Femmes artistes

Des ombres au tableau

Dans les arts plastiques contemporains, les artistes femmes subissent toujours des mécanismes d’invisibilisation. Photo : David Allias/EPJT

Invisibilisées au fil de l’histoire de l’art, les artistes plasticiennes se font timidement une place dans les expositions et les galeries d’art contemporain, en France. Mais si leur nombre et leur reconnaissance ne cessent de croître, de nombreux mécanismes ralentissent toujours la mise en avant de l’art féminin dans lHexagone.

Par David Allias, Samia El Achraki et Hugo Laulan

Sur l’avenue Matignon, dans le 8e arrondissement de Paris, les galeries d’art contemporain se font face et exposent une multitude d’œuvres provenant des quatre coins du monde. Quand ils ouvrent les portes de la galerie Lelong, d’imposants tableaux aux couleurs vives attirent tout de suite l’œil des visiteurs. Ceux de l’artiste française contemporaine Fabienne Verdier à qui une exposition est consacrée.

« Notre galerie a toujours eu une sensibilité pour les artistes femmes », affirme Myriam Attali, responsable de la galerie. Pourtant, sur les 50 artistes que recense la galerie sur son site internet, seuls 17 sont des femmes. Si une galerie qui se dit sensible aux artistes femmes ne consacre que 34 % de sa réserve à des femmes, qu’en est-il des autres ?

Les arts plastiques contemporains réalisent tout doucement leur transition vers un modèle plus paritaire entre les hommes et les femmes. Mis à l’écart, sous coté et sous étudié durant la majeure partie de l’histoire de l’art, le travail des femmes a acquis davantage de crédits ces dernières décennies. Toutefois, « les discriminations se manifestent tout au long du parcours d’une artiste », met en garde la sociologue Mathilde Provansal.

Les statistiques confirment la tendance soulevée par la spécialiste. Dans les écoles d’art, environ 60 % des étudiants sont des étudiantes, selon un rapport de 2018 du Haut conseil à l’égalité. La proportion diminue au fur et à mesure que la carrière évolue : elles ne représentent plus que 40 % des artistes actifs après l’école, 20 % des programmés et seulement 10 % des récompensés.

Lauréate du grand prix du 64e Salon de Montrouge en 2019, Aïda Bruyère a vu sa carrière décoller après cette récompense. Photo : Samia El Achraki/EPJT 

Certaines femmes cassent aujourd’hui le plafond de verre et se font une place auprès des hommes les plus reconnus. Le mouvement a été lancé en France au début des années deux mille dix, grâce à des expositions uniquement consacrées à des artistes femmes. Elles@centrepompidou, en 2009, était la première du genre. Il a fallu ensuite attendre 2015 pour voir la première rétrospective dédiée à une femme, à savoir Élisabeth Vigée Le Brun au Grand Palais. Le mouvement MeToo en 2018 a rendu plus nombreuses ces expositions, telle Elles font l’abstraction, au centre Pompidou en 2021, accompagné d’un MOOC, Elles font l’art.

Camille Belvèze a été commissaire de l’exposition Où sont les femmes, au musée des Beaux-Arts de Lille, en 2023. « Sur les 60 000 œuvres présentes dans les réserves du musée, seulement 135 étaient attribuées à des femmes », explique-t-elle. Cette exposition a permis de ressortir et d’exposer l’ensemble de ces œuvres. Son succès a poussé le musée à introduire plus de tableaux et de sculptures de femmes dans les expositions permanentes. 

Mais cette initiative ne fait pas consensus. « Cela donne de la visibilité à des artistes et permet d’autres regards sur l’art contemporain », s’enthousiasme Aïda Bruyère, plasticienne installée en banlieue parisienne. Mais pour Marlène Guichard, artiste peintre originaire de Tours, « il faut arrêter avec ce type d’événements. Nous n’avons plus besoin d’être catégorisées simplement en tant que femme ».

Réalisé par Hugo Laulan/EPJT

En réalité, les artistes reconnues ne sont bien souvent que l’exception qui confirme la règle. « Il existe un phénomène d’héroïsation de certaines artistes femmes », confirme Camille Belvèze. Une tendance à mettre en avant certaines figures exceptionnelles comme Suzanne Valadon ou Frida Kahlo, des arbres qui cachent la forêt encore vide d’artistes femmes plasticiennes.

Si le nombre d’expositions est un bon marqueur de l’inégalité des hommes et des femmes dans l’art, il en est un autre, tout aussi pertinent : la différence de rémunération. En effet, toujours selon le Haut Conseil à l’égalité, à poste égal et compétence égale, une femme artiste gagne en moyenne 18 % de moins qu’un homme. Concrètement, les cotes des artistes femmes sont bien moins importantes que celles des hommes. 

L’I-CAC recense 2 913 artistes dont 53 % sont des femmes. La moyenne au point des 50 premières artistes femmes est de 387 euros. Elle atteint 843 euros pour les 50 premiers artistes hommes. C’est encore plus flagrant quand on analyse le classement : sur les 15 artistes les mieux cotés de l’I-CAC en octobre 2024, seulement 2 sont des femmes (Claire Tabouret 2e et Nadine Le Prince 10e).

Dans l’atelier d’Aida Bruyère, les œuvres sont soigneusement rangées dans des boîtes étiquetées. Rien ne trahit un engagement féministe. Pourtant, ses œuvres sont systématiquement perçues au travers de ce prisme. Une perspective qui remet en lumière le débat éternel entre l’art pour l’art et l’art engagé. Une controverse encore plus clivante quand il s’agit de femmes artistes.

Doivent-elles emprunter la voie de l’engagement ? Se trouvent-elles contraintes à faire un art dit féministe en guise

Photo : Samia El Achraki/EPJT

de résistance et de militantisme ? Pour la plasticienne Vidya-Kelie Juganaikloo, les artistes femmes n’ont rien à prouver. « Nous n’avons pas à modifier ce que nous voulons exprimer pour que cela entre dans un contexte féministe. À l’inverse, c’est plutôt le féminisme qui récupère nos sujets d’intérêts ou ce à quoi nous sommes sensibles en tant qu’artistes femmes. »​

Il est aussi question de perspectives et d’interprétations. Associer l’art féminin au féminisme ne se fait pas toujours en faveur des artistes et peut parfois desservir la cause. « Tous les travaux qui font référence au féminisme, à la sexualité, au corps féminin sont évalués de manière négative », explique la sociologue Mathilde Provansal. Les œuvres des femmes seraient ainsi considérées comme de l’art à message, de l’art féministe. Celles des hommes juste comme de l’art, avec un grand A.

Photo : Samia El Achraki/EPJT

Selon Aïda Bruyère, « il y a eu une misogynie dans l’histoire de l’art. Les femmes n’ont jamais été mises en avant. On va notamment leur reprocher d’avoir un travail trop féminin ». Si certaines artistes portent fièrement cette étiquette, considérant que chaque genre a une sensibilité et une expression artistique qui lui est propre, d’autres expertes considèrent que la technique n’a pas de genre. 

Pour Bérénice Verdier, spécialiste en tableau ancien et du XIXe siècle chez Christie’s à Paris, « la technique est propre à

chacun. Il est réducteur de dire qu’il y a une technique d’homme et une technique de femme ». 

La stigmatisation des femmes dans le domaine des arts plastiques est aussi liée à la nature même du métier. Les carrières artistiques sont très exigeantes. Elles requièrent un dévouement et une présence constante. Or, la vie d’une femme peut être chamboulée par un changement majeur : la maternité. Lorsqu’elle interfère avec la carrière d’artiste, des stéréotypes stigmatisants peuvent se mettre en place. Mathilde Provansal estime que « lorsque les femmes deviennent mères, l’inégal partage des tâches au sein du couple pourrait peser sur leur carrière d’artiste ».

La maternité pourrait donc devenir une limite dans la carrière d’une artiste femme, contrairement à la paternité. « C’est au moment où la vie de famille se crée que les femmes perdent de la visibilité par rapport aux hommes, pour qui ce phénomène est inverse », estime l’artiste Aïda Bruyère. Elle ajoute : « Quand un homme devient père, on lui attribue plus de confiance. »

Aux yeux des acteurs du marché de l’art, si la paternité rime avec responsabilité, la maternité, elle, est synonyme d’indisponibilité. Une perspective qui brouille le climat de confiance et suscite des craintes, notamment chez les acteurs du marché. La plasticienne Vidya-Kelie Juganaikloo avance surtout « un problème de confiance et de crainte quant au respect des délais et des objectifs fixés ».

Sous le vent… le souffle de la paix d’Armelle Bastide d’Izard. Source : bastide-izard.fr

Les galeristes, les commissaires d’expositions et les collectionneurs que nous avons interrogés n’admettent pas les remarques de ces artistes. Ils sont nombreux à affirmer qu’ils ne jurent que par la qualité du travail artistique et qu’ils ne tiennent pas compte du genre. Or, la réalité est tout autre. Dans toutes les galeries que nous avons parcourues, il apparaît clairement que les œuvres de femmes sont sous-représentées. « Les collectionneurs que j’ai rencontrés parlaient uniquement de la qualité du travail, mais s’intéressaient davantage à des hommes. Si on suit cette logique, on se dit que la qualité du travail des femmes est moindre », constate Mathilde Provansal.

Confrontés à cette disparité, certains galeristes mettent en avant le changement en cours dans le milieu de l’art et l’augmentation du nombre de femmes exposées dans les galeries par rapport aux décennies précédentes. Mais cet argument n’est qu’une façade qui dissimule la persistance des biais de genre dans l’appréciation et la sélection des œuvres d’art.

Réalisé par David Allias/EPJT

Ignorer ou, tout simplement, faire fi de la conjoncture actuelle que rencontrent les femmes artistes dans le milieu de l’art est peut-être aujourd’hui la meilleure façon pour elles de se hisser au même rang de reconnaissance et d’exposition que les hommes.

« Je ne savais pas qu’il y avait plus de femmes que d’hommes dans le milieu de l’art contemporain. C’est une question que je ne m’étais jamais posée. Et d’ailleurs, je ne me suis jamais posé la question de ce qui pouvait m’arrêter. Plutôt celle de ce qui allait fonctionner », confie Armelle Bastide D’Izard, peintre installée dans le sud de la France. Grâce au plus gros réseau de galeriste français, Carré d’Artistes, elle peut exposer ses tableaux à l’international (New York, Pékin…). 

Le talent ne suffit pas

Les hommes sont donc plus nombreux que les femmes sur le marché de l’art, parce que moins bridés par les contraintes de la vie familiale, comme la grossesse. Ils sont aussi plus à l’aise pour se vendre dans un métier où le talent ne fait pas tout. « Quand j’étais étudiante, j’avais l’impression que mes camarades masculins étaient davantage poussés à aller parler aux gens, lors de vernissages ou d’expositions, constate Aïda Bruyère. Pour moi, c’était beaucoup plus compliqué. Je ne sais pas si je peux le généraliser mais c’est ce que j’ai remarqué… Le milieu de l’art fonctionne comme ça. »

Un constat que nous avons nous-même pu remarquer lors de la présentation d’un projet de groupe par des élèves de l’ Ensad , à Paris, alors que nous visitions l’école un après-midi. Il était presque troublant de constater la différence d’aisance à l’oral entre les étudiantes – qui s’exprimaient pour la plupart le dos plaqué contre le mur et n’arrêtaient pas de se toucher les cheveux – et le seul étudiant du groupe qui nous faisaient face et parlait d’une voix claire.

Artiste lyrique de formation, Marlène Guichard s’est lancée dans la peinture en 2017. Photo : David Allias/EPJT

D’où viennent ces différences ? Ces mécanismes sont-ils enseignés à l’école ou inhérents à l’éducation des hommes et des femmes dans la société ? Certainement un peu des deux. Toujours est-il que certaines femmes semblent mieux s’en sortir.

Parmi les quatre artistes que nous avons rencontrées en deux mois, deux d’entre-elles (celles qui n’ont pas fait d’école d’art) semblent beaucoup moins conscientes des mécanismes d’entraves des carrières féminines que les deux autres. Une observation qui pose la question du rôle que jouent les écoles d’art dans la trajectoire professionnelle des artistes et dans de potentielles « autolimitations mentales ».

Le fait de ne pas avoir fait d’école d’art et d’être arrivée dans ce milieu sur le tard a permis à Armelle Bastide-d’Izard et à Marlène Guichard de s’extirper des carcans dans lesquels sont encore emprisonnées leurs comparses.

La force du collectif

Pour s’en sortir, certaines font le choix de travailler seules (la plupart du temps). C’est le cas de Marlène Guichard. D’autres, en revanche, pour se donner plus de force, tentent de s’unir pour travailler ensemble. Pour Aïda Bruyère, l’union fera toujours la force. « Être dans un atelier partagé m’aide beaucoup. Cela me permet de rencontrer et de recevoir des gens. Cela me permet surtout d’être stimulée intellectuellement lorsque j’échange avec les autres femmes qui occupent cet atelier. Nous nous aidons et nous nous donnons des conseils. »

Cette tendance au travail collectif des femmes artistes s’est largement développée ces dernières années. Notamment à cause de la rudesse des premières années de vie d’un artiste qui sort d’une école d’art. Cette force du collectif, on l’observe également chez les hommes, même si ces derniers « l’assument moins ou ne s’en rendent parfois même pas compte », s’amuse Aïda Bruyère.

Réalisé par Hugo Laulan/EPJT

Malgré tout, force est de constater que la place des femmes dans les arts plastiques contemporains ne cesse de progresser. « Je n’ai jamais ressenti l’impression d’avoir un handicap en étant femme artiste », assure Armelle Bastide D’Izard. « Il y a plusieurs décennies, la femme était cantonnée. Maintenant, tout est possible », ajoute de son côté Marlène Guichard qui considère que « l’art est un milieu qui a évolué plus vite que le reste de la société ».

Elle confesse toutefois que pour s’imposer en tant que femme « il faut presque être désagréable ». Elle pointe ici certains organisateurs d’exposition qui ont encore tendance à « déplacer plus facilement les œuvres d’une femme que celles d’un homme à des endroits peu stratégiques ».

« La France accuse un retard sur les pays anglo-saxons »

Thérèse Saint-Gelais

« C’est un problème qui se résout à petit pas. Il faut faire en sorte qu’il ne soit plus possible de revenir en arrière », affirme Thérèse Saint-Gelais, professeure en histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal (Uqam), encore désolée de la mise à l’écart des artistes femmes dans ce que l’on pourrait qualifier de « Grande Histoire de l’Art ».

Une histoire à deux vitesses et dans laquelle, « la France accuse un retard sur les pays anglo-saxons, comme les États-Unis, le Canada ou encore l’Angleterre ». Certains mouvements et luttes féministes y ont débuté plus tôt, avance Thérèse Saint-Gelais. Aujourd’hui, pour cette spécialiste du genre, le plus important est que « les progrès concernant la situation des femmes artistes dans l’art contemporain se réalisent à tous les niveaux » et que « les questions des minorités et de l’intersectionnalité suivent cette tendance ».

David Allias

@DavidAllias
22 ans.
Étudiant en journalisme à l’EPJT. Passé par RFI, Yumé Production, La Nouvelle République et La Montagne.
Passionné de géopolitique du sport en Afrique et de sociologie. Aimerait devenir journaliste radio pour un service des sports ou un service société.

Samia El Achraki

@SamiaElAchraki
24 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT. A effectué des stages en télé et en journalisme d’agence au Maroc. Intéressée par le podcast et l’univers audiovisuel.
Passionnée par les arts et la philosophie.
Se destine au journalisme culturel.

 

Hugo Laulan

@HugoLaulan
22 ans.
Étudiant en journalisme à l’EPJT, alternant à Sud Ouest. Passé par Caviar Magazine, La Nouvelle République, Civil Georgia et Sud Ouest.
Passionné de géopolitique, du monde post-soviétique, d’actu internationale et de foot.
Aimerait devenir journaliste pour un service international.