IA médicale, la France à la traîne

L’intelligence artificielle (IA) bouleverse nos sociétés. En santé notamment. La Chine et les Etats-Unis investissent déjà massivement pour s’emparer de ce marché colossal. A contrario, la France reste sur la réserve et débat des enjeux éthiques.

Par Oumy Diallo, Anaïs Draux et Amaury Lelu

Atteint de diabète, John développe des troubles de la vision. Une déficience de la rétine liée à son taux de sucre dans le sang. Depuis avril 2018, aux Etats-unis, la maladie de John peut être détectée grâce à l’intelligence artificielle (IA) du robot IDx-DR. Présent dans les centres médicaux, celui-ci propose un diagnostic sans recourir à un professionnel de santé. Ce progrès médical repose sur un algorithme, une série de calculs utilisée pour résoudre un problème.

Pour reconnaître une tumeur, la machine doit apprendre. Ce qu’elle fait gêce au deep learning, ou apprentissage profond. Pour l’entraîner, on a enregistré dans son ordinateur, un très grand nombres d’images de tumeurs. Par comparaison, et grâce à son algorithme, elle devient capable de proposer un diagnostic.

Résultat, à l’issue d’une étude d’ampleur menée par l’université américaine de radiologie et le réseau d’imagerie médicale du New Jersey (NJIN), le taux de réussite de la machine s’élève à 84 % pour le cancer du sein contre 75,8 % pour un radiologue. L’IA s’avère donc plus performante que le cerveau humain pour certains diagnostics.

Sources : Maddyness ; Usine nouvelle ; étude du NEJM (lien en anglais)

En France, les centres anticancer accueilleront bientôt l’intelligence artificielle développée par la start-up Cardiologs. Une technologie qui utilise les algorithmes de Therapixel pour mieux interpréter une mammographie. On s’attend donc à des diagnostics plus fiables et une prise en charge des patients plus rapide.

Autre exemple, le délai d’attente pour un rendez-vous en ophtalmologie varie entre 77 et 100 jours, selon la note publiée par l’Institut Montaigne en janvier 2019. Automatisé par l’IA, le dépistage des pathologies rétiniennes pourrait aider à réduire les délais.

Le savoir-faire français est indéniable mais les investissements de l’Etat se font encore attendre. Suite au rapport remis à Emmanuel Macron par le mathématicien et député Cédric Villani, en mars 2018, un plan intelligence artificielle de 1, 5 milliard d’euros a été déployé en 2018. Autant dire une broutille, dans un contexte de concurrence exacerbée entre les Etats-Unis et la Chine.

En Europe,  on est guère plus rapide. Le 12 février 2019, le parlement européen adopte une résolution appelant à la mise en place d’un marché communautaire de l’IA. L’objectif est de permettre à l’Union européenne « de rivaliser avec les investissements de masse effectués par les tiers, notamment les Etats-Unis et la Chine ».

Le rapport préconise également la création d’une agence réglementaire européenne de l’IA et de la prise de décision algorithmique. Le parlement estime que l’Union européenne doit jouer un « rôle de chef de file sur la scène internationale » d’une IA éthique, sûre et de pointe. En Europe, la protection des données personnelles est garantie depuis 2016, par le Règlement général sur la protection des données (RGPD). Des précautions salutaires mais qui freinent l’implantation de l’IA

Selon un rapport du cabinet d’analyse de données américain, CB Insights, sur les tendances en intelligence artificielle, 15,2 milliards de dollars (13,7 milliards d’euros) ont été investis dans le monde en 2017 dans des start-up spécialisées dans l’IA.

Près de la moitié de cette somme provient de la Chine. Celle-ci entend devenir, d’ici 2030, le leader mondial d’une industrie qui représente 150 milliards de dollars (136 milliards d’euros). Profitant d’une base de données gigantesque grâce à sa population de 1 417 913 092 d’habitants (2019) et d’une réglementation peu contraignante sur la protection des donnés, la Chine semble invincible.

Malgré des dérives observées quant à l’utilisation des données personnelles, plus de 130 entreprises chinoises ont investi dans la médecine connectée. Le risque est de se retrouver dans une situation semblable à celle de l’après Seconde Guerre mondiale lorsque le soft power américain s’est imposé à la faveur du plan Marshall et de subir ainsi une domination culturelle chinoise.

Dans le domaine de la santé, en France, l’IA est un processus très long qui débute par l’apparition du numérique et notamment la dématérialisation des dossiers médicaux.

Si les technologies du machine learning ou du deep learning  ne sont pas encore utilisées dans les CHU, la robotisation vient en aide aux patients depuis une dizaine d’années. C’est le cas au CHU de Tours avec le Robot Da Vinci Xi. Sous le contrôle du chirurgien, qui manie des joysticks, les interventions sont beaucoup plus fines et précises. Une révolution telle qu’une personne à qui l’on retire un rein peut sortir le lendemain. Alors que ce n’était guère possible avant dix jours auparavant.

Une révolution telle qu’une personne à qui l’on retire un rein peut sortir le lendemain, contre dix jours traditionnellement

Néphrologue et directrice de l’Espace de réflexion éthique de la région Centre-Val-de-Loire (ERERC), Béatrice Birmelé occupe un petit bureau au sein du CHU de Tours. Avec une chargée de mission, elle accompagne dans la réflexion éthique les établissements sanitaires, médico-sociaux et de formation.

Malgré l’obligation pour ces organismes de se former, le temps manque, et les connaissances des professionnels de santé sont lacunaires. « En médecine, l’IA représente six heures de cours dans le cursus entier. Les étudiants ne sont pas préparés », déplore Béatrice Birmelé.

L’enjeu principal de l’IA est de comprendre comment la technique va modifier la relation entre les soignants et les patients. « Le médecin de demain devra aussi être un technicien. L’essentiel de son travail sera l’accompagnement du patient avec l’outil IA », prévient Béatrice Birmelé.

Mais l’IA en santé n’est pas la priorité. C’est Sylvain Brochard, conseiller du président du conseil régional de la région Centre-Val-de-Loire, qui le dit tout nettement. Il met en avant  les freins culturels ainsi qu’une réticence des médecins à remettre en question leur démarche. Selon Béatrice Birmelé, une trentaine de personnes seulement étaient présentes au colloque sur l’éthique médicale organisé à Tours début octobre 2018 : « Nous avons passé la plupart du temps à expliquer ce que représente l’IA. »

Une réticence compréhensible de la part de l’opinion publique au vu de l’opacité qui entoure le fonctionnement des algorithmes. En effet, les données appartiennent aux hébergeurs et aux fabricants,  qui peuvent en disposer comme bon leur semble.

De plus, aujourd’hui, à quelques exceptions près, les bases de données ne sont pas sécurisées et des hackers peuvent facilement infiltrer les systèmes. Il est donc difficile de savoir quels sont les risques pour le milieu hospitalier.

Le libre arbitre à l’heure de l’IA

En cas d’erreur médicale, qui du professionnel ou de la machine sera mis en cause ? Et le médecin pourra-t-il contester librement la décision d’un algorithme ? Tant que l’intelligence artificielle n’est pas régie par un régime juridique spécifique, le régime de droit commun lui est appliqué, alors qu’il est totalement inadapté.

Aux États-Unis, un médicament connecté est autorisé depuis 2017 par la Food and Drug Administration (FDA), l’équivalent américain de l’Agence nationale de sécurité du médicament. Les patients atteints de troubles psychiatriques ingèrent une capsule qui envoie un signal Bluetooth à une application mobile. Les médecins sont donc informés lors de la prise du traitement. S’ils ne se soignent pas, les malades assurés pourraient être moins bien remboursés.

De son côté, la compagnie d’assurance John Hancock Financial a décidé de réduire ses tarifs et d’offrir des bons d’achats aux clients qui acceptent de porter un bracelet connecté pour mesurer leur activité physique. Une surveillance rapprochée et un libre arbitre qui disparaît pour le malade.

i-Donea™ permet au patient de ne pas oublier de prendre ses médicaments. Mais il permet également à de nombreuses personnes de surveiller ce patient…

Concernant la surveillance médicale, la France est, elle aussi, tentée. Depuis juin, le pilulier automatique i-Donea est en expérimentation en Ariège. Installée au domicile, le distributeur de médicaments intelligent donne au patient les médicaments prévus à l’heure à laquelle il doit les prendre. Un système destiné au personnes âgées et qui permet au personnel de santé et à l’entourage de suivre le traitement à distance.

Bien sûr, en cas de perte d’autonomie, la solution semble pertinente. Mais remplace-t-elle pour autant l’infirmière qui passe à domicile, délivre les médicaments et discute avec le patient ? Le risque est fort d’un perte de contact humain et d’autonomie décisionnelle. Pourra-t-on conserver son libre arbitre à l’ère de la santé connectée ?

« Une des visées majeures de l’industrie du numérique consiste à faire main basse sur le domaine de la santé, envisagé, avec ceux de la voiture autonome, de la maison connectée et de l’éducation ; comme les plus décisifs et pour lesquels elle entend se doter de tous les moyens nécessaires afin d’asseoir, à terme, une domination sans partage »

Eric Sadin, p. 111

Le philosophe Eric Sadin, s’élève contre l’hégémonie du numérique et les risques qu’il représente pour les sociétés démocratiques. Selon lui, la dissémination de capteurs dans notre quotidien constitue un réel danger pour nos libertés individuelles et notre libre arbitre. Elle nous met surtout à la merci des entreprises privées qui collectent des informations sur nos habitudes à des fins commerciales.

Il y a toutes les traces que nous laissons sur Internet. Mais, demain, une balance connectée pourrait, par exemple, nous proposer des compléments alimentaires. Ou communiquer nos « mauvaises habitudes alimentaires » aux sociétés d’assurance qui pourraient décider de ne plus nous couvrir…

Dans son livre L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle – Anatomie d’un antihumanisme radical (L’échappée, 2018), le philosophe, met en garde contre la perte de liberté et la normalisation des comportements. Il dénonce le « pouvoir injonctif » de cette technologie qui, à terme, conduira à l’asservissement de l’humanité.

Il déplore aussi que, lorsque on évoque l’éthique en IA, on s’arrête généralement à la question des données personnelles : « Il serait temps de cultiver une éthique de la responsabilité pleinement soucieuse de défendre le droit à l’autodétermination de chacun et celui de la société tout entière. » Pour lui, c’est donc notre modèle de société dans son ensemble qui est en jeu.

Oumy Diallo

@DialloOumy4
28 ans
Etudiante à l’EPJT en Année spéciale de journalisme (spécialité presse magazine)
Passionnée par la culture, linternational et les questions de société.
Passée par France télévisions, Grand Seigneur, Arrêt sur Images et TV5 Monde.

Anaïs Draux

@AnaisDraux
23 ans.
Etudiante à l’EPJT en Année spéciale de journalisme (spécialité presse magazine)
Passionnée par la culture artistique et les sujets de société.
Est passé par 37 ° et Néon
Aimerait se lancer dans le journalisme multimédia

Amaury Lelu

@amaurylelu
23 ans.
Etudiant à l’EPJT en Année spéciale de journalisme (spécialité presse magazine).
Passé par Le Berry républicain, La Nouvelle République et Trax Magazine
Amateur de musiques électroniques.