Gens du voyage sans toit ni loi

Leur maison, c’est leur caravane. Un habitat mobile qui, pour les gens du voyage, ne rime plus forcément avec nomadisme. Certains restent sur les aires d’accueil, d’autres achètent des terrains pour s’y installer. Un désir d’ancrage qui n’a pas encore trouvé de cadre juridique adapté.

 

Dossier réalisé par Matthieu CHAUMET, Clémentine HILLAIRET, Jeanne LA PRAIRIE, Caroline VENAILLE
Photos : Clémentine HILLAIRET, Jeanne LA PRAIRIE

En juillet 2010, la communauté des gens du voyage de Saint-Aignan s’enflammait après qu’un des leurs ait été tué par les gendarmes alors qu’il venait de forcer un barrage. A la mi aout, quelque 250 caravanes défilaient dans les rues de Bordeaux pour réclamer un terrain décent. Depuis ces incidents, le gouvernement met en avant sa politique d’expulsion des communautés Roms, comme pour montrer qu’il a pris le problème à bras le corps. Mais Roms et gens du voyage n’ont rien à voir les uns avec les autres. En février 2010, quatre étudiants de l’Année spéciale de journalisme de Tours partaient à la découverte des Voyageurs. Leur dossier est une occasion de mieux connaître cette communauté et de rendre compte de l’imbroglio de leur situation.

Coincée entre la déchetterie et le stand de tir, l’aire de Saint-Pierre-des-Corps affiche complet. Des blocs de béton en délimitent l’entrée. Sur la gauche, le bureau du gardien. Barreaux aux fenêtres et porte fermée à double tour, l’accueil a des airs de checkpoint.

A une vingtaine de mètres, dans sa caravane, la famille Capelle déjeune devant le journal de France 3. « On n’est pas les seuls à être mal lotis », constate la grand-mère (en photo ci-contre avec une de ses petites-filles) devant un reportage sur les appartements insalubres. Cinquante-trois caravanes sont installées sur l’aire, soit cinq de plus que le maximum autorisé. Certaines familles y vivent depuis plus de six mois alors que le séjour y est limité à trois. « Ici, je me sens chez moi, confie Mme Capelle. Les autres aires autour de Tours sont moins bien équipées, ou fréquentées par des familles que je n’aime pas. » Pour sa fille, vivre sur une aire d’accueil n’a rien d’un luxe. Sur chaque emplacement de 150 mètres carrés, on trouve une petite « cabane » en béton. A l’intérieur, une douche, un lavabo et de quoi faire des branchements électroménagers. « C’est froid et sans fenêtre, comme une prison. On demande juste un peu de faïence sur les murs », soupire-t-elle. Il n’y a pas de chauffage non plus : « C’est un peu rude pour ma mère en hiver. » A 60 euros en moyenne la semaine, charges en eau et électricité comprises, le tarif reste élevé, « mais moins que dans les aires alentours ».

La gestion d’une aire d’accueil municipale est généralement déléguée à un prestataire privé. A Saint-Pierre-des-Corps, c’est Hacienda qui a remporté le marché. Mais plus pour longtemps. Françoise Frugoli, directrice adjointe à la Vie locale dans la commune, reproche à l’entreprise – spécialisée dans les aires d’accueil – un manque de communication. « Il n’y a pas de tableau de présence, beaucoup d’impayés et peu de retour sur ce qui se passe sur le terrain. Par exemple, nous n’avons appris que longtemps après que des coups de feu avaient été tirés. » Ces tirs, provenant de la route, ont incité les gens du voyage à demander un mur. Ce mur les protégerait également des sorties de route des véhicules et de les masquer aux regards curieux des automobilistes. « Il y a trop de racisme », remarque timidement le fils Capelle.

La barrière rouge et blanche qui doit réguler les entrées et les sorties de l’aire est cassée. Cela va faire six mois que le gardien, François Parage, a prévenu ses employeurs. En vain. Selon lui, « si l’on veut que ça se passe bien, il faudrait raccourcir ce genre de délai. »

Pas qu’une question de vocabulaire, des réalités différentes

Gens du voyage : terme administratif apparu  en 1972.
Rom : du sanscrit « être humain ». Désigne l’ensemble des Tsiganes et particulièrement ceux d’Europe centrale et orientale.
Tsigane : du grec « intouchable ».
Manouche : de l’allemand « être humain». Tsiganes de France, du Bénélux et d’Allemagne.
Gitan : vient de leurs origines supposées égyptiennes. Tsiganes du midi de la France, d’Espagne et du Portugal.
Bohémien : Tsiganes circulant, au XVe siècle, avec une lettre de recommandation du roi de Bohême.

Désabusée, Françoise Frugoli souligne avoir déjà dépensé 10 000 euros l’an passé pour les travaux sur l’aire. Des efforts qu’elle regrette parfois. En 2000, un mois après sa construction, le terrain a été saccagé. « Je ne sais plus quoi penser des aires ni des voyageurs eux-mêmes, avoue-t-elle. Mais ici, ce sont des populations socialement et financièrement plus instables que celles qui habitent sur des terrains privés. »

A la préfecture d’Indre-et-Loire au contraire, on est satisfait. Depuis 2001, vingt-quatre aires d’accueil ont été créées dans le département. «En huit ans, 80 % des objectifs ont été atteints, estime Jean-Luc Lefort, chef du service de la réglementation. Le principe c’est un peu gagnant-gagnant : on installe des aires bien équipées dans les communes et, en contre-partie, on facilite les expulsions des stationnements sauvages. »

Les gens du voyage manifestent

Elire domicile sur une aire d’accueil, la famille Saintôt n’y songe même pas. « Ce n’est pas chez nous ! » s’exclame le gendre de la famille. Ils se sont installés à Montlouis-sur-Loire, au bout d’une route parsemée de nids de poules, entre la départementale et la ligne de chemin de fer. Sur la parcelle d’environ 300 mètres carrés dont ils sont propriétaires, six caravanes entourent un chalet en bois démontable. Depuis deux ans, dix membres de la famille vivent ici : deux grands-parents, deux couples et quatre enfants.

Dans le département, il existe 240 propriétés du même type que celle des Saintôt, mais la leur est située en zone inondable et donc non-constructible. A gauche de leur terrain, on trouve une parcelle à vendre. A droite, une maison qui a été construite quand les règles d’urbanisme étaient plus simples. Aux Saintôt, la municipalité demande de retirer le chalet en bois. Devant leur refus, elle a déposé plainte. Au regard des politiques d’urbanismes, ce type de bâtiment, même démontable et sans dalle en béton, est illégal. « Ce chalet, ce sont mes gars qui l’ont monté, revendique Mme Saintôt. C’est une pièce de vie commune. Nous avons investi 5 000 euros. Que va-t-on en faire ? La brûler ? » Mme Saintôt désespère. Née dans une famille de sédentaires, elle se place en médiatrice entre sa famille et les institutions. Seule à savoir lire, elle est consciente du fossé qui sépare ses deux cultures.

La pression sur les familles dans la situation des Saintôt s‘intensifie. En janvier dernier, EDF a menacé de couper l’électricité provisoire à une dizaine d’entre elles. Pour les Saintôt, la coupure de courant aurait eu de graves conséquences : deux des personnes âgées étaient malades, le chauffage leur était indispensable. Les gens du voyage ont manifesté devant la mairie de Montlouis. Une brève apparition publique pour une population peu coutumière du fait : « Nous ne voulons pas faire parler de nous », admet l’un d’eux. Leur action a toutefois permis le report de la coupure d’électricité au 25 mars dernier, la fin de la trêve hivernale. Jean-Jacques Filleul, le maire de Montlouis, s’est, lui, déchargé de toute responsabilité.

Rester en famille, à tout prix

Amère, Mme Saintôt revient sur les circonstances qui ont conduit les siens à cette situation : « En 2007, nous vivions sur un terrain de 5 mètres de large dans la forêt, près d’ici». Il y a trois ans, l’employeur de la famille, un viticulteur du coin, leur a proposé un échange de parcelles. C’est devant le notaire que le transfert des titres de propriété a eu lieu. « Si nous avons accepté cet arrangement, c’est parce que le maire nous avait promis qu’un bloc sanitaire serait construit sur notre nouveau terrain et que la route serait goudronnée. » Mais pour l’instant, à part un procès à leur encontre, pas l’ombre d’une avancée.

Le mode de vie des voyageurs tourne autour de la famille. « Ce qui les caractérise, c’est plus la notion de famille que le voyage en lui-même, explique Pascal Denost, chargé de mission à Tsigane Habitat, gestionnaire d’aire d’accueil. L’unité sociale, chez eux, c’est la famille élargie (les descendants d’un ancêtre commun : frères, sœurs, oncles, cousins, NDLR) et pas seulement le couple, comme dans le droit français. » Même pour des familles logées en dur, la caravane est utilisée pour héberger les jeunes couples car elle les maintient au sein du foyer. « Et nous, nos vieux, on ne les abandonne pas, gronde Mme Saintôt. On s’occupe d’eux jusqu’au bout. » Cela se traduit par des regroupements sur les aires d’accueil et les terrains familiaux. Lors d’événements particuliers, une hospitalisation par exemple, toute la famille peut venir stationner sur le parking de l’hôpital ou aux alentours.

Certaines communes, comme Chinon ou Montlouis ont donc tenté de trouver des solutions qui prennent en compte la spécificité du mode de vie des voyageurs. D’où la promesse évoqué par Mme Saintôt. Voté en 2006 par le conseil municipal de Montlouis, le plan local d’urbanisme (PLU) prévoit la construction de terrains adaptés pour dix familles.

Mais un vice de forme a retardé sa mise en place. Une page du rapport de l’enquêteur manquait. « Ce qui a fait perdre un an au projet », explique Fabienne Poisson, directrice de l’urbanisme et des marchés publics à la ville. Pour l’instant la municipalité se charge de rassembler les terrains pour le projet de lotissement sur le lieu-dit des Aujoux, où vit la famille Saintôt. L’objectif est de construire dix blocs de vie et des sanitaires avec une harmonie architecturale. « Nous ne souhaitons pas que les voyageurs construisent n’importe quel cabanons », insiste Fabienne Poisson. Des familles ont bâti des chalets de 25 mètres carrés sur des terrains où elles n’en avaient pas le droit. »

Tolérance au cas par cas

De l’autre côté de la route, la famille Ziegler soigne sa parcelle.  Son mobile home, à la différence du chalet des Saintôt, est toléré par la mairie. La famille ne troquerait pas son mode de vie pour un appartement : « Avec nos deux caravanes on part chaque été, on ne veut pas rester enfermés. Nous sommes des voyageurs. »

Une législation qui s’est durcie depuis 2003

Loi du 3 janvier 1969 : mise en place du titre de circulation pour les nomades. Instauration de la commune de rattachement obligatoire avec un taux maximum de 3 % de gens du voyage par commune.
Loi du 31 mai 1990, dite loi Besson : obligation pour toute commune de plus de 5000 habitants de construire une aire d’accueil. Mise en place du « schéma départemental d’accueil ».
Loi du 5 juillet 2000, dite loi Besson II : reprend la loi Besson de 1990 pour la rendre applicable.
Loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, loi Sarkozy II : en cas de stationnement illégal, possibilité de confisquer le véhicule, de suspendre le permis de conduire de l’auteur pour trois ans et de sanctions pénales. Procédure d’expulsion simplifiée.

Au niveau juridique, la caravane peut être considérée comme habitat permanent, mais pas comme un logement. Ce régime différent complique la sédentarisation des gens du voyage. Notamment lors du raccord aux réseaux d’eau, d’électricité et d’assainissement. Après la trêve hivernale, la famille Ziegler devra se contenter d’un groupe électrogène. « C’est très cher et très bruyant. Et ça ne répond pas à nos besoins en électricité », se plaint Linda Ziegler. Son mari ne peut pas dormir sans la télévision en fond sonore.

Pourtant, il y a six ans, l’électricité leur avait été accordée parce qu’un parent malade vivait sur leur terrain. C’est à la même époque que la mairie leur a promis un terrain viabilisé aux Aujoux, en échange de leur parcelle actuelle. A la clé, une maison de 50 mètres carrés avec le tout à l’égout, pour 100 000 euros. Les Ziegler évite donc d’investir dans des aménagements sur leur terrain actuel. Mais leur patience atteint ses limites et le dialogue avec la municipalité est difficile. « Les gens du voyage ont peur d’affronter le maire ou des gens importants », avoue Mme Ziegler.

Le long de la départementale, des terrains maraîchers inconstructibles. En Indre-et-Loire, 240 parcelles appartiennent aux gens du voyage.

La plupart des gens du voyage, comme les Saintôt ou les Ziegler, s’installent sur des terrains non-constructibles. Première explication : le coût bien plus élevé des terrains viabilisés. Les prêts bancaires sont difficilement accordés aux gens du voyage. Les banques n’autorisent qu’un prêt de 13 000 euros pour l’achat d’une caravane. Les Ziegler rembourse chaque mois 400 euros pour une caravane qui leur a coûté 30 000 euros. S’ajoute à cela « les municipalités qui usent et abusent de leur droit de préemption lorsqu’il qu’un terrain intéresse les voyageurs, rapporte Pascal Denost. Pour les riverains, savoir qu’une telle famille s’installe près de chez eux est synonyme de dépréciation du prix de leur maison. Même s’ils n’ont rien contre les gens du voyage, ils font pression sur la municipalité. »

Dialogue de sourd

L’habitat traditionnel des voyageurs trouve donc difficilement sa place dans l’urbanisme. Juridiquement, la caravane peut être considérée comme un domicile permanent, mais pas comme un logement. Gérard Loiseau, chercheur en sciences sociales, pense que les pouvoirs publics craignent que cette forme d’habitat dit « précaire » s’étende à toutes les populations défavorisées. Ceux qui rencontrent des difficultés pour se loger pourraient se rabattre sur la caravane, ce qui créerait une sorte de « désordre social » ingérable pour les municipalités. Cette crainte ne simplifie guère les relations avec les gens du voyage pour lesquels la caravane est un héritage traditionnel important.

Depuis 2008, les associations de défense des tsiganes réclament donc « la reconnaissance de la caravane comme un logement » notament pour leur permettre de bénéficier des allocations logements, des prêts immobiliers, des assurances… Dans les Cahiers du mal logement 2006, la Fondation Abbé-Pierre ironisaient : « Seules les caravanes sans roues donnent le droit d’accéder aux aides au logement. » Alors, faute de trouver un véritable compromis légal, le long des routes, près des lignes de chemins de fer, les caravanes tiennent en équilibre sur des parpaings de béton.

Chinon, hors la loi pour accueillir les voyageurs

La ville de Chinon a décidé d’aller au devant de la loi. « Nous avons voulu nous mettre à l’écoute des voyageurs et leur offrir une réponse adaptée », explique Antoine Borgne, responsable de l’urbanisme dans la commune.
En 2006, la mairie décide de tenir compte de la spécificité des gens du voyage dans le nouveau Plan local d’urbanisme (PLU). Trois familles présentes sur la commune depuis une quinzaine d’années et propriétaires de leurs terrains, sont au centre d’un projet d’habitat. Une initiative qui pourrait à terme accueillir d’autres familles dans un lotissement mélangeant caravanes et constructions en dur, locatif et accès à la propriété.
Seulement voilà, quatre ans après le lancement du plan, rien ne se concrétise. La bonne volonté a fort à faire face avec les lenteurs bureaucratiques. Toutefois le conseil général pourrait soutenir le projet et financer une étude sur les besoins en sédentarisation des gens du voyage.
En attendant, le conseil municipal reconnaît la caravane comme habitat principal. A la condition qu’elle soit accompagnée d’une construction en dur. Elles-mêmes acceptées par la mairie. Une décision prise en toute connaissance de cause.
« Lien social et confiance mutuelle sont nécessaires pour mener à bien un projet de ce type. La population des voyageurs, de part son mode de vie marginal, est difficile à intégrer dans le droit commun. » Antoine Borgne sait de quoi il parle. Aujourd’hui, les rapports qu’il entretient avec les familles sont plus difficiles. Ne voyant rien venir, celles-ci commencent à perdre patience. Une impatience qui pourrait mettre en péril tout le travail accompli depuis quatre ans.

« Nous ne voulons pas un château mais un minimum de confort »

A Montlouis-sur-Loire, passé le portail blanc, une allée de graviers fins conduit à un mobil home et à deux caravanes. La sédentarisation, Linda l’a choisie avant tout pour que ses enfants aillent à l’école. « Mon mari ne sait ni lire ni écrire. C’est important que nos enfants, eux, sachent. » Le plus grand a 14 ans. L’école, il n’aime pas ça. « Il y va pour les copains. Il sait quand même un peu lire et compter. » Reprendre une vie nomade ou seulement déménager, ils n’y pensent pas. « Nous voulons un endroit où vivre sans contrainte. Nous ne voulons pas un château, mais un minimum de confort. » Le confort, Linda l’a toujours connu au sein de la communauté des gens du voyage.

« Une pièce de vie dans un mobile home et de quoi faire un feu dehors pour chauffer l’eau, on n’attend pas le printemps pour faire griller trois saucisses à l’extérieur. » Dans la caravane qui lui sert de chambre, pas un objet ne traîne. Sur les murs, des photos de famille. Enfants, nièces, parents. Tous figurent dans l’espace confiné. Leur terrain privé en zone non-constructible pose cependant un problème à la famille car la municipalité ne veut pas les reconnaître comme habitants de la commune. « Nous sommes considérés comme des sans domicile fixe. » Linda est rattachée à la commune de Veretz, de l‘autre côté du Cher. Sans domicile fixe, cette annotation au dos de sa carte d’identité l’empêche d’accéder aux droits communs. Par exemple, en juin dernier, lorsque son chalet a pris feu, il n’était pas assuré car pas « d’adresse ». Le mari de Linda aimerait parfois reprendre la route. Aller de régions en régions pour trouver des emplois saisonniers.
Mais pour l’heure, il travaille à son compte en proposant ses services de jardinerie. « Il fait du porte-à-porte. » Linda, elle, ne travaille pas. Son mari le lui interdit. « Il serait jaloux. » Alors, pour aider sa famille, elle « planque » des tirelires dans son mobile home pour acheter des bouteilles de gaz. « Au cas où ! » Elle aimerait travailler : « Avocate ou assistance sociale, bien sur que non. Mais pourquoi pas être dans des cantines ou faire des ménages? »