Journalistes de faits-divers

Pompiers pyromanes d’un tribunal populaire

Salle d’audience du tribunal d’Amiens. Photo : Lucas Chopin/EPJT

Les procès d’assises sont le théâtre de nombreux rebondissements. On y raconte les atrocités que l’humain peut commettre, on y confronte victimes et accusés. Les journalistes de faits-divers jouent alors leur rôle. Ils racontent la justice et la rendent compréhensible pour le grand public. Mais ces pratiques ont un revers : elles alimentent un tribunal populaire, c’est-à-dire une population qui se veut juge à la place du juge.

Par Lucas Chopin

De là à dire que c’est un tribunal populaire… » Jacky Kulik est à l’origine du groupe Que justice soit faite pour Elodie Kulik sur Facebook. Il y publie régulièrement des informations sur l’enquête pour le meurtre de sa fille (voir frise chronologique ci-dessous). Nombreux sont les internautes qui apportent leur soutien à la famille. Et chargent parfois le seul suspect dans l’affaire. Mais Jacky Kulik n’y voit rien de malsain : « Je suis opposé à la peine de mort. Je veux la justice, pas la vengeance. »

Pourtant, il alimente à sa manière une forme de tribunal populaire qui se veut juge à la place du juge. Si la justice française s’évertue à être impartiale, il est certain que l’opinion publique peut avoir un impact sur l’issue de certaines affaires. L’histoire regorge d’exemples dans lesquels le grand public a fait entendre sa voix, parfois jusqu’à peser plus lourd que les tribunaux.

Dans cet imbroglio, les médias sont un maillon essentiel : ils transmettent l’information juridique au plus grand nombre. Christophe Hondelatte, journaliste pour Europe 1, est considéré comme la référence pour les affaires criminelles dans les médias. Il recense plusieurs cas où un tribunal populaire a joué un rôle.

Le peuple donne donc son avis au sujet de la justice. Mais sa façon de procéder à évolué avec le temps. Me Corinne Herrmann, avocate au barreau de Paris, évoque une pression qui s’est déplacée : « Quand j’ai représenté Francis Heaulme, qui avait tué un petit garçon, j’allais à l’audience la peur au ventre, avec des gardes du corps, parce que les gens étaient là. Le GIGN était présent car on craignait une bombe à l’audience. Je n’ai plus cette peur avec les réseaux sociaux, parce que les gens déversent leur haine à ceux qui veulent la lire. Ils ne viennent plus au tribunal. »

Internet procure un sentiment de protection. Et pas seulement aux avocats. Insultes et théories fusent, les accusés sont jugés, mais il est rare aujourd’hui de voir le tribunal populaire physiquement violent dans les palais de justice. « On n’a plus de menaces de mort en audience, confirme Corinne Herrmann. Il y a plutôt un certain respect. »

Des médias influents

Du point de vue de l’avocate, la liberté d’expression doit primer : « C’est important que la presse soit là. Des gens vont la lire, comprendre les conditions des procès. La justice doit être publique. »

Avec l’évolution technique, les pratiques journalistiques au tribunal ont évolué. Avant l’existence des réseaux sociaux, l’AFP se rendait dans les grandes audiences et publiait une brève construite toutes les cinq minutes. Aujourd’hui, la quasi-totalité des médias publie en direct la moindre information sur Twitter.

Gautier Lecardonnel est journaliste de faits-divers au Courrier Picard. Il vante les mérites des réseaux sociaux dans la presse quotidienne régionale : « Ils sont très utiles et peuvent être une source d’information. On peut y trouver des identités, contacter des gens… On s’aperçoit que certaines personnes qui commentent les articles sont proches des victimes ou des accusés. »

Mais cela peut aussi avoir des conséquences inattendues : d’une part, les tweets attisent la haine de certains et conduisent à l’agression de témoins. D’autre part, ces derniers ne doivent pas assister au procès et sont isolés pendant sa durée. Ils ont cependant accès aux réseaux sociaux et peuvent donc consulter en temps réel les tweets des journalistes. « Nous ne sommes pas encore adaptés à cela », concède Corinne Herrmann, qui relève un certain nombre d’erreurs dans ces publications instantanées. « Certains magistrats veulent interdire les tweets en audience. »

L’immédiateté de l’information facilite donc les coquilles et les imprécisions. Mais cette évolution dans l’ère du temps ne pose pas de problème si l’éthique est respectée. Christophe Hondelatte a pour objectif de légitimer toute décision judiciaire, sans exprimer ses propres opinions : « Là où le journaliste se rapproche le plus de sa vraie fonction, c’est lorsqu’il explique pourquoi les gens sont condamnés. Ils ne le sont jamais par hasard. Ce métier ne peut se faire qu’avec une grille éthique et morale imparable. Il faut se donner des règles pour ne pas se transformer en militant. »

« Il est évident qu’il existe un tribunal populaire »

Stéphane Daquo, avocat pénaliste

Le journaliste de faits-divers doit donc se montrer objectif et tenter de ne pas sortir de son rôle de conteur, ceci pour vulgariser des procédures parfois complexes. Mais les émotions des audiences, transmises à travers papiers, comptes-rendus et reportages, mènent inéluctablement à un jugement de la part du public. Le travail du journaliste est de retranscrire fidèlement ce qui se passe au tribunal, notamment la tension d’un procès d’assises. Par la force des choses, le journaliste de faits-divers joue le rôle du pompier de l’actualité, il circonscrit les fausses informations et les conclusions hâtives, il éteint le feu de l’obscurantisme.

Mais il peut également se révéler pyromane lorsque ses productions attisent le ressentiment des gens vis-à-vis des accusés ou des victimes.

Elodie Kulik, fille de Jacky, a été violée et tuée en 2002 dans la Somme. Son corps a été retrouvé en partie calciné. Ce meurtre a profondément marqué la région. Il est resté non élucidé pendant dix ans, jusqu’à l’identification, en 2012, de l’un des agresseurs de la jeune fille de 24 ans : Grégory Wiart.

Mais l’homme est mort neuf ans plus tôt dans un accident de voiture. En 2014, Willy Bardon est mis en examen pour l’enlèvement, la séquestration, le viol et le meurtre d’Elodie Kulik. Les preuves sont peu nombreuses, mais l’homme était un proche de Grégory Wiart. De plus, plusieurs témoins reconnaissent sa voix sur l’enregistrement d’un appel qu’Elodie a passé aux pompiers le soir de sa mort. 

Cette affaire a fait couler beaucoup d’encre sur tout le territoire et le public s’en est emparé, condamnant parfois trop tôt Willy Bardon. Elle est caractéristique de l’impact des faits-divers sur le public.

« Pendant dix ans, la presse n’a eu des liens qu’avec Jacky Kulik, puisqu’il n’existait aucune contrepartie, explique Stéphane Daquo, avocat de l’accusé. La parole de la défense est très peu représentée dans les médias. Il est évident qu’il existe un tribunal populaire, et pas seulement dans cette affaire. Plein de gens bien-pensants se déchaînent lâchement, sans prendre de recul. »

Il dénonce des médias qui écriraient, pour la plupart, contre son client. « Ce n’est pas vrai, estime Corinne Herrmann, l’avocate de Jacky Kulik. Tous les journalistes présents pensaient que Willy Bardon serait acquitté. La presse était acquise à la cause de Jacky Kulik, mais pas au dossier ni à la condamnation de Willy Bardon. » Ce dernier a été condamné en première instance à une peine de trente ans de réclusion criminelle pour l’enlèvement, la séquestration et le viol d’Elodie Kulik. Il a fait appel et sera à nouveau jugé en 2021.

Jacky Kulik, lui, explique avoir toujours eu de bons rapports avec les journalistes : « J’ai répondu favorablement à tous les médias. » Il s’est même fait des amis parmi les journalistes : « Nous étions très proches avec Georges Charrières. C’est devenu un ami. »

Georges Charrières est un ancien journaliste de faits-divers du Courrier Picard. La relation entre les deux hommes a parfois été compliquée à vivre. « Comme il était journaliste, il savait des choses qu’il ne me disait pas. » Chose que confirme l’intéressé : « Il y a eu des moments très difficiles, mais j’avais un devoir de protection de mes sources. »

La médiatisation de l’affaire a dépassé la stricte frontière de la Picardie pour s’étendre à la France entière. Cela a provoqué une avalanche de commentaires véhéments contre Willy Bardon et ses avocats, notamment sur le blog Que justice soit faite pour Elodie Kulik. Ce que regrette Jacky Kulik : « J’ai dû fermer la page pendant la durée du procès, pour éviter que cela ne nuise. »

De fait, Jacky Kulik a de nombreux internautes acquis à sa cause, lui qui est convaincu de la culpabilité de l’accusé.

Symbole des relations entre médias et tribunal populaire : une lettre de dénonciation anonyme adressée à un journal dans le cadre d’une affaire criminelle.

« Avant Internet déjà, tout le monde lisait la presse », explique Tony Poulain, chroniqueur judiciaire au Courrier Picard. Et les pages justice en particulier. Le tribunal populaire, les journalistes sont conscients de son existence depuis longtemps. Et cela questionne leurs pratiques.

Ainsi, dans la presse quotidienne régionale, la grande question est de savoir si oui ou non il faut écrire le nom des personnes liées aux affaires judiciaires. « C’est la principale source de tension avec les justiciables et leurs familles. » Il y a en effet un risque de représailles de la population envers les acteurs d’une affaire judiciaire dès lors que leur identité est connue.

Tony Poulain considère également qu’il est dangereux de prendre partie quand on écrit sur une affaire criminelle : « Il y a un gros risque de connivence dans ce milieu. Le danger est que les journalistes se prennent pour des juges et que les juges se permettent des commentaires. Quand chacun sort de son rôle, on arrive à des catastrophes, comme dans l’affaire Grégory Villemin, où les règlements de comptes ont été fatals. »

Pour Christophe Hondelatte en revanche, la connivence est parfois indispensable pour arriver à ses fins : « Presque tous les journalistes rêvent de devenir amis avec Murielle Bolle ou Marie-Ange Laroche, témoins importants dans l’affaire du meurtre de Grégory, c’est légitime. »

Le métier est à double tranchant : il faut intéresser le grand public. Mais quand le grand public se passionne, cela peut parfois à ce que la vox populi prenne le pas sur la justice. Affaires Patrick Dils, Omar Raddad, Jacqueline Sauvage… Les exemples sont nombreux et l’impact du tribunal populaire varie d’un procès à l’autre.

Jacky Kulik et Corinne Herrmann s’accordent finalement à dire que les journalistes de faits-divers ont un rôle primordial : en mettant en évidence les pires horreurs commises par les humains, ils permettent d’éviter que des crimes similaires à celui d’Elodie Kulik ne se reproduisent.

Lucas Chopin

@Chopin_Kalu
24 ans
Après son Master spécialité télé à l’EPJT, il travaille à TVTours
Passé par Radio Campus Lille et Le Courrier picard.
Passionné de musique, amateur de rock, de hard-rock et de metal.
S’intéresse aux questions de justice.