Handicap

La Corée du Sud traîne la patte

Le réseau souterrain de la capitale coréenne est régulièrement perturbé par les manifestations qui réclament de meilleurs accès pour les personnes handicapées. Photo : Kim Ji-woo

Près de 5 % des Sud-Coréens ont un handicap physique ou mental. Mais que ce soit dans les transports en commun, les logements ou même l’école, rien n’est fait pour les intégrer. Malgré des décennies de lutte associative, les personnes handicapées peinent encore à vivre dans un pays qui semble les avoir oubliés.

Par Célio Fioretti (à Séoul)

Retard annoncé. Les haut-parleurs de la station de métro Hapjeong à Séoul résonnent, « En raison d’une manifestation sur la ligne, les trains auront momentanément du retard. Veuillez nous excuser du dérangement », répète en grésillant une voix féminine. Ce dérangement à l’heure de pointe matinale est l’énième action de l’association SADD, Solidarité contre les discriminations du handicap. 

 Le 19 octobre, le groupe manifeste sur les lignes 2 et 5 du réseau souterrain. « Nous alertons sur le manque de moyens investis dans l’installation d’équipement pour les personnes à mobilité réduite (PMR) », explique Park Kyeong-seok, président de SADD. La méthode est simple. Les membres du collectif arborent banderoles et pancartes, se réunissent et montent dans une rame du métro. Leur difficulté pour y entrer en plus de leur nombre est suffisante pour ralentir les départs. 

 La foule des passagers commence à s’amasser dans la station Dongsan dans un important brouhaha qui où se mêle incompréhension et insultes. La police essaie de faire entrer les manifestants le plus rapidement dans les rames pour que le train-train quotidien puisse reprendre. Deux heures plus tard, les membres de SADD arrivent devant l’Assemblée nationale pour terminer leur manifestation.

Malgré les promesses des différents maires de Séoul ces vingt dernières années, l’accès au métro est encore difficile. Sur les 640 stations, 16 sont aujourd’hui encore dépourvues d’ascenseur. S’il est possible d’accéder au quai, monter à bord de la rame est plus difficile. « Il y a peu, voire pas, de personnel dans les stations pour poser des rampes, témoigne Park Kyeong-seok. L’écart entre le quai et la rame est souvent trop large. Nous avons du mal à monter seuls à bord. »

 Mais si on le compare au réseau routier, le métro ferait presque figure de bon élève. Près de la moitié des bus de la capitale est inaccessibles aux personnes à mobilité réduite (PMR). Au niveau national, le score est encore pire, seuls 27,8 % des bus sont adaptés, d’après une étude réalisée en 2021. Plateformes trop hautes et sans rampe d’accès, portes pas assez larges pour un fauteuil, marches pour aller s’asseoir, manque de place à l’intérieur, le bus n’est quasiment jamais une option pour se déplacer.

Pour prendre un bus, il faut souvent monter quelques marches. Les rampes d’accès sont encore rares. Photo : Célio Fioretti/EPJT

« Quand ma fille, Jimin, sort, elle doit attendre longtemps un bus accessible ou changer de mode de transports, car certains arrêts sont trop dangereux », explique Hong Yun-hui. Mère d’une fille en fauteuil roulant, elle connaît le casse-tête de la mobilité en Corée du Sud. Elle décide en 2015 de créer l’association Muui. Sa mission est d’alimenter régulièrement une carte interactive du métro qui indique les meilleurs itinéraires à suivre pour une mobilité en fauteuil. 

Des quartiers impraticables pour les fauteuil

Difficulté dans les transports, mais également pour se loger. La capitale est connue pour ses nombreuses collines et ses rues qui serpentent sur de forts dénivelés. Dans les quartiers les plus anciens, au nord du fleuve Han, les trottoirs sont étroits et il n’est pas rare de devoir monter quelques marches pour se déplacer. Ces parties de la ville sont impraticables pour les fauteuils roulants.

 « À Gangnam, dans le sud de la ville, les rues sont larges, les bâtiments sont modernes, grands et disposent d’ascenseurs, mais le loyer est élevé, explique Hong Yun-hui. Donc, je vis dans le vieux centre, à Jongno. Mais les appartements sont souvent trop petits pour accueillir le fauteuil roulant de ma fille. C’est difficile de trouver un logement, il y a bien l’habitat social, mais c’est réservé aux plus précaires. »

D’après un recensement de 2019, plus de 2,6 millions de personnes sont considérées comme étant handicapées, moteur ou mental en Corée du Sud. Cela représente 5 % de la population. Mais elles ne sentent pas les bienvenues dans leur propre pays. « Des gens nous insultent, disent que le handicap n’est pas réel et qu’on pourrait marcher, raconte Hong Yun-hui. Ils se plaignent de l’espace qu’occupe le fauteuil roulant. Ce sont des agressions du quotidien. » 

D’après une étude du ministère de la Santé sud-coréen, en 2020, deux tiers des personnes en situation de handicap déclarent avoir déjà été discriminées. Un chiffre en baisse par rapport aux années précédentes où il pouvait alors atteindre jusqu’à 80 %. Mais qui reste anormalement haut.

Du côté des établissements scolaires, ça ne va pas beaucoup mieux. Toujours selon le ministère de la Santé, en 2021, 98 000 enfants nécessitaient une éducation spécialisée en raison de leur handicap, physique ou mental. La fille de Mme Hong, Jimin, en fait partie. 

« Vous n’avez rien à faire ici »

Si depuis 1998, la loi garantit l’accès à tous les établissements scolaires, et donc à l’éducation, pour tous les enfants, handicapés ou non, dans les faits, elle est peu respectée. Le cadre légal sud-coréen au sujet du handicap, résultat de décennies de lutte associative, est très imparfait selon ces mêmes associations.

« L’école où est inscrite Jimin ne dispose pas d’ascenseur pour aller à la cafétéria, pointe Mme Hong. Mais c’est la seule école avec un accompagnement spécialisé à proximité. » Le manque d’établissement ou de classes adaptés est souvent dénoncé. À Séoul, il n’existe que 29 écoles de ce type pour environ 13 000 enfants. 

Bien que moderne et fiable, le métro de Séoul reste encore difficile à emprunter pour les personnes à mobilité réduite. Photo : Kim Ji-woo

En 2017, dans le quartier de Gangseo à Séoul, une vaste polémique a éclaté au sujet de l’ouverture d’une école pour enfants handicapés. Un ancien bâtiment devait être converti en établissement spécialisé. Mais les habitants du quartier s’y sont opposés, craignant que la présence de ces enfants ne fasse baisser la valeur de l’immobilier. Le documentaire A long way to school raconte le combat des parents pour que l’école puisse ouvrir.

 Avant d’être scolarisé dans son établissement actuel, Jimin a également subi la discrimination. « L’école précédente ne disposait pas non plus d’ascenseur. Lorsque j’ai fait une demande de financement, l’école a affiché une banderole qui disait “vous n’avez rien à faire ici” », raconte Hong Yun-hui.

Pour l’école comme pour les transports, la législation, plus incitative que contraignante, s’arrête là où l’intérêt financier se dresse. Si la loi encourage les compagnies de transports à remplacer leurs vieux bus par de nouveaux modèles adaptés, avec un plancher bas et des rampes intégrées, peu de résultats sont observés. Fréquemment questionnées sur le sujet, les compagnies de transport répondent que changer les véhicules coûte trop cher. Plus que ce que cela pourrait rapporter. Le jour où l’accès PMR sera partout garanti semble encore loin.

Pas à l’ordre du jour

Du côté du gouvernement, la question de l’accessibilité n’est pas revenue à l’ordre du jour. Lorsqu’il était à la tête de l’État, Moon Jae-in avait commencé à travailler sur la question du handicap, notamment en ouvrant des écoles spécialisées. Son successeur, Yoon Suk-yeol, qui marque le retour des conservateurs au pouvoir, se détache de cette politique, voir de toutes celles concernant les affaires sociales. Le ministre en charge de ce portefeuille a été nommé avec beaucoup de retard. Ce n’est qu’après quatre mois au pouvoir que le gouvernement s’est enfin doté d’un ministre permanent à ce poste, Cho Kyoo-hong.

Sur le parvis de l’Assemblée nationale de Corée du Sud, la manifestation se disperse. Les membres de SADD vont rejoindre leurs domiciles en cette fraîche matinée d’automne. D’ici là, ils devront encore prendre le métro ou le bus, avec les mêmes difficultés qui les ont poussés à manifester. D’autres rendez-vous sont déjà prévus dans les semaines à venir. « C’est un long combat pour la dignité. Nous ne sommes pas près de nous arrêter. »