près l’école, j’étais pigiste indépendant. J’avais du mal à trouver des piges et à boucler les fins de mois », avoue Philippe Lesaffre, cofondateur du Zéphyr. Une réalité pour 36 % des jeunes journalistes qui déclarent avoir eu des difficultés à trouver un ou plusieurs emplois après l’école (source : CCIJP/IFP).
Très vite, c’est la précarité. Seuls 23,6 % décrochent un CDI, l’unique contrat qui garantit une stabilité financière. Pour les autres, ce sera CDD, pige ou chômage. Des débuts de carrières souvent rocambolesques. « Je travaillais comme pigiste indépendante, super précaire, super solo », détaille Jeanne La Prairie, fondatrice du magazine Les Autres Possibles (MAP).
Des jeunes journalistes sans le sou qui n’éprouvent aucun plaisir dans leur métier. Noyés dans l’infobésité des dépêches AFP reprises en boucle… le job ne les fait plus rêver. Philippe et Jeanne ont pourtant envie de relayer une information vérifiée, de qualité et sans précipitation.
C’est un ancien camarade d’école qui propose à Philippe de créer un média. Jeanne, de son côté, dessine sur [simple_tooltip content=’logiciel de retouche d’image’]Paint[/simple_tooltip] son futur magazine. Quatre ans après leur sortie de l’école, ces deux-là ont encore des projets plein la tête.
Jeanne Laprairie, chargée de projets et directrice des publications. Elle a porté des projets éditoriaux locaux à Tours et à Poitiers pour La Nouvelle République et travaillé pour RFI, Ça m’intéresse, Néon, Les Inrocks,… Elle dédie son temps au MAP depuis 2015 et se charge de développer les projets qui l’accompagnent.
Maxime Lelong, lui, n’a pas attendu aussi longtemps. Après plusieurs stages dans des rédactions, lors d’un projet de classe, il fonde un média. Passionné de communication et de marketing, il veut créer sa marque, 8e ETAGE.
Ces projets coïncident avec un discours politique dominant en France qui prône la vie entrepreneuriale. « Il y a un mouvement de fond depuis années les soixante-dix qui fait passer le statut de salarié pour un statut ringard », confirme Renaud Carbasse, chercheur en information et communication. Être son propre chef apporterait des avantages considérables et permettrait même de sortir du chômage.
Depuis des années, de nombreuses politiques se succèdent pour mettre à l’honneur ceux qui prennent des risques, qui innovent, qui bâtissent. Par exemple, le plan Entrepreneuriat 2020 vise à promouvoir l’entrepreneuriat en Europe depuis 2013. « Un discours aussi répété à ce niveau de l’institution politique nous laisse entendre où l’on veut nous mener. Les jeunes baignent dedans depuis tout petit », ajoute Renaud Carbasse. Et les étudiants en journalisme n’échappent pas à ce credo.
À Paris, en 2013, Philippe et un camarade démarrent les discussions sur ce qui deviendra Le Zéphyr. Un [simple_tooltip content=’média sur le Web qui n’est pas le dérivé d’un autre plus ancien et plus classique radio, télé ou imprimé‘]pure player [/simple_tooltip] d’information à base de portraits avec un [simple_tooltip content=’accès payant avec une partie du contenu gratuite‘]paywall[/simple_tooltip].
À Nantes, armée de sa maquette, Jeanne rencontre ses deux associées. Ensemble, elles développent la ligne éditoriale et le modèle économique. En mai 2016, le premier numéro des Autres Possibles est publié. Un magazine papier d’actualité locale. « Aujourd’hui personne ne paie de l’info en ligne, mais on paie encore pour le papier », assure-t-elle.
Le 3 mars 2014, Maxime Lelong vient de sortir de l’école et fonde 8e Etage. Un magazine numérique d’information générale qui traite des sujets peu médiatisés, sans réel modèle économique au départ.
Les pure player ont le vent en poupe. Le papier n’est plus une obligation pour créer un média. Le web facilite la tâche. Il suffit de réaliser une cagnotte en ligne et de collecter une somme d’environ 10 000 euros. Cette somme permet d’investir dans un ordinateur, une connexion internet, un développeur et un peu de communication. Mais le plus compliqué, c’est de le faire durer.
Le contexte socio-économique conduit à mener des projets à la croisée entre le journalisme et esprit d’entreprise. Deux démarches qui peuvent sembler antinomiques mais qui doivent être mener conjointement quand on veut lancer son titre.
Les jeunes constituent eux-mêmes leur CV. Ils deviennent crédibles, se démarquent et ainsi, se font reconnaître des professionnels. Un [simple_tooltip content=’marketing personnel, gestion de son identité et de sa réputation‘]personnal branding[/simple_tooltip] bien maîtrisé comme le démontre Maxime : « Je me suis dit : je sors d’une école comme des milliers d’autres jeunes journalistes mais, dans quelques années, je serai celui qui a créé un média. »
Philippe Lesaffre. Pigiste franco-allemand, journaliste, community manager et secrétaire de redaction, collaborateur à Mouvement Up…, le cofondateur du « Zéphyr » est comme beaucoup de jeunes journalistes de sa génération, un vrai couteau suisse.
Le terme « journalisme entrepreneurial » est récent et d’origine anglophone. Renaud Carbasse l’a entendu pour la première fois en 2010. Mais cela a toujours existé. De tout temps, des journalistes ont créé des médias. Aujourd’hui ce sont des sites web. Autrefois, c’était des journaux, des radios…
Depuis l’apparition des pure players, on constate un retour à un journalisme artisanal apparu avant la révolution industrielle, dans les années mille huit cent cinquante.
A l’époque, les journalistes font leurs recherches, écrivent et vendent leurs journaux eux-mêmes. Avec l’amélioration des techniques, les médias de masse se développent et l’organisation industrielle du travail répartit les tâches entre plusieurs prestataires : les journalistes, les communicants et les imprimeurs.
Depuis une dizaine d’années à peine, certains journalistes retournent à ces procédés comme Philippe : « Je fais du secrétariat de rédaction, je gère la communication sur les réseaux sociaux, les tâches administratives avec les envois de chèques, de magazines. Tout est fait à la main d’ailleurs, c’est artisanal. »
videmment, le journaliste-entrepreneur doit gagner sa vie. Il arrive que la gestion du média prenne le dessus et que la part du journalisme se réduise d’autant. Voire disparaisse. Ce qui peut se révéler assez frustrant.
Ces nouveaux chefs d’entreprise sont conscient qu’ils ne vont pas gagner des mille et des cents. La première motivation n’est d’ailleurs pas là. Pour Maxime, c’était le fait d’apprendre, « plus que dans aucune autre formation ».
Mais il faut tout de même trouver un modèle économique viable, histoire de remplir le frigo. Un vrai défi. L’argent, pour un média, c’est le nerf de la guerre. Mieux vaut en être conscient avant de se lancer.
C’est d’ailleurs à cause du manque d’argent que les deux collaborateurs de Maxime ont arrêté l’aventure, peu après le démarrage de 8e Etage. Ils ne pouvaient plus continuer sans être rémunérés. « Ils n’avaient pas conscience de ce que c’était », analyse Maxime.
Une campagne de crowdfunding, c’est bien, mais cela permet juste de financer la création du média. Et encore… Ce n’est parfois qu’un apport qui permet d’être pris au sérieux par la banque et d’obtenir un prêt.
Alors comment trouver des financements quand on est un jeune journaliste qui part de rien ? Un des premiers moyens serait d’obtenir de la publicité. Mais ces médias ont peu de trafic. Pas très convaincant pour les annonceurs et peu rentable.
De plus, gérer un service publicité demande un travail à plein temps et implique de nombreuses complications. Notamment les pressions des annonceurs sur la rédaction et leurs coups de fil lorsqu’ils ne sont pas satisfaits d’un article.
Une situation peu confortable que Jeanne a vécu dans un des médias dans lesquels elle a travaillé. Pendant un an et demi, elle a été responsable du contenu d’un magazine gratuit. Elle en a eu assez de ne servir qu’à « capter des annonceurs ». Ce n’était pas sa vision du journalisme. Il est donc impensable qu’elle fasse pénétrer la pub dans don magazine.
Un autre moyen serait d’attirer les investisseurs. Mais dans un contexte de crise et de défiance vis-à-vis des médias, le placement n’est pas le plus convoité, surtout lorsqu’il s’agit de jeunes anonymes.
De plus, « à l’école, on a étudié les relations toxiques entre les médias et les actionnaires ou les annonceurs. On a vu que, sur le long terme, ça les plombait. Donc on ne voulait pas faire la même chose », explique Maxime.
Quand les modèles classiques ne fonctionnent plus, il faut passer aux modèles alternatifs. C’est là où le concept d’indépendance fait son apparition.
Le lecteur doit payer, s’abonner. On doit lui faire comprendre que l’information n’est pas gratuite. Pas facile après des années de gratuité sur le Web. C’est un travail de longue haleine qui attend les entrepreneurs : créer et fidéliser une communauté qui sera prête à payer. « L’indépendance devient un argument marketing », reconnaît Maxime.
n média indépendant est vierge de toute publicité et n’est pas financé, en majorité, par des actionnaires extérieurs. Il appartient aux journalistes fondateurs. Ils ne sont pas objectifs, mais honnêtes. Ils s’insurgent contre le journalisme qui ne prend plus le temps d’analyser et de vérifier les informations par obligation de productivité. Ils innovent, font un pas de côté avec l’actualité chaude, les gros titres.
Sur leurs sites internet on peut lire leur manifeste, tous sur la même longueur d’onde : « Nous pratiquons un journalisme de rencontre, lent, intimiste, fait de chair et de vie, engagé et subjectif » pour Le Zéphyr. « 8e ETAGE prône un journalisme de terrain pour rendre compte de la réalité oubliée par les grands médias. » « Pour nous, la seule source de revenus assurant profondément l’indépendance du journalisme, est celle du lectorat », affirme Les Autres Possibles.
Ces titres rejoignent la grande communauté des médias indépendants de France. Des médias peu ou pas connus du grand public, sauf les stars nationales comme Les Jours ou Mediapart. Ils opèrent dans tout le pays. Axés sur l’investigation, l’actualité locale et [simple_tooltip content=’journalisme qui prend son temps‘]le slow journalisme[/simple_tooltip], ils se dressent en contre pouvoir. Ils s’appellent Le Ravi, Médiacop, Médiacités…
Ils ont été créés par des journalistes soucieux de retrouver des conditions de travail efficaces et libres. C’est le cas des Jours et de Médiacités. Le rachat de L’Express et de Libération par Patrick Drahi, président du groupe Altice, a poussé des membres de ces deux rédactions à partir. Grâce à la clause de cession ou des plans de départ, ils ont pu obtenir des indemnités et créer leur propre média pour pratiquer un journalisme qui leur ressemble, loin de tout conflit d’intérêt.
Mais cela reste plus facile pour des journalistes déjà installés, qui connaissent bien le milieu et ont plus de ressources. Les plus jeunes ont du mal à trouver un équilibre financier. Les jobs alimentaires rythment leurs vies. La plupart continuent de piger pour des médias plus classiques. Mais avoir un travail parallèlement à la création d’une entreprise prend du temps et épuise, aussi bien moralement que physiquement.
Le credo du journal provençal : « “Le Ravi” pratique un journalisme d’investigation et se donne un devoir d’irrévérence en privilégiant le dessin de presse. Il est né, en 2004, d’un constat : la presse régionale, trop liée aux pouvoirs locaux, focalisée sur les faits-divers et le sport parce-queça-fait vendre, ne remplit plus sa mission. Édité par une association indépendante, “le Ravi” n’appartient qu’à ses lecteurs. »
Certains échouent, comme 8e ETAGE qui a dû fermer ses portes fin 2018, faute de moyens financiers suffisant pour continuer. « Avec le recul, nous nous sommes rendus compte que nous nous adressions à une cible attachée au papier. Les gens n’étaient pas prêts à payer de l’information numérique pas indispensable. J’ai appris énormément en quatre ans », révèle Maxime. Aujourd’hui, il est « Digital Marketing Supervisor » pour National Geographic Channels et The Walt Disney Company France
Le Zéphyr, quant à lui, tente le tout pour le tout. Philippe et Jérémy Felkowski ne peuvent pas encore se rémunérer. Le site web est en accès libre. Néanmoins, parce que l’information a un coût, ils sont passés au print. Une revue trimestrielle est vendue en version papier et numérique au prix de 6,90 euros l’unité et sur abonnement à 22,90 euros par an. La rédaction a créé un studio pour proposer de la vente de services en communication éditoriale, destinée aux structures de l’économie sociale et solidaire. Ils espèrent que cela leur permettra de générer assez de fonds pour continuer et passer la vitesse supérieure.
L’école a également un rôle à jouer pour aider ces jeunes entrepreneurs. En particulier lorsque les médias ont été conçus entre ses murs. Mais encore faut-il qu’une fois plongés dans le grand bain, les jeunes journalistes continus d’être soutenus : « Mon école était très fière du projet. Ils m’ont poussé à le développer. Mais ils ne se sont même pas abonné… », regrette Maxime.
Plus de 4 ans après son lancement, le 3 mars 2014, l’équipe de “8e étage” est au profond regret de vous annoncer l’arrêt de la publication. Par conséquent, tous les prélèvements liés à des abonnements s’arrêteront aujourd’hui à minuit. »
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Il n’y a pas non plus de cours spécifiques à l’entrepreneuriat dans leurs écoles. Pourtant, comme Philippe, ils auraient aimé : « Cela m’aurait été vraiment utile, c’est indispensable pour ceux qui veulent se lancer. » Satisfaire leurs attentes, c’est aussi repenser la façon d’enseigner le journalisme.
Les réflexions à ce sujet ont commencé. Dans certaines écoles, les programmes évoluent. Depuis 2015, l’ESJ Lille organise tous les ans un MédiaLab où les étudiants en journalisme doivent créer leur média en équipe avec des développeurs, des designers et des commerciaux. À l’avenir, le journalisme pourra-t-il s’enseigner sans économie, comptabilité, droit et gestion ? La question est posée.