Juifs français

La tentation du RN

Les participants ont brandi des drapeaux français avec l’étoile de David au centre en solidarité avec Israël, lors du rassemblement en mémoire des victimes du 7 octobre 2023 à Paris, place de Fontenoy – Unesco, le 6 octobre 2024. Photo : Norah Bembaron

Depuis les attaques du Hamas en Israël, le 7 octobre 2023, la situation au Moyen-Orient a redessiné le paysage politique français. De quoi inciter certains juifs français à voter pour le Rassemblement national, un parti issu du Front national et identifié comme antisémite.

Par Camille Amara-Bettati et Théo Lheure

Mais je suis avec vous ! » Emmanuel Macron joint la parole au geste et pose sa main sur l’épaule de François Guguenheim, référent du Crif en Indre-et-Loire depuis vingt ans. La scène se passe dans la salle des fêtes de l’Élysée lors de la décoration de Dominique Meyer, professeure de médecine, au grade de grand-croix de la Légion d’honneur, le 6 décembre 2023, quelques semaines après la marche contre l’antisémitisme organisée dans plusieurs métropoles françaises, le 12 novembre 2023. Le président de la République veut assurer son invité de son soutien à la communauté juive de France, malgré son absence à celle de Paris.

Après les attentats traumatiques du Hamas en Israël, le 7 octobre 2023, cette absence est perçu comme un désaveu de l’exécutif par les 446 000 juifs français. « Je lui ai dit, entre quatre yeux, qu’il nous avait profondément choqués, humiliés et qu’il était mal conseillé », se souvient François Guguenheim.

La communauté juive se sent délaissée par le chef de l’État qui semble toujours essayer de souffler le chaud et le froid. Il réaffirme son soutien en privé, sans pour autant le reconnaître en public. Le 6 octobre 2024, près d’un an après les attaques, lors de la marche commémorative pour les otages sur la place Fontenoy, sous la pluie parisienne, des cris contestataires envers Emmanuel Macron se font entendre.

Nathalie*, Franco-Israélienne de 66 ans, reste choquée par la demande du président d’arrêter les livraisons d’armes à Israël après les attaques sur le Liban. « On ne peut plus soutenir Macron dans ces conditions. Les juifs français vont le détester. »

Le préfet d’Indre-et-Loire Patrice Latron est présent, le 7 octobre 2024, sur invitation du Crif à Tours lors de la cérémonie d’hommage aux victimes du 7 octobre 2023. Photo : Théo Lheure/EPJT

Les élections législatives anticipées de juin 2024 ont constitué un véritable tournant dans le paysage politique français, en particulier à la lumière des attentats du Hamas. « Le 8 octobre [2023], c’était un test. Il a fallu regarder qui nous soutenait. C’est-à-dire la majorité des partis sauf LFI », confie Dan, 30 ans, électeur du Rassemblement national (RN) de confession juive. En effet, la communauté juive a reproché aux membres de La France insoumise (LFI) de préférer « crimes de guerre » à « terrorisme » pour qualifier les actes du 7 octobre. « Quand on minimise les actes d’un mouvement antisémite, c’est qu’au fond, l’antisémitisme ne dérange pas », estime Yonathan Arfi, président du Crif, au micro de Franceinfo, le 21 juin 2024.

Il n’en fallait pas plus pour que l’antisémitisme s’invite au cœur de la campagne. De nombreuses figures de la communauté ont donc fait la tournée des médias pour juger du positionnement des différents partis politiques. Interrogé par Darius Rochebin sur LCI, samedi 16 juin 2024, à propos de son choix face à un potentiel duel entre LFI et le RN, Serge Klarsfled a répondu : « Je n’aurais pas d’hésitation et je voterai pour le Rassemblement national. »

Cette éventualité ne se présentait pourtant pas dans la circonscription parisienne de l’historien et chasseur de nazis reconnu dans le monde entier. Si sa prise de parole était personnelle, l’influence de son statut a conféré au Rassemblement national un crédit important sur la question de la lutte contre l’antisémitisme. « Serge Klarsfeld doit être coresponsable d’une partie du vote RN de certains juifs de France et de non juifs », analyse François Guguenheim. La communauté juive représente un peu moins de 500 000 personnes mais plus de 10 millions d’électeurs ont voté pour le Rassemblement national et ses alliés au second tour des législatives anticipées de 2024.

François Guguenheim, président du Crif en Indre-et-Loire, à la cérémonie en mémoire des victimes du 7 octobre 2023
le 7 octobre 2024 à Tours. Photo : Théo Lheure/EPJT

Sociologue, délégué national à la culture du Parti communiste français (PCF) et juif, Alain Hayot n’est pas croyant mais « assume parfaitement [son] statut et [ses] origines historiques ». Celles-ci l’obligent. Pour lui, l’extrême-droite utilise les propos de Serge Klarsfeld « pour faire oublier à la communauté juive d’où vient fondamentalement l’antisémitisme ». Il a défendu cette position dans une lettre ouverte publiée dans L’Humanité, le 17 juin 2024. Alain Hayot y montre au fondateur de l’association des Fils et filles de déportés juifs de France pourquoi le RN n’est pas un meilleur choix politique que LFI pour la communauté juive.

Alors que les éclats de lumière des téléphones scintillent à travers l’immense enceinte du Dôme de Paris et illuminent la foule lors de l’interprétation émouvante de Am Yisrael Chai par le chanteur Amir, un son étrange se mêle à la musique. Des sonneries, presque irréelles, se font entendre ici et là.

Infographie : Théo Lheure/EPJT

Ce ne sont pas de simples notifications : des alertes missiles surgissent en temps réel sur une application et signalent les attaques en cours contre Israël. Sur les téléphones, on peut apercevoir des messages WhatsApp envoyés à des proches : « Tout va bien ? Ça a sonné. » L’angoisse flotte dans l’air, comme un spectre discret, alors que la salle, encore marquée par les événements du 7 octobre un an plus tôt, retient son souffle dans une tension palpable. Quelques secondes plus tard, des soulagements.

Ce désespoir créé par l’embrasement du conflit entre Israël et le Hamas fait aussi écho à un mal-être que les juifs connaissent et subissent au quotidien.

Certains, comme Dan qui a grandi en Seine-Saint-Denis, en ont fait l’expérience dès le plus jeune âge. « J’ai vu la violence de l’antisémitisme. J’ai été harcelé par des camarades pour ma religion. Puis, j’ai changé d’école. J’ai été scolarisé dans l’école où Mohamed Merah a commis les atrocités que nous connaissons. Une personne d’origine étrangère a tué des enfants et mon ancien directeur d’école », confie-t-il.

Les attentats, comme ceux perpétrés par Mohammed Merah à Toulouse en 2012, mènent souvent les membres de la communauté juive à lier islamisme et antisémitisme. « Il ne faut pas faire de généralité sur les musulmans mais on sait d’où vient l’antisémitisme aujourd’hui », confie Sarah, avocate de 26 ans. Une perception qui est largement partagée. En effet, sur les 500 Français de confession ou de culture juive interrogés pour la radiographie de l’antisémitisme en France pour 2024, 25 % citent « les idées islamistes » comme principale cause de ces actes haineux.

Infographies : Théo Lheure/EPJT

Quand Jean-Luc Mélenchon, leader de La France insoumise, parle d’un « antisémitisme résiduel » en France, il scandalise ceux qui subissent cette « hostilité contre les juifs » au quotidien. Rose, audioprothésiste de 27 ans, vit à Paris. Pour elle comme pour d’autres juifs français, voter pour LFI est impensable. Mais le choix du RN ne se fait pas non plus par défaut. « J’ai toujours voté en tant que juive française. Désormais je privilégierai ma citoyenneté française. Néanmoins, ma religion reste une part de moi », assure-t-elle. Une vision en phase avec le principe juif Dina d’malkhuta dina (la loi du pays est la loi) qui place la législation du pays de résidence au-dessus des impératifs religieux.

Pour les membres de la communauté juive, voter pour l’extrême droite n’est pas uniquement un acte de protection face aux violences antisémites. Comme pour l’ensemble de la société, certains choisissent avant tout les idées politiques qui leur semblent les plus pertinentes. Comme le montre une étude de la Fondation Jean-Jaurès de février 2024, le RN bénéficie de sa stratégie de dédiabolisation. « Je n’ai pas grandi avec Jean-Marie Le Pen et son antisémitisme ouvert. Je n’ai jamais vu Marine Le Pen comme une menace pour les juifs », témoigne Simon, 24 ans.

Le renouvellement des générations semble également peser auprès des électeurs qui ne connaissent le fondateur du Front national qu’à travers des images d’archives. Le parti fondé par Jean-Marie Le Pen a changé selon certains électeurs de la communauté juive. « Le RN est aujourd’hui plus présidentiable et aspire davantage au pouvoir qu’il y a quelques années », affirme Benjamin, 25 ans, étudiant en école de commerce, qui a voté pour Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle.

« On vit dans la peur »

La publication de photographies de candidats RN à la députation déguisés avec des accessoires militaires nazis n’a pas détourné les électeurs juifs. Pour eux, cela a permis de faire le tri et de mettre à la porte des personnes potentiellement dangereuses pour leur communauté. D’après ces électeurs, le Rassemblement national ne représente pas de danger puisque l’antisémitisme a changé de visage. La peur des actes haineux envers les juifs empêchent certains de pratiquer librement leur religion ou de montrer un signe d’appartenance à la communauté. Rose et la majorité des personnes qu’elle fréquente au sein de sa communauté « retirent leur mezouzah de la porte », « changent leur nom sur leur boîte aux lettres ainsi que leurs pseudonymes sur les applications de transport comme Uber ou Bolt ». « Ne portent plus la kippa en dehors de la synagogue. » « On vit dans la peur », avoue-t-elle.

Devant la mairie de Paris Centre, le 7 octobre 2024, Ariel Weil, maire du 4e arrondissement, inaugure l’exposition « Captured. Échos de labsence » de la photographe Sharon Derhy. Photo : Camille Amara-Bettati/EPJT

Ce sentiment d’insécurité s’est aussi invité au vernissage de photographies d’otages sur le parvis de la mairie de Paris Centre, un an jour pour jour après les attaques du Hamas. Les visages figés dans la souffrance ou l’attente s’exposent au regard des passants, battus par les intempéries mais porteurs d’un message fort.

« Nous savons qu’il n’est pas sans danger de placer ces photos sur le parvis de la mairie, » reconnaît Ariel Weil, maire du secteur Paris Centre. Toutefois, avec une détermination tranquille, il ajoute que si ces portraits venaient à être endommagés, ils seraient rapidement remplacés. Face à plusieurs familles d’otages présentes, le maire a identifié chaque portrait et partagé l’histoire de la personne encore retenue par ​le Hamas.

Si l’histoire du parti devient anecdotique, c’est plutôt du côté de l’hémicycle que l’identification s’opère. Pour Sarah, qui ne vote pourtant pas RN, Julien Odoul est un soutien majeur de la communauté juive française et d’Israël. « Je l’adore. Il est allé dans les kibboutz après le 7 octobre. Il porte aussi la plaque pour les otages. Il nous soutient et ça se voit que c’est sincère. »

Depuis les attentats du Hamas en Israël, le Rassemblement national profite des propos de La France insoumise pour se positionner comme protecteur des juifs de France. Ce soutien passe par des prises de paroles régulières notamment celle de Julien Odoul, porte-parole du RN.

Le RN rapproche la lutte contre l’islamisme, cheval de bataille du RN, à celle contre l’antisémitisme

Auprès de Alloj, média de la communauté juive, le député de l’Yonne affirme que « la première menace [pour les juifs] c’est l’islamisme », le 7 avril 2024. Il dénonce également la politique « fluctuante, incohérente » du président Emmanuel Macron et la « haine pathologique d’Israël et au-delà d’Israël de tous nos compatriotes de confessions juives » des membres de LFI.

Julien Odoul rapproche la lutte contre l’islamisme, cheval de bataille du RN, à celle contre l’antisémitisme. Une stratégie que le sociologue Alain Hayot reproche au parti d’extrême droite. Il évoque une lutte contre l’antisémitisme « xénophobe » qui exclut les musulmans pour soutenir les juifs.

Jean-Guy Protin a rejoint le Front national (FN) en 2012. Il est aujourd’hui membre du bureau du Rassemblement national pour la section Indre-et-Loire. Pour lui, la position du parti est « toujours la même depuis [qu’il l’a] rejoint ». Preuve de la bonne foi des dirigeants, « Jean-Marie Le Pen est exclu en 2015 afin que le parti se détache de ses déclarations » antisémites passées. Cette éviction n’est pas pour lui un arrangement mais une façon de « montrer clairement qu’on [le RN] n’est pas antisémites ».

Si ce nouveau positionnement fonctionne auprès de certains juifs de France, les membres de la communauté qui considèrent encore le RN comme infréquentable « sont peut-être de mauvaise foi », estime Jean-Guy Protin.

L’incidence du conflit israélo-palestinien

Le Rassemblement national opère une division et une segmentation de la société française qui fonctionne auprès des juifs comme d’autres groupes de la société. Elle résonne particulièrement face à une flambée des actes antisémites. Selon le SPCJ et le ministère de l’Intérieur, près de 1 676 actes antisémites ont été recensés en 2023, soit une quarantaine par mois. En 2024, la radiographie de l’antisémitisme indique que, dès le 7 octobre, ce chiffre explosait avec une augmentation de 1 000 %.

La normalisation progressive du RN peut aussi trouver une explication dans l’histoire des juifs de France. La plupart des ashkénazes, originaires d’Europe, ont été marqués par la Shoah. Les propos de Jean-Marie Le Pen qui nient et minimisent les horreurs nazies sont d’autant plus inaudibles pour eux.

Cependant, les descendants des familles ashkénazes sont peu nombreux aujourd’hui en France. « À Tours, 97 % de la population juive est d’origine séfarade. S’il n’y avait pas eu, malheureusement, les expulsions des juifs du Maghreb dans les années soixante, du Maroc, de la Tunisie et de l’Algérie, il n’y aurait plus de juifs », rappelle François Guguenheim.

Infographie : Camille Amara-Bettati et Théo Lheure/EPJT

Originaires du Maghreb, « les séfarades sont plus atteignables si j’ose dire parce qu’en plus, dans l’affaire de l’antisémitisme, il y a le conflit israélo-palestinien », explique Alain Hayot. Les divisions entre les communautés juive et musulmane au Maghreb s’expliquent d’abord par la colonisation, notamment l’octroi de la nationalité française aux juifs d’Algérie par le décret Crémieux de 1870.

Parmi les autres explications, il y a bien sûr la naissance d’Israël, mais surtout les nationalismes arabo-musulmans au moment des indépendances. Si les juifs ont été tolérés, ils étaient en minorité et ont saisi les opportunités de départ vers le nouvel État hébreux ou les anciens pays colonisateurs, comme la France. Le passé familial de la majorité des juifs en France favorise le choix d’une forme de rejet des musulmans, identifiés comme la principale cause de l’antisémitisme. Des idées défendues politiquement par l’extrême droite dans sa diversité et le Rassemblement national en particulier.

« On vit dans une époque de jungle », confie, à sa voisine, une dame âgée venue rendre hommage aux victimes et otages, au cours de la cérémonie à Tours, le 7 octobre 2024. À la lumière de l’évolution du contexte géopolitique, de la transformation de l’idéologie politique du Rassemblement national et des considérations diverses de chaque individu, les juifs français ont progressivement modifié leur vote.

Mais au-delà de cette communauté, c’est l’ensemble des électeurs français chez qui la question de la lutte contre l’antisémitisme résonne. Un rapprochement, même symbolique, du RN, avec les juifs de France n’assure pas seulement, au parti historiquement lié à l’antisémitisme, la voix d’une partie d’entre eux mais aussi un gage de respectabilité aux yeux de tous.

(*) Le prénom a été modifié.

Camille Amara-Bettati

@Amrbttati
25 ans.
Journaliste en formation à lEPJT, spécialité radio.
Passé par Europe 1, La Croix et Le Parisien.
Passionnée par les faits-divers, l’histoire et l’actualité internationale.
Aimerait devenir correspondante en Asie du nord-est pour de la presse quotidienne nationale.

Théo Lheure

@theolheure.bsky.social
23 ans.
Journaliste en formation à lEPJT, spécialité TV.
Passé par la radio C2L (Loiret), La Nouvelle République et Ouest-France.
Passionné par la culture, le sport et l’histoire.
Aimerait devenir journaliste de sport rédacteur à la télévision.