Femmes radicalisées

Les prisons dans l’impasse
Illustration : Sarah Gros/EPJT

Depuis 2016, la justice prend conscience de la dangerosité des femmes radicalisées. Mais leur prise en charge au sein du système carcéral pose problème. Faute de budget et de solutions claires, les initiatives qui visent à désengager ces femmes de la violence patinent.

Par Léo Berry, Nina Chouraqui, Sarah Gros

Le 4 septembre 2016, un attentat se prépare à proximité de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Il est 3 h 33 du matin lorsqu’une Peugeot 607 est abandonnée à l’angle des rues de la Bûcherie et du Petit-Pont. À l’intérieur, six bonbonnes de gaz sont déposées par Inès Madani et Ornella Gilligmann. Après avoir aspergé la voiture de gasoil, elles y jettent une cigarette allumée, espérant faire exploser le véhicule. Mais elle s’éteint. Elles font une nouvelle tentative puis s’enfuient.

Cet attentat manqué diffère de ceux commis précédemment. Ici, les terroristes sont des femmes. Jusqu’alors, celles-ci étaient vues comme « suiveuses, victimes de conjoints radicalisés », assure Marc Hecker, directeur de la recherche à l’Ifri. Désormais, elles sont considérées comme potentiellement dangereuses. « La femme du djihadiste devient la femme djihadiste », commente Véronique Sousset, directrice du centre pénitentiaire pour femmes de Rennes.

Illustration : Sarah Gros/EPJT

« L’image que nous avions de ces femmes a changé. On se rend compte qu’elles peuvent aller au bout d’un engagement pour accomplir une mission terroriste », analyse Hasna Hussein, sociologue des médias et du genre à l’université de Bordeaux. Avant 2016, les femmes de retour du territoire irako-syrien n’ont pas eu affaire à la justice. Mais cette année-là, les autorités prennent conscience de leur dangerosité. Les femmes radicalisées, désormais dans le viseur des juges, sont appelées à la barre.

Marc Hecker confirme ce durcissement de la politique pénale : « Une femme était rentrée de Syrie avec ses enfants. Elle s’était bien réinsérée dans la société et répondait à toutes ses convocations administratives. » En 2016, lors d’une convocation judiciaire, elle est placée en garde à vue.

Un choc pour cette mère de famille qui ne comprend pas son arrestation : « Elle n’était pas du tout prête à aller en prison et à être séparée de ses enfants. Elle acceptait d’être incriminée pour avoir mis ses enfants en danger mais refusait l’étiquette de terroriste. Elle voyait son séjour en Syrie comme une période positive. Il a fallu beaucoup de travail pour lui faire comprendre la gravité de ses actes et de sa responsabilité. » Elle sera finalement condamnée à six ans de prison pour avoir rejoint l’État islamique. 

structures spécifiques

Depuis que les femmes sont considérées comme potentiellement dangereuses, le fait de revenir des rangs de Daesh, même sans y avoir pris les armes, n’est plus sans conséquence.

Après les attentats de 2015, la lutte contre le terrorisme est devenue une priorité, y compris au sein de la justice. Mais il a fallu du temps pour mettre en place des structures spécifiques. Le milieu carcéral gère deux types de détenus radicalisés : les terroristes islamistes (TIS) et les détenus de droit commun susceptibles de radicalisation (DCSR).

Les QPR et QER en France

Dès 2017, des quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER) sont créés pour les hommes. Dans ces établissements, ils font l’objet d’une évaluation durant quatre mois. Les femmes, elles, bénéficient d’un suivi personnalisé en détention ordinaire. Un premier QER devrait leur être dédié en 2022 au centre pénitentiaire de Fresnes.

À la sortie d’un QER, les détenus radicalisés les plus violents ou prosélytes sont dirigés vers un quartier d’isolement (QI). Ceux qui sont considérés comme dangereux mais compatibles avec une prise en charge collective sont envoyés dans un quartier de prise en charge de la radicalisation (QPR).

Les détenus y sont placés pour une période de six mois, renouvelables au terme d’une évaluation réalisée par l’administration pénitentiaire. Les hommes effectuent en moyenne un séjour de dix-huit mois. Par la suite, les radicalisés non prosélytes ou non violents restent en détention ordinaire.

réponse tardive

Le premier QPR pour hommes a ouvert ses portes en 2016, à Lille. Aujourd’hui, sept ont été construits dans le cadre le Plan national de prévention de la radicalisation de 2018, qui continue de guider la politique actuelle.

Le premier QPR pour femmes, en revanche, n’a été construit qu’en 2021 au centre pénitentiaire de Rennes. Il a ouvert ses portes en septembre. Dix femmes y sont actuellement détenues. À terme, 29 places seront disponibles.

Cette nouvelle infrastructure vient renforcer des dispositifs antérieurs. « Depuis 2016, nous n’avons pas attendu pour prendre en charge ces femmes. Une évaluation en détention ordinaire existait déjà pour s’assurer qu’elles ne passeraient pas à l’acte. Grâce au QPR, le maillage est plus serré », assure Véronique Sousset qui dirige le centre pénitentiaire.

La réponse a cependant été tardive. En effet, le nombre de femmes qui ont rejoint Daesh après 2016 n’a cessé d’augmenter. Le 22 janvier 2018, François Molins, alors procureur de Paris, précisait à l’AFP que sur les 676 Français présents sur les zones de combat irako-syriennes, 295 étaient des femmes. Soit quasiment la moitié.

« À la faveur du développement des stratégies communicationnelles, les femmes sont devenues des cibles de plus en plus importantes pour les recruteurs. Les réseaux sociaux et les jeux vidéo en ligne favorisent le repérage et le processus d’endoctrinement », explique Hasna Hussein.

Plusieurs institutions ont alors appelé à une meilleure prise en charge des femmes radicalisées détenues. En 2019, le rapport d’information de l’Assemblée nationale sur les services publics face à la radicalisation préconise d’engager une réflexion sur le sujet. En 2020, dans son rapport « Les moyens de la lutte contre le terrorisme », la Cour des comptes propose de développer un QER pour femmes de manière à anticiper les nombreux retours de la zone irako-syrienne qui sont en train de s'opérer.

renoncer à la violence

Cependant, le manque de moyens dans le milieu carcéral complique la mise en place d’établissements dédiés à ce type de détenus. Globalement, le nombre de femmes incarcérées est très largement inférieur à celui des hommes. Le budget consacré aux détenus est déjà insuffisant. Et le gouvernement investit encore moins pour les femmes. En 2019, sur les 525 terroristes islamistes recensés en France, on ne comptait que 71 femmes. Sur les 904 susceptibles de radicalisation, elles n’étaient que 11.

Hors des prisons, le Pairs prend en charge des personnes impliquées dans des dossiers terroristes. À l’image du milieu pénitentiaire, le Pairs applique des méthodes pour désengager les individus de l’idéologie violente. Cela repose sur un accompagnement personnalisé. Une réussite selon Marc Hecker : sur les 120 personnes suivies depuis 2018 par ce programme, aucune n’a été impliquée de nouvel acte de terrorisme.

Géraldine Casutt ajoute : « Si de tels moyens étaient utilisés pour mettre en place une prise en charge similaire en milieu carcéral, il y aurait hypothétiquement moins de récidives. » Une perspective lointaine au vu de l’état du système carcéral en France. Au mois de novembre 2021, le taux d’occupation au sein des prisons françaises était de 115,4 %.

Illustration : Sarah Gros/EPJT

Les termes de désengagement ou de désembrigadement ont été retenus par l’administration pour définir les actions menées auprès des TIS et DCSR. Il s’agit de faire renoncer les détenus à la violence.

Le fait d’adhérer à une idéologie ou à une religion n’est pas considéré comme condamnable s’il ne mène pas à prendre les armes. On ne parle plus de déradicalisation, terme qui impliquerait la suppression d’une idéologie.

Les méthodes et les ateliers proposés sont variés. Les détenus peuvent participer à des cours de sport, d’art plastique et à des conférences. Ils bénéficient aussi d’un suivi psychologique et d’une assistance spirituelle. Les femmes sont aussi concernées par ces mesures.

Mohamed Iqbal Zaïdouni, aumônier auprès des détenues radicalisées du QPR de Rennes, souhaite « regagner la confiance de ces personnes pour discuter avec elles, prendre le temps pour qu’elles s’ouvrent à nous ». Dans ce processus de désengagement de la violence, le cas par cas est privilégié pour cerner le profil de chaque détenue et apporter une réponse adaptée.

Malgré les moyens mis en place, ce processus est un long chemin semé d’embûches. « Petit à petit, nous y arrivons, même si ça peut prendre trois, quatre, cinq ou dix ans », affirme Mohamed Iqbal Zaïdouni. Il admet cependant que ses efforts ne portent pas toujours leurs fruits : « Il n’y a pas de potion magique », résume-t-il.

L’aumônier se félicite toutefois de l’ouverture du QPR dédié aux femmes : « Nous sommes intégrés au processus de prise de décisions et nous organisons régulièrement des réunions avec les différents personnels et aumôneries pour voir quelle est la situation. Avec les détenues, les choses se passent bien. Il y a une bonne entente, elles sont à l’écoute ».

Certains thèmes sont plus ou moins abordés selon le genre des détenus. La parentalité, le corps, la place de la femme dans l’islam et dans la société sont évoqués avec les femmes. Mais ils ne sont que rarement développés avec les hommes, alors que cela pourrait être l’angle d’attaque de leur désengagement. Quant à l’efficacité de ces mesures, « il est encore trop tôt pour avoir du recul », explique Véronique Sousset.

sHasna Hussein, elle, préconise « une réponse adaptée à l’engagement djihadiste féminin ». Depuis 2016, la prise en compte du genre a conduit à des études sociologiques et psychologiques démontrant des motivations qui peuvent être différentes de celles des hommes.

Bien qu’aucun profil type n’ait été déterminé, des similarités dans l’engagement ont été établies. Stop-djihadisme.gouv.fr, le site du gouvernement, distingue trois types de motivation : l’idéologie djihadiste offrirait une « conception “romantique” et idéalisée de la société » aux femme et leur permettrait d’acquérir un statut social reconnu. Ce dernier viendrait ainsi combler leur manque de repères. Les femmes peuvent aussi s’engager en raison d’un traumatisme ou par volonté de prendre les armes pour combattre au sein de l’État Islamique.

Expérimentation

Mais l’administration pénitentiaire se contente d’appliquer les mêmes mesures que pour les hommes pour les faire renoncer à la violence. Reste à savoir si l’application de ce modèle, dont l’efficacité est mise en cause, est une réponse adaptée. La prise en charge des personnes radicalisées en milieu carcéral est toujours en cours d’expérimentation et peut se solder par un échec.

C’est le cas du QPR de Condé-Sur-Sarthe. Selon une analyse de l’Observatoire international des prisons, la structure se serait contentée de garder des individus jugés dangereux derrière les barreaux. Le processus de désengagement aurait alors été mis de côté, au profit de l’aspect sécuritaire. Selon un rapport du précédent Contrôleur général des lieux de privation de libertés, l’administration n’a également pas su faire preuve d’anticipation vis-à-vis de la réinsertion des détenus.

L’État a mis en place une structure dédiée aux femmes radicalisées et projette d’en ouvrir d’autres. Sans être assuré d’avoir trouvé la réponse au problème. La prise en charge des détenus radicalisés est une question complexe dont personne ne peut prétendre détenir la solution.

Léo Berry

@leoberrxyz
22 ans.
Étudiant en journalisme à l’EPJT.
S’intéresse aux questions internationales et aux sports.
Passé par La Nouvelle République.
Se destine à la presse écrite, avec un penchant pour le datajournalisme.

Nina Chouraqui

@ChouraquiNina
23 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT.
S’intéresse aux sujets de société, environnementaux et culturels.
Passée par Sud Ouest.
Se destine à la presse écrite, avec un penchant pour le journalisme de solutions.

Sarah Gros

@sarahggrs
24 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT.
Attirée par les sujets internationaux et environnementaux.
Passée par Nice-Matin.
Souhaite devenir journaliste reporter d’images, plutôt à l’étranger.