Adultes avant l’heure

Illustration Juliette Steren/Académie Brassart-Delcourt
Ce sont des enfants ou des adolescents qui endossent des responsabilités qui ne sont pas de leur âge. Au chevet de leurs proches, ils assistent un parent, un frère, malade ou handicapé. Mais leur dévouement passe sous les radars des aides.

Par Mélanie Guiraud et Marie Lebrun

Bande dessinée : Juliette Steren/Académie Brassart Delcourt

Dans les salles de classe, dans les salles d’attente des médecins, ils sont là, discrets. Vous les croisez à la pharmacie en bas de chez vous ou dans un bureau administratif. Mais ils n’ont pas l’âge d’être là tout seuls. Ce sont des enfants et des adolescents plongés un peu trop tôt dans la vie d’adulte.

On les appelle les jeunes aidants. Ce terme, au premier abord, ne dit rien à personne. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) les définit comme des « prestataires de soins non-rémunérés ». Pour ces enfants, l’insouciance de la jeunesse s’est envolée. Chaque jour, ils se lèvent pour s’assurer qu’un être cher, malade ou handicapé, dispose de l’aide dont il a besoin. Un travail au quotidien qui demeure invisible. En témoigne Martin Streith François, 17 ans  : « Aidant, c’est un mot qui n’existe pas quand on n’est pas concerné. »

Pour ces jeunes, difficile de concilier vie scolaire et vie d’aidant. Fatigue, manque de concentration, isolement… Quand la situation devient trop pesante, certains d’entre eux décrochent du système scolaire.

C’est aussi l’histoire d’Anaïs Martinez. Cette jeune femme de 22 ans, qui souhaite devenir journaliste, a vécu sa jeunesse par procuration. Pendant près de dix ans, elle s’est occupée de son frère William, atteint du syndrome de Prader-Willi. Une maladie génétique rare qui se manifeste par un manque de tonus musculaire et des difficultés à s’alimenter.

« Il y a aussi des moments extraordinaires. Son hypersensibilité m’a fait découvrir une part d’humanité que n’ont pas les autres »

Anaïs Martinez

Pilote de ligne, le père est souvent absent. La mère qui, depuis la naissance, surveille les faits et gestes de son fils, est au bord de l’épuisement. Naturellement, Anaïs prend le relai de sa maman. À 11 ans, elle sait déjà trier le linge, faire une machine, ranger la cuisine. C’est devenu sa routine.

« S’occuper de mon frère, c’était épuisant psychologiquement et physiquement  », témoigne aujourd’hui la jeune femme. D’autant que William fait de nombreuses crises et se réveille toutes les nuits. Cependant elle tient à nuancer : « Il y avait aussi des moments extraordinaires. Son hypersensibilité m’a fait découvrir une part d’humanité que n’ont pas les autres. »

Mais l’année de son bac, l’étudiante n’arrive plus à se concentrer. Pour ne pas mettre en péril ses études, elle se résout à s’installer dans un studio dans le même immeuble que ses parents. De son petit frère, Anaïs n’est jamais très loin. Sa situation, elle ne la raconte pas, même à ses professeurs, ne souhaitant pas recevoir un traitement de faveur. À 20 ans, après des années d’accumulation, elle craque : « J’ai fait une dépression, je ne sortais plus, je n’avais plus envie de rien. »

Anaïs n’est pas une exception. Les jeunes aidants font souvent face à des problèmes de santé précoces. Mal de dos, troubles du comportement. Des anomalies que l’on ne devrait pas pouvoir diagnostiquer chez des enfants.

C’est le soir du 26 décembre 2014 que l’enfance de Martin, 12 ans à l’époque, bascule.

Profil type d'un jeune aidant

Enquête Novartis-IPSOS 2017, Qui sont les jeunes aidants, aujourd’hui en France ?, réalisée sur 501 jeunes aidants âgés de 13 à 30 ans. 

Deux policiers sonnent à la porte de la maison familiale à Yerres (Essone). Yves, son père, vient d’être percuté par une voiture. « Pronostic vital engagé. » C’est la seule phrase que retient Martin. Le soir, il dort chez un ami. Il n’a pas le droit de voir son père plongé dans le coma. Estimant qu’ils sont trop jeunes, le personnel hospitalier refuse la présence des enfants et des adolescents. Il refuse même de s’adresser à eux quand ils sont les seuls interlocuteurs présents. Mais quand il est question de ramener le patient chez lui, leur âge n’importe plus.

Ce décalage entre l’intérêt que leur porte le personnel soignant et les responsabilités qu’ils endossent au quotidien, la directrice de l’association Jeunes aidants ensemble (Jade) en a été témoin. En effet, Amarantha Bourgeois se souvient de l’histoire d’une jeune mère atteinte d’un cancer de la peau. Pour soulager ses démangeaisons, ses deux enfants devaient lui appliquer de la crème sur tout le corps, y compris sur les parties intimes.

« Notre médecine française ne s’inscrit pas dans une optique humaine. On oublie qu’à côté d’un patient, il y a une famille »

Hélène Rossinot

Le manque de considération à l’égard des aidants, la médecin spécialisée en santé publique, Hélène Rossinot, en a pris conscience pendant ses études. Auteure du livre Aidants, ces invisibles, elle témoigne : « Notre médecine française ne s’inscrit pas dans une optique humaine. On oublie qu’à côté d’un patient, il y a une famille. »

Lorsqu’elle rencontre les enfants de l’association Jade, elle fait face à des visages fermés. La directrice est obligée de la présenter à nouveau, en précisant :  « Non mais c’est une médecin sympa. » Avec du recul, la docteure en est persuadée, elle aussi a dû « ignorer des enfants qui étaient dans la pièce ». Maintenant, elle le sait, elle ne le refera jamais plus.

Dans leur maison familiale près de Paris, Martin et Emmanuelle, sa mère, racontent leur histoire : « Il y a la vie d’avant et celle d’après. » Aujourd’hui, Yves est handicapé à 80 %. Il est devenu dépendant de sa femme et de son fils. À peine assis, Martin se lève et se dirige vers la pièce du fond dans laquelle son père s’impatiente. Avec ironie, l’adolescent se compare à un sous-marin activant son « radar à soucis ». Prévention, action, réparation, c’est le triptyque qui rythme sa vie.

Invisible dans les hôpitaux, les jeunes aidants le sont aussi aux yeux de la loi. Ils pâtissent d’un cadre juridique qui ne les protège pas car leur attribuer un statut demeure impossible. Reconnaître les enfants aidants familiaux serait « admettre qu’ils sont en danger », explique à ce sujet Me Isabelle Gerdet, avocate en droit de la famille. En effet, leur dénomination est contraire à l’article 32 de la Convention internationale des droits de l’enfant qui régit le travail des enfants. « En aucun cas la loi prévoit que des enfants s’occupent de leur parent proche », poursuit l’avocate.

« Il faut d’abord mettre les jeunes aidants dans la lumière »

Nathalie Avy-Élimas

Le 23 octobre 2019, le gouvernement lançait le plan Agir pour les aidants. Il se donnait deux priorités pour les faire sortir de l’obscurité : sensibiliser l’Éducation nationale et le domaine médico-social pour repérer et orienter les aidants.

Sur les dix-sept mesures annoncées, deux seulement concernent les aidants mineurs. La première a pour objectif de mieux former les enseignants, les plus à même à déceler ces enfants. L’autre volet concerne l’aménagement du rythme scolaire.

« L’idée est de libérer du temps aux jeunes afin qu’ils puissent rencontrer un psychologue ou une infirmière directement à l’école », explique Nathalie Avy-Élimas, la députée du Val d’Oise à l’initiative du plan. Pour l’heure, cet aménagement est expérimenté en Occitanie et en Île-de-France pour une période de deux ans.

Problème, rien ne concerne la formation du personnel hospitalier alors qu’on a vu que sa relation aux jeunes aidants (ou son absence de relation) est difficile. Un manquement qui souligne un certain désengagement de l’État. « ll faut d’abord mettre les jeunes aidants dans la lumière », se justifie Nathalie Avy-Élimas.

Alors que la France balbutie ses premiers textes de lois, outre-Manche, la situation des aidants est encadrée depuis une vingtaine d’années. Au gouvernement, « nous marchons sur des œufs », confesse la députée.

Mais comment repérer les jeunes aidants familiaux quand eux-mêmes n’ont pas conscience de leur situation ? Présents par amour et par soutien pour leur proche, beaucoup se sentent fiers d’avoir ce rôle. L’association Jade leur offre un temps de répit. En 2014, la psychologue-clinicienne Françoise Ellien et la réalisatrice Isabelle Brocard s’associent pour fonder les « cinéma-répit ».

Unique en France, ce huis-clos de deux semaines permet aux jeunes aidants de se retrouver. Mais également d’utiliser le septième art comme thérapie, pour mettre des mots sur leurs maux. Depuis cinq ans, l’association prend en charge 24 jeunes dans l’Essonne et en Occitanie, 9 dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Elle prévoit l’ouverture d’autres ateliers cinéma-répit en Corrèze, en Normandie et en Eure-et-Loir.  

Son combat contre l’invisibilité des jeunes aidants, l’association le mène aussi auprès des instituts de statistiques pour avoir un recensement plus juste de leur nombre. En effet, la dernière étude réalisée par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Dress) date de 2008. Elle estimait le nombre de jeunes aidants entre 500 000 et 1 500 000 et ne prenait pas en compte les enfants de moins de 16 ans.

Une imprécision de taille qui contribue à les invisibiliser. C’est d’ailleurs sur cette même étude, vieille de onze ans, que le gouvernement a basé son plan. Dès lors, les associations d’aidants familiaux élaborent leur propre recensement.

En 2017,  une étude de Novartis évaluait les jeunes aidants à un enfant par classe. Les chiffres intermédiaires de l’étude réalisée par l’association Jade et le laboratoire psychopathologie de l’université Paris-Descartes sont eux plus alarmants. Ils estiment leur nombre à quatre enfants par classe. Un travail de fond qui commence à porter ses fruits. La Dress renouvellera ses données en 2022.

Aujourd’hui, l’association Jade milite pour un droit à l’évaluation de l’accompagnement. Une mesure qui pourrait permettre aux familles en difficulté d’avoir une aide professionnelle adaptée à leurs besoins.

Au-delà de ces invisibilités, c’est la manière de protéger les enfants qu’il faut urgemment changer. Aujourd’hui, la protection de l’enfance n’est ni universelle ni égalitaire.  Elle se décide à l’échelle départementale et crée des inégalités territoriales. Cette demi-mesure française est injuste et les jeunes aidants en sont les premières victimes.

 

La bande dessinée a été réalisée dans le cadre d’un partenariat entre l’École publique de journalisme de Tours et l’Académie Brassart Delcourt.

Mélanie Guiraud 

@melanie_guiraud
24 ans
Étudiante en journalisme à l’EPJT.
En alternance au service sport du Monde
Passée par Ouest-France, le service des sports de La Nouvelle République et de La Voix du Nord
Mordue de ballon ovale, se destine à l’investigation sportive et sociétale à la télévision.

Marie Lebrun

@marielebrun21
22 ans
Étudiante en journalisme à l’EPJT
En alternance à la rédaction de France 3 Lille
Passionnée par les voyages et attirée par les questions de société, notamment liées aux droits des femmes.
Passée par Le Parisien, M6, La Nouvelle République (local et sport) et La Presse de la Manche
Se destine au long-format à la télévision.