Illettrisme

Les raisons d’un échec

Photo : Théodore de Kerros/EPJT.

Du 6 au 12 septembre se tiennent les Journées nationales d’action contre l’Illettrisme. En France, cette lutte est en effet érigée en priorité nationale depuis 1998. Les gouvernements successifs se sont engagés à éradiquer ce fléau qui touche toujours plusieurs millions de Français.
Sans mesures efficaces ni succès.

Par Lucas Turci et Héloïse Weisz.

Le ballet des tire-palettes et des chariots élévateurs bat son plein. Il est 15 h 30, c’est le rush dans l’entrepôt. Il faut charger les camions pour expédier la production. Destinée aux exclus de l’emploi ainsi qu’aux handicapés, l’association vosgienne d’aide par le travail Aithex, basée à Saint-Amé, recycle des cartons, des palettes ou encore des déchets en plastique pour leur donner une nouvelle vie.

L’enquête lue et racontée

Une nouvelle vie, c’est aussi ce qui est proposé aux cinquante demandeurs d’emploi longue durée encadrés sur le chantier. Ils bénéficient d’un contrat de travail d’insertion à temps partiel. Ici, l’activité de recyclage n’est qu’un prétexte pour favoriser le retour à l’emploi. « Nous avons une vocation d’insertion, de passerelle, de tremplin », explique Sylvaine Jung, la directrice.

Échec scolaire, chômage, addictions… Ici, les parcours de vie sont souvent remplis de cicatrices. Un terreau fertile au développement de l’illettrisme. « Parmi les cinquante personnes que l’on encadre ici, il y en a environ dix que l’on pourrait qualifier d’illettrés. On les repère grâce à un suivi personnalisé mais aussi, tout simplement, lorsqu’ils sont amenés à remplir des fiches et qu’ils n’y arrivent pas », confie Sylvaine Jung.

Au cœur de l’Aithex, structure d’insertion vosgienne confrontée à l’illettrisme de ses salariés.

Une sur-représentation qui n’est pas étonnante. En effet, l’illettrisme touche davantage ceux qui ont eu une enfance ponctuée de difficultés, les demandeurs d’emploi et, plus globalement, les personnes issues de milieux ruraux, comme le révèlent les enquêtes menées par l’Insee et l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI).

Selon ces mêmes enquêtes, dont la dernière édition a eu lieu en 2011, il y a en France 2,5 millions d’illettrés, soit 7 % de la population adulte âgée de 18 à 65 ans. Un chiffre surprenant pour un pays qui se veut et qui se prétend à la pointe du développement.

L’illettrisme concerne les personnes « qui, bien qu’ayant été scolarisées en France, n’ont pas acquis une maîtrise suffisante de la lecture, de l’écriture, du calcul, des compétences de base », décrit Éric Nedelec, directeur-adjoint de l’ANLCI.

Seulement, il n’y a pas une mais des formes d’illettrisme. Certains ont du mal avec les chiffres, d’autres déchiffrent lentement ou à peine. Jean-Marie Besse, ancien professeur de psychologie, qui a longtemps travaillé sur le sujet, ajoute que « sur le terrain, chacun des acteurs a un peu sa propre définition de l’illettrisme ».

Une mauvaise interprétation des termes et du problème qui n’est pas sans conséquences car l’illettrisme ne touche pas tous les territoires de la même façon. La moitié des illettrés vit ainsi dans des zones faiblement peuplées. Éric Nedelec remarque d’ailleurs que « la carte de l’illettrisme se superpose souvent avec la carte de la pauvreté ».

Par exemple, à Mayotte, le taux d’illettrisme était de 33 % en 2014. Les préoccupations des habitants sont de l’ordre de « où trouver de l’eau, où trouver à manger », explique-t-on au ministère des Outre-mer. « L’illettrisme, c’est grave mais moins que tout le reste quand on est dans la misère. »

Carte de France partielle de l’illettrisme

Carte de France de l'illettrisme
Carte des régions de France dont il existe des données chiffrées concernant le taux d’illettrisme.
Données issues des enquêtes IVQ de l’ANLCI et de l’Insee en 2011.
Il n’existe pas de données fiables pour l’ensemble des régions. Face à ce manque, l’Insee se justifie par des raisons financières mais aussi par des choix politiques au sein de certaines régions.
Cela illustre les difficultés qu’il peut y avoir à repérer efficacement l’illettrisme dans certains territoires.

 

Les jeunes en difficulté de lecture

Carte des départements de France selon le taux de jeunes en difficulté de lecture repérés au cours de la JDC 2018.

Source: ministère des Armées-DSNJ, MENJ-DEPP.

Réf : Note d’Information, n° 19.20. © DEPP

Pour prévenir l’illettrisme et lutter contre, l’État a pris de nombreuses dispositions depuis plusieurs décennies. Dont les journées nationales d’action qui ont lieu cette semaine. Comme chaque année, ce thème revient comme un boomerang dans l’agenda des médias. On s’en émeut, on le regrette, sans trop savoir quels en sont les véritables enjeux.

C’est en 1998 que la lutte contre l’illettrisme est devenu une priorité en France. Si l’on ne s’en tenait qu’aux chiffres, on pourrait penser que les efforts des gouvernements successifs fonctionnent. En 2004, on comptait 3,3 millions de personnes en situation d’illettrisme, contre 2,5 millions en 2011, selon l’enquête Information vie quotidienne (IVQ) menée par l’ANLCI et l’Insee.

L’interprétation des chiffres relativise ce succès. Cette baisse serait davantage due à un effet générationnel qu’à une efficacité des politiques publiques. Les élèves scolarisés dans les années cinquante et soixante ont été davantage touchés.

Préoccupé par ce taux d’illettrisme mettant les individus en difficulté dans leur vie quotidienne et leur formation, le gouvernement actuel souhaite donner un nouvel élan à cette lutte. « L’objectif est d’éradiquer l’illettrisme des salariés et des demandeurs d’emploi », explique Mireille Gaüzère, rapporteuse de la mission relative à la lutte contre l’illettrisme en 2019 et conseillère de Brigitte Klinkert, ministre en charge de l’Insertion.

La stratégie ?  Mesurer et identifier. Sans chiffres depuis dix ans, le ministère du Travail s’est engagé à renouveler l’enquête IVQ en 2022 puis tous les cinq ans « pour apprécier les effets structurels de cette politique publique », commente Mireille Gaüzère. Mais mesurer et identifier ne signifie pas réellement lutter et encore moins éradiquer.

En effet, sur le terrain, il ne suffit pas d’identifier les illettrés pour leur venir en aide. Ces derniers sont très souvent réticents à accepter un accompagnement. Voire à reconnaître leurs difficultés.

« L’efficacité de l’éducation joue un rôle important dans la définition de la lutte contre l’illettrisme »

Jean-Christophe Raléma

À l’association Aithex, dans les Vosges, face à un public habitué à l’échec scolaire et à l’enchaînement de formations non-concluantes, redonner de la motivation pour progresser devient extrêmement complexe. « Ça ne marche pas, ça ne leur plaît pas. Ils sont remis en situation d’école donc le traumatisme revient. Ils ont perdu le goût de l’effort face à ces échecs. Ils se conditionnent et se disent ‘‘je suis nul, je ne peux pas progresser’’. Le système éducatif français est en grande partie responsable de cela », estime Sylvaine Jung.

Pour Jean-Christophe Raléma, correspondant régional de l’ANLCI en région Centre-Val de Loire, « l’efficacité de l’éducation joue un rôle important dans la définition de la lutte contre l’illettrisme ». Les services de l’Éducation nationale confirment leur rôle de prévention. La fonction de l’école est de faire « que la culture de l’écrit soit durablement ancrée dans chacun de nous ».

Pourtant, en 2019, 5,3 % des jeunes Français de 16 à 25 ans ayant participé à la Journée défense et citoyenneté (JDC) semblaient en situation d’illettrisme. « Semblaient » car le diagnostic de l’illettrisme ne se pose sur un individu qu’une fois qu’il est sorti du système scolaire.

Aline Le Guluche a pu bénéficier de cours adaptés pour parvenir à maîtriser les fondamentaux : lire, écrire et compter. Photo : Héloïse Weisz/EPJT.

Aline Le Guluche, autrice du livre J’ai appris à lire à 50 ans, a fait partie de ces personnes qui ont eu de grandes difficultés dès l’école. Née en 1961 à Dennemont (Yvelines), cette fille de paysans, dernière d’une fratrie de huit, ne grandit pas parmi les livres. « Il y avait juste le journal pour le cours du blé. » Au CP, elle peine à écrire les lettres de l’alphabet.

Lire s’avère également un exercice difficile : elle ne parvient pas à se concentrer, tétanisée par son professeur et traumatisée par un père qui frappe sa mère. Grâce au passage d’un bon professeur en classe de CE1, la petite Aline apprend à lire et à écrire et montre ainsi qu’elle en est tout à fait capable.

Sa scolarité se poursuit cependant dans la douleur. Sa dyslexie n’est pas détectée et elle accumule les retards. À l’âge de 16 ans, elle quitte l’école pour aller travailler à l’usine où elle pourra dissimuler ses lacunes.

Si ce parcours montre les failles de l’école, on ne peut pas faire porter la responsabilité uniquement sur l’institution scolaire. D’autres facteurs peuvent être à l’origine de l’illettrisme. Le milieu social est déterminant. Tous les enfants ne partent pas avec les mêmes chances de réussite et l’école n’est pas en mesure de gommer ces inégalités sociales et culturelles.

L’apprentissage de l’écriture et de la lecture ne sont pas impossibles une fois passé l’âge adulte mais le chemin est sinueux. D’abord, il faut pouvoir demander de l’aide. Personne ne viendra vous dire : je suis illettré. Certains ne vivent pas leurs difficultés comme un handicap, d’autres les cachent.

Les centres ressources illettrisme analphabétisme (Cria) peuvent les détecter à l’occasion des bilans de compétence. Dès lors, ils peuvent être orientés vers une formation de réapprentissage des « savoirs de base », euphémisme qui fait référence aux compétences lire, écrire, compter. Mais nombreux sont ceux qui refusent. « L’important, c’est que la personne sache que ça existe », insiste Cécile Douillard, directrice du Cria d’Indre-et-Loire.

Une fois que l’on a décidé d’apprendre à nouveau, il faut déjà franchir une nouvelle barrière. Les formations sont difficilement accessibles lorsqu’on vit à la campagne. En milieu rural, il y a de grandes difficultés à avoir des financements pour des formations contre l’illettrisme.

« Ils se conditionnent et se disent : “Je suis nul, je ne peux pas progresser.” Le système éducatif français est en grande partie responsable »

Sylvaine Jung

Cela dit, toutes les zones urbaines ne proposent pas de centre de formation. Pendant plusieurs mois, une fois par semaine, Aline Le Guluche a dû faire l’aller-retour Mantes-la-Ville – Paris en train puis en métro pour suivre des cours.

La prise en charge continue de tenir sur un fil. La qualité de la formation est cruciale. L’idéal est de proposer un cours individuel pour pouvoir installer un rapport de confiance et proposer un apprentissage adapté.

Or il y a peu de formateurs salariés pour répondre aux besoins dans les structures associatives. À l’association Entraide et Solidarités de Tours, on compte quatre formatrices salariées formées aux savoirs de base pour tout le département.

Des bénévoles peuvent prêter main forte aux associations. Mais la formation dispensée par le Cria est basique. Elle ne dure que huit jours alors que les professionnels sont titulaires d’un Master en sciences de l’éducation ou en langue.

À Entraide et Solidarités, l’apprentissage des savoirs de base se fait avec des sujets de la vie quotidienne : calculer un budget, lire et comprendre le vocabulaire de la cuisine. En 2019, l’association a formé entre 240 et 250 personnes.

Mais toutes ne vont pas au bout de leur formation. Certains oublient les rendez-vous, d’autres se découragent face à la patience et à l’effort que ces cours demandent. Il est difficile de trouver un dispositif de formation satisfaisant chez les travailleurs si ce n’est pas sur leur temps de travail.

Aline Le Guluche, elle, a pu mener ce réapprentissage durant ses heures travail. Elle a raconté son histoire à sa responsable des ressources humaines qui l’a ensuite aidée. C’était en 2013. Après plusieurs décennies à masquer son illettrisme puis à se battre pour en sortir, elle sait à présent lire et écrire. Une victoire exceptionnelle qu’elle doit avant tout à sa volonté.

Lucas Turci

@TurciLucas1
22 ans.
Étudiant en journalisme à l’EPJT.
Passionné par le sport, l’histoire et les sciences.
Passé par Radio Campus, Vosges matin, La Nouvelle République et Ouest-France.
Aimerait travailler à la radio ou à la télévision.

Héloïse Weisz

@HeloWeisz
23 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT.
Aime le reportage, s’intéresse aux questions de société et à l’actualité littéraire.
Passée par Tendance Ouest, Paris-Normandie, Radio Campus Tours et Ouest-France.
Rêve de radio.