel la psychologue lui a dit : « Il faut prendre son mal en patience ! » Il se trouvait alors à la limite du burnout. La phrase l’a marqué. Depuis, il consulte en dehors du dispositif interne. 

Le rapport sénatorial sur l’état des forces de sécurité intérieure de 2018 recommande d’ailleurs de faciliter le recours à ces consultations de thérapeutes et psychologues extérieurs. « le SSPO n’est pas du tout efficace, estime notre témoin au regard de son expérience. Le chef de service n’est pas remis en cause. Même avec vingt-deux ans de service, on me rejette la faute. La hiérarchie ne reconnaît jamais ses torts. »

Illustration : Célio Fioretti/EPJT

Au-delà des dysfonctionnements du service, le lien étroit que celui-ci entretient avec la hiérarchie nourrit les critiques. La première fois qu’Éric rencontre une psychologue, c’était après une fusillade. Il avait alors 18 ans. « Consulter une psy dans l’enceinte du commissariat, ou même à la préfecture, ça m’a marqué. Nous sommes tout de suite fichés, même si la hiérarchie nous dit que c’est anonyme. C’est totalement faux : mon chef de service a été avisé que j’étais allé voir la psychologue. » 

Ce qui nourrit la méfiance envers le SSPO, c’est la peur d’être désarmé si la hiérarchie l’apprend. Dans le langage policier, être désarmé signifie devoir arrêter de travailler. À l’image de ce policier tourangeau mentionné par Éric, arrêté pendant plusieurs semaines du seul fait d’avoir consulté le SSPO. « Être désarmé, c’est l’humiliation totale : tu n’es plus capable de protéger la population. »

Si les policiers sont à bout, les psychologues aussi : avec 214 655 euros de budget (0,35 % de celui de l’action sociale du ministère), le SSPO est notoirement sous-financé. Ce budget serré et la faiblesse des effectifs limitent les consultations, obligeant les « psys » à se déplacer partout en France. « Ils passent plus de temps dans leur voiture qu’avec les agents, commente Danièle Coste du SPPN. Pour voir un patient, ils roulent parfois plus de 100 kilomètres. » 

Mais c’est dès l’école de police que la prévention des risques laisse à désirer. Depuis 2011, si des sessions sont organisées en classe, elles sont insuffisantes. « Il y a environ quatre-vingt heures de cours dédiées sur une formation de douze mois. Nous restons en surface, pointe Marjorie Depreissat, psychologue à l’École nationale supérieure d’application de la police nationale, à Toulouse. Les élèves se sentent peu concernés et cela pose problème quand ils arrivent sur un terrain sensible et ne sont pas formés pour réagir. » Elle point un problème structurel : l’institution n’investit pas suffisamment alors que la dégradation de la santé mentale touche des milliers de policiers. 

Le début de l’année 2022 a été tragique pour la police : entre le 1er janvier et la mi-mars, 18 agents ont mis fin à leurs jours. Sur le seul mois de janvier 2022, 12 policiers nationaux se sont donné la mort.

Les deux précédentes années, 2020 et 2021, avaient pourtant laissé entrevoir une amélioration, avec un total de suicides inférieur à 45 par an, la moyenne établie depuis 1993. Mais 2022 semble s’inscrire dans la continuité des années noires de 1996, 2014 ou 2019.

Devant cette hécatombe, le ministère a convoqué le 26 janvier dernier une réunion avec la DGPN et les associations d’aide aux policiers. L’occasion pour Gérald Darmanin d’annoncer le recrutement d’une vingtaine de nouveaux psychologues au SSPO et porter leur nombre à 120.

Stéphanie Eynard a 47 ans. Cette brigadier-cheffe à la sûreté départementale de Saint-Etienne le dit sans détours : elle ne voit « aucune réaction » de l’administration « qui permette d’endiguer le suicide ». « Qui peut mieux aider un policier qu’un autre en difficulté ? », lance-t-elle dans une formulation qui porte en elle sa réponse.

Plus jeune, Stéphanie Eynard ne s’imaginait pas faire autre chose que le métier qui est aujourd’hui le sien. Mais le rêve a tourné à la désillusion : « Le policier défenseur de la veuve et de l’orphelin est devenu celui qui donne les coups de matraques. »

Augmentation de la délinquance, baisse des moyens humains et matériels, manque de soutien de la hiérarchie… Stéphanie Eynard dénonce des conditions de travail déplorables, aux lourdes répercussions sur le quotidien des agents.

Face à cette réalité, elle a choisi de s’investir au sein d’Alerte police en souffrance (APS). Cette association d’entraide entre policiers dont elle est la secrétaire a été fondée en 2019. Cette année-là 59 fonctionnaires se sont suicidés.

Pour pallier le manque de moyens mis à disposition du SSPO, d’autres associations se sont également créées : Assopol, Pep’s (Police, entraide, prévention et lutte contre le suicide)… Toutes poursuivent le même but : prévenir les suicides. « S’il y avait eu une réelle prise en compte, peut-être qu’une partie des collègues serait encore parmi nous », regrette Stéphanie Eynard, pointant du doigt le ministère.

Infographie : Célio Fioretti/EPJT

« C’est Sarkozy qui a tué la police ». Fabrice*, 47 ans, est policier depuis un quart de siècle. Il est également bénévole dans une association. Pour lui, c’est lors de son arrivée à Bauveau, en 2002, que le futur président a mis en place la « politique du chiffre ». Elle a orienté le fonctionnement de la police autour des statistiques, ce qui a provoqué un changement irréversible des méthodes de management.

Nicolas Sarkozy a également dissout la police de proximité. « Il a quand même réduit de plus de 20 000 l’effectif de la police nationale et a instauré des quotas, rappelle Fabrice. C’est la plus grosse connerie (sic). On n’arrive pas à s’en remettre ! »

Pour notre témoin, les méthodes de management exercées sont responsables à 50 % du mal-être des policiers. En cause, une hiérarchie qui ne connaît pas le terrain. « Je ne trouve pas normal que l’on ait des commissaires qui arrivent et sont tout juste sortis de grandes écoles. Ce sont des machines à statistiques, c’est ce qui nous tue. » 

Le policier dénonce un problème de longue date, qui ne s’est pas réglé avec le temps. Il considère que tous les ministres de l’Intérieur arrivés après Sarkozy sont restés sur la même ligne.

Un témoignage révélateur du fossé qui s’est creusé entre les agents, leur hiérarchie et leur ministère. « Les politiques passent, nous on reste. Ça veut tout dire. Il faudrait réformer la police nationale en commençant déjà par le haut ».

Mathieu Zagrodzki, chercheur au Cesdip nuance toutefois le propos : il y a bien eu une pression accrue sur les résultats depuis l’ère Sarkozy, mais le problème était déjà grave en 1996. Lors de cette « année noire » de la police, on a compté 70 suicides, soit un mort tous les cinq jours.

« Le changement de façon de travailler a commencé dès les années quatre-vingt avec la baisse du nombre de commissaires. Nicolas Sarkozy n’a fait qu’empirer la situation. »

Lors de la conférence du 26 janvier, le ministère a annoncé une revalorisation importante du budget des associations venant en aide aux policiers. Depuis cette date, certaines d’entre elles comme APS, interviennent durant les formations pour faire de la prévention sur le suicide.

Chercheurs, policiers, syndicats, associations, psychologues, ils sont aujourd’hui nombreux à alerter sur l’état mental de la police nationale. 

Le rapport sénatorial de 2018 pointait « une exigence républicaine », celle de « vaincre le malaise » et le mal-être connu de tous. À commencer par la place Beauvau, qui feint de l’ignorer.

Pour Marc La Mola, ce déni de réalité est volontaire : le reconnaître serait reconnaître la part de responsabilité du ministre de l’Intérieur. « Et ça, ils sont incapables de le faire. » 

(*) Les prénoms ont été changés. C’est notamment le cas de nos témoins qui exercent toujours dans les rangs de la police pour respecter leur anonymat et le droit de réserve qui leur est imposé.

Le OFF de l’enquête

Ce n’est que le 20 janvier 2022, après de multiples sollicitations, que le bilan social 2019 a été publié. Publié mais inaccessible au citoyen et au journaliste, seulement disponible sur l’intranet du ministère de l’Intérieur. Après la publication de l’enquête sur Blast le 27 avril 2022, le ministère publie finalement le document sur son site internet le 11 mai.

On remarque qu’aucune communication n’a été faite pour ces publications en catimini et que les membres des associations d’aide aux policiers en détresse n’en ont pas été informés. Nos sources ont appris en même temps que nous que ce document relatant la situation sociale des agents placés sous l’autorité du ministère de l’Intérieur était publié depuis quelques semaines.

Nawal El Hammouchi

@elhammouchi_naw
21 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT.
Passée par Le Dauphiné Libéré et France Télévisions.
Lauréate de la Bourse de l’association de la presse présidentielle.
S’intéresse tout particulièrement à la politique tout en gardant un œil sur l’actualité du ballon rond.

Célio Fioretti

@CelioFioretti
21 ans.
Etudiant en journalisme à l’EPJT.
Passé par La Provence et Ouest-France. Effectue sa deuxième année de master à Séoul, en Corée du Sud.
Il envisage d’y devenir correspondant.

Zoé Keunebroek

@ZKeunebroek
22 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT.
Passée par France Bleu Nord et La Voix du Nord.
En alternance multimédia à La Voix du Nord
Souhaite se tourner vers les thématiques sociales ou la culture populaire.