À la Gamers Assembly 2019, à Poitiers, l’esport français s’est montre sous son plus beau jour. Photo : Margaux Dussaud/EPJT.
Des salles pleines à craquer, des spectateurs en délire, des récompenses à plusieurs centaines de milliers d’euros. En France, les compétitions d’esport attirent de plus en plus l’œil des médias et du grand public. Mais derrière les strass et les paillettes de ces événements, la réalité est infiniment plus complexe. Les équipes professionnelles ne sont pas rentables et peinent à trouver un modèle économique viable.
Par François Breton, Thomas Dullin, Margaux Dussaud
Gamers Assembly (GA), Poitiers, week-end de Pâques. Nous assistons à l’un des plus gros événements français d’esport. Après deux jours de compétition, les joueurs de l’équipe *aAa* affrontent ceux de ROG Esport en finale du tournoi League of Legends, un des jeux vidéos les plus populaires du monde qui réunit entre 80 et 100 millions de joueurs par mois.
Les deux équipes de cinq gamers font leur entrée sur l’immense scène. Des effets pyrotechniques se déclenchent. Les projecteurs de lumière s’agitent dans tous le sens. Le public acclament les athlètes. La partie commence.
À chaque début d’action, la pression monte. Les spectateurs tapent dans leurs mains, haussent la voix, crient de plus en plus fort. Ils retiennent leur souffle. L’adversaire est éliminé. Ils exultent. On se croirait presque dans la fanzone d’un match de coupe de monde de foot.
Au bout de trois manches, les ROG Esport gagnent la compétition. Ils repartent avec un trophée, une médaille chacun et un cash prize, une récompense financière, de 5 000 euros. Une somme qui reviendra directement aux joueurs, pas à la structure qui les emploie.
En France, une douzaine de sociétés ont fait de l’esport (prononcez i.sport) ou sport électronique, leur activité principale. Le décompte a été fait par le chercheur Nicolas Besombes, membre de France Esport, association défendant les intérêts des acteurs français du secteur.
Cette douzaine d’entreprises évoluent dans un milieu en pleine structuration et où la rentabilité n’est pas acquise. Des entreprises à la recherche du bon modèle économique qui garantira leur avenir dans un monde où tout peut s’écrouler du jour au lendemain.
Poitiers est devenue en vingt ans une place forte de l’esport français grâce à la Gamers Assembly. Photos : Margaux Dussaud/EPJT.
Le soleil tape fort à Poitiers en ce troisième samedi d’avril. Avec ces températures estivales, la tentation est forte de sortir faire un tour à vélo ou boire un verre en terrasse. Mais pour 25 000 passionnés de jeux vidéos, venus de partout en France, le programme sera tout autre : direction le parc des expositions de Grand Poitiers où se déroule durant trois jours la 20e édition de la Gamers Assembly (GA).
Dès l’arrivée à la gare, des grandes affiches publicitaires diffusent un message clair : ce week-end, l’esport, c’est à Poitiers que ça se passe. La ville est décorée de bleu et de blanc, les couleurs de la GA. Impossible de manquer les groupes de jeunes – et de moins jeunes – arrivés spécialement pour l’événement. Maillot de leur équipe esport favorite sur les épaules, casque de gamers autour du cou, l’euphorie se fait sentir.
Quelques arrêts de bus plus loin apparaissent les trois halls d’expositions à l’intérieur desquels vont s’affronter trois jours durant plus de 2 500 joueurs. Venus de France et d’ailleurs, amateurs et professionnels, tout juste adolescents ou déjà quadragénaires, ces athlètes partagent tous la même passion. Vingt-deux tournois sur 22 jeux différents sont organisés dans le week-end. Parmi les plus populaires, Fortnite, League of Legends (LOL), Counter-Strike (CS), FIFA, Rocket League, PlayerUnknown’s Battlegrounds (PUBG)…
Le samedi, c’est jour de qualification. Les 2 500 joueurs sont rassemblés dans les halls A et B du parc des expositions. À l’intérieur, la chaleur est étouffante.
Un ordinateur dans une chambre ne suffit pas à remplacer le chauffage. Mais plusieurs milliers de machines qui tournent au même moment, à plein régime, c’est largement suffisant pour faire monter le thermomètre d’un hangar de plusieurs milliers de mètres carrés. Dans cette fournaise, l’ambiance est studieuse, concentrée. Les gamers n’ont qu’un objectif en tête : réaliser une partie.
parfaite pour accéder à l’étape suivante. Rien ne vient troubler leur attention
De temps en temps, une équipe entière sort la salle de sa torpeur en se levant, tel un seul homme, pour crier victoire. « C’est bon ça ! » hurlent certains joueurs. Quelques rangées plus loin, au contraire, les perdants pestent contre leur adversaire et contre eux-mêmes. C’est le lot de toute compétition sportive.
Au bout de cette journée de qualification intense, les meilleurs décrochent leur Graal : l’accession aux grandes finales qui se déroulent le dimanche et le lundi.
C’est au cours de ces finales complètement folles que se vit et se ressent la véritable ferveur de l’esport. La salle principale du parc des expositions se transforme en arène, avec des gradins pouvant accueillir plusieurs milliers de personnes.
Sur la scène, des ordinateurs disposés côte à côte, face au public. Lorsque les joueurs arrivent pour leur partie, on croirait voir des nageurs prêt à disputer la finale d’un 100 mètres nage libre aux jeux Olympiques. Déterminés, les regards concentrés, dans une salle chauffée à blanc par les cris des spectateurs, la chaleur étouffante, le bruit des enceintes saturées. Quelques projecteurs viennent sortir le lieu de la pénombre.
Dans les allées, difficile de savoir dans quel univers on vient d’atterrir. Des familles et des enfants aux yeux émerveillés, des machines toutes plus sophistiquées les unes que les autres, des joueurs, armes factices à la main, casque de réalité virtuelle sur les yeux, en train de livrer une bataille sans merci à leurs ennemis dans le jeu. Et, le plus impressionnant, les cosplayers. Ces fans de jeux vidéos se fabriquent sur mesure des costumes qui ressemblent comme deux
gouttes d’eau à celles de leurs héros préférés. Il n’est pas étonnant alors de voir passer des trolls, des sorcières démoniaques, des elfes, des guerriers en armure, des ninjas, des personnages de Mario…
Lorsque les grandes finales débutent, tout ce beau monde se retrouve devant la scène principale. Les plus prévoyants ont pris place depuis plusieurs heures déjà. Les retardataires tentent d’avoir un angle de vue correct sur les écrans géants qui retransmettent en direct les parties.
Dès les premiers affrontements, le public est en délire. On se croirait, pour l’ambiance, dans le virage ultra d’un stade de foot. Un beau mouvement dans le jeu, un superbe tir de sniper dans la tête, une stratégie rondement menée, il n’en faut pas plus pour que la salle exulte. Dans les gradins, on scande le noms de ses joueurs préférés, on tape des mains, on chambre, on tremble. Bref, on retrouve la même tension dans les yeux des spectateurs que dans ceux des joueurs.
Devant la scène principale, le public n’hésite pas à se lever et à crier pour saluer une belle action des joueurs. Photo : Margaux Dussaud/EPJT
Pour ces derniers l’enjeu est de taille. Un enjeu de prestige déjà : remporter la finale d’un tel événement, c’est l’assurance d’obtenir le respect du public et de ses adversaires. C’est aussi l’occasion de concrétiser des heures de travail et de jeu.
Et puis il y a, au bout du compte, pour les gagnants, la récompense financière. En constante augmentation à la Gamers Assembly, les cash prizes (l’ensemble des gains dédiés aux vainqueurs) atteignent des sommes folles. Près de 75 000 euros pour cette édition 2019.
Mais la France dans ce domaine semble bien petite face aux millions de dollars promis dans les plus gros tournois à l’étranger. Un million de dollars a par exemple été promis au prochain vainqueur de la coupe du monde de Fortnite.
Pour les joueurs professionnels, qui peinent, pour la plupart, à toucher un salaire fixe chaque mois, ces cash prizes représentent une belle opportunité de se mettre à l’abri financièrement. Mais remporter un tournoi d’une telle envergure reste un événement rare dans les carrières relativement courte des joueurs pro. Même les meilleurs ne peuvent pas compter sur cela pour gagner leur vie.
Lundi après-midi, la journée est pluvieuse. La GA se termine dans quelques heures. Sur
la scène principale se déroule la finale du jeu Hearthstone. Les deux joueurs qui s’affrontent appartiennent à la Team Vitality. Kalàxz affronte le Belge Maverick. Ce dernier s’incline après deux manches perdues et une gagnée face à son coéquipier.
L’ensemble de la partie est commenté par Torlk, vice-président d’ArmaTeam. La situation est particulière parce que Maverick est ancien joueur d’ArmaTeam qu’il a quitté en janvier dernier. Un départ qui a surpris les médias spécialisés.
La scène francophone pour Hearthstone est relativement petite, et les compétitions propres à ce jeu plutôt confidentielles comparées aux tournois de licences comme Fortnite ou Counter Strike. Par ailleurs, les structures professionnelles dédiées à Hearthstone sont peu nombreuses.
Maverick voulait se consacrer à plein temps à sa carrière professionnelle et arrêter de streamer (joueur en direct) sur Twitch (plateforme de streaming vidéo où les gamers se filment en train de jouer et diffusent leurs parties aux viewers, les téléspectateurs d’internet). Une manière de travailler qui ne correspondait pourtant ArmaTeam mais plutôt à Vitality.
Le départ de Maverick a provoqué un véritable maelström chez ArmaTeam. Tous les autres joueurs et streamers Hearthstone ont quitté la structure en mauvais termes. La belle histoire de cette équipe a viré au cauchemar.
Game over pour Armateam ? Avec le départ de ses joueurs dans un contexte tendu, l’équipe a vécu un début d’année 2019 compliqué.
C’est Torlk qui annonce le départ de la quasi totalité de sont équipe le 31 janvier 2019. La nouvelle fait rapidement le tour du petit monde du gaming et soulève toutes sortes d’interrogations. Armateam est une des équipes phare dans le milieu des tournois. Plus de 100 000 abonnés sur Twitch. Les joueurs et un beau palmarès en compétition notamment sur le jeu Hearthstone.
Dans une longue vidéo sur sa chaîne Youtube, Torlk explique que les joueurs ont choisi de partir à cause de désaccords sur la gestion d’Armateam. Il ajoute alors qu’Odemian, Felkeine, Tars, Oliech et Vinz, membres d’AT, joueurs sur Hearthstone, ont décidé leur départ sans vraiment en avertir les dirigeants. Lui dit avoir « reçu un coup couteau dans le dos ».
Sur Twitter, les joueurs cités confirment leur départ. Mais sans entrer dans les détails car ils sont tenus à un devoir de réserve jusqu’à la fin de leur contrat. Lequel ne se termine qu’un mois plus tard. Seuls Tars et Oliech, qui ne sont pas liés directement avec ArmaTeam, peuvent réellement s’expliquer.
Tous deux évoquent des désaccords avec la direction et des problèmes de gestions. Comme le fait de ne pas avoir été informés de décisions importantes par la direction alors qu’ils travaillent à distance. Ils précisent avoir averti la direction d’Armateam de leur volonté de départ, contrairement à ce qu’a avancé Torlk.
Concernant notre départ d’@armateam , Tars et moi même nous exprimerons dans une vidéo très prochainement. Merci à tous et à bientôt ❤️
— Oliech ?? (@OliechHS) 31 janvier 2019
Bonsoir , je ne peux pas communiquer avant la fin de mon contrat pour des raisons légales. Mais oui , je quitte @armateam .
— Vinz (@VinzHS) 31 janvier 2019
Comme vous avez pu le voir, après mûre réflexion nous avons choisi de démissionner d’@armateam avec @Felkeine , @VinzHS, accompagnés de @Tars_HS et @OliechHS
— Alexandre Leadley (@OdemianHS) 31 janvier 2019
Légalement (et malheureusement), nous ne pouvons pas communiquer à ce sujet puisque nous sommes toujours sous contrat.
Le 20 février 2019, Felkeine, Odemian et Vinz prennent enfin la parole. Leur discours est le même que celui de Tars et Oliech. Manque de professionnalisme, gestion décevante, désaccords sur l’avenir d’Armateam…
La situation n’est pas récente. Dès son arrivée chez Armateam, Felkeine est déçu. Le salaire est moins élevé que prévu, les frais de déplacements pour les tournois auxquels il participe au nom de l’équipe sont à sa charge… Il évoque aussi le fait de s’être vu refuser la participation à des tournois importants sans explication.
Pourtant, quelques mois plus tôt, en novembre 2018, rien ne laissait présager ces événements. La structure Armateam semblait entre de bonnes mains, celles de Rémy Llewellyss Chanson.
À 39 ans, il est un des « papas » de l’esport français. L’expérience débute pour lui en 1998. Il joue au jeu de stratégie sur ordinateur Starcraft II. « Les débuts de l’esport en France, c’était des salles de jeux en réseau de différents quartiers qui s’affrontaient, raconte-t-il. Il y avait des tournois tous les deux ou trois mois. Lorsqu’une salle gagnait, cela lui donnait de la renommée. »
Armateam, créé en 1997, est l’une des plus vieilles structures esport de France. Photo : François Breton/EPJT.
En 2003, après la sortie de Warcraft 3, un autre jeu de stratégie, les performances de Rémy Chanson lui permettent de devenir manager d’une équipe créée en 1997, Armateam. Un an après, celle-ci devient championne du monde et fait partie du top 3 des équipes françaises. La volonté de professionnaliser les joueurs grandit dans l’esprit du manager. Mais les débouchés sont quasi inexistants en France.
Les joueurs de niveau mondial sont obligés de partir à l’étranger pour poursuivre leur carrière.
Après une pause, Rémy Chanson revient à l’esport et entre chez Millenium, un club emblématique du milieu. Il devient directeur esportif. La discipline devient assez sérieuse pour que l’on puisse en vivre. « À partir de 2012-2013, nous sommes vraiment entrés dans une autre ère en France, celle de la professionnalisation des joueurs. Aujourd’hui il y a une quarantaine de joueurs qui vivent de la pratique de l’esport. En 2012, il n’y en avait qu’un seul. »
Sept ans plus tard, en 2017, Rémy Chanson quitte Millenium. Avec deux historiques de l’équipe, Jérémie « Torlk » Amzallag et Bertrand « BestMarmotte » FagnoniIl, il fait renaître de ses cendres l’Armateam. Il débauche aussi d’autres joueurs de chez Millenium. Il espère créer et faire prospérer ses propres équipes professionnelles. Mais pour cela il lui faut trouver un modèle économique viable.
« Aujourd’hui en France, aucun club d’esport ne gagne de l’argent, déplore-t-il. Les joueurs valent plus cher que ce qu’ils rapportent en contrat sponsoring. » L’argent généré par les joueurs en compétition est une goutte d’eau et ne revient pas à la structure. Il faut donc trouver d’autres moyens de financement. Armateam fait donc le choix de créer sa web TV sur Twitch. Toute la journée, les joueurs filment leurs parties en direct, commentent leurs actions, analysent les changements dans le jeu avec les mises à jour.
Entre 50 et 60 % des revenus d’ArmaTeam proviennent des revenus de la webTV, grâce à la publicité diffusée pendant les lives mais aussi grâce aux abonnements des spectateurs. Mais la force de l’entreprise, d’après son P-DG, c’est d’être parvenu à diversifier ses sources de revenu. C’est en tout cas ce qu’il nous affirme lors de notre rencontre en novembre 2018.
Armateam a organisé des événements physiques, comme les ArmaCup, et des compétitions en ligne. Pour Rémy Chanson, la structure pourrait également travailler avec des entreprises pour créer des événements entre collègues, participer aux team buildings (méthode d’entreprise permettant de renforcer les liens entre les membres d’une équipe de travail, à travers des activités).
Rémy Llewelyss Chanson, …, Odemian et Vinz avant le début d’une émission sur la webTV d’Armateam en novembre 2018. Photo : François Breton.
Une dimension événementielle dans laquelle ne se projetaient pas les joueurs d’Armateam. En novembre, la structure comptaient sept salariés répartis entre les joueurs, la direction et l’administration. Un effectif réduit qui nécessitait l’implication de tous dans l’organisation des événements. Aujourd’hui, le chapitre semble clos pour les anciens joueurs professionnels de la structure.
Le 26 février 2019, BestMarmotte, Vinz, Felkeine, Odemian, Tars et Oliech lancent la webTv Hearthstone dans une autre structure : Solary. Basée à Tours, dans le Centre Val-de-Loire, cette entreprise semble avoir trouvée le bon modèle économique pour financer ses équipes esport.
Un modèle qui fonctionne
À la Gamers Assembly 2019, Solary a fait concourir q’une partie de ses joueurs professionnels. Photo : Margaux Dussaud.
À 23 ans, Alexis « Chap » Barret est l’un des huit cofondateurs de l’entreprise. En octobre 2017, avec sept collègues, il décide de quitter la webTV Eclypsia au moment où sa direction veut changer sa stratégie éditoriale. Ils n’aiment pas le projet et décident de monter leur propre affaire, qui répond à leurs envies. Du statut de simples employés, ils passent à celui d’entrepreneurs. Avec leurs économies, les huit garçons achètent des locaux, au cœur d’une zone industrielle au nord de Tours. Des locaux qu’il faut entièrement rénover pour accueillir les douze personnes de l’équipe, streamers ou techniciens.
« Nous avons tout fait tout seuls. Nous sommes arrivés, Nous avons posé le plancher nous-même, construit des murs. Nous les avons peints aussi », s’exclame Chap. Un Lego géant qui a aussi mobilisé les proches des jeunes hommes.
Une seule grande pièce accueille tous les streamers de Solary.
Ils sont à moitié ou totalement professionnels. L’ambiance est conviviale. Tongues au pied, habillés en jogging et sweat floqué du logo Solary, ils se tapent dans la main pour se dire bonjour.
Sur une table, du pain, des sacs marqués au logo d’une célèbre marque de hamburgers, de la pâte à tartiner, des paquets de bonbons, des canettes de boisson énergisante… Il y a un billard et une table de ping-pong. C’est plus un lieu de vie qu’un lieu de travail.
L’ancien hangar a été divisé en plusieurs zones. Au fond, dans un coin du bâtiment, face à des faux murs en briques, on retrouve les streamers–joueurs de Fortnite. Au centre de la pièce, collé au mur bleu foncé, un canapé fait face à une grande télévision. Accroché au-dessus, la carte du jeu League of Legends. Autour, des projecteurs de lumières. C’est l’endroit où ont lieu les émissions en plateau.
Juste en face, c’est l’espace des monteurs, des graphistes et du community manager. Au centre du bâtiment, il y a une arène, un octogone délimité par de grandes cloisons noires. Les streamers-joueurs peuvent s’y affronter à plusieurs sur différents ordinateurs. À l’autre bout du bâtiment, on trouve la webTV Hearthstone, mise en place à l’arrivée des anciens joueurs d’Armateam dans les locaux.
Pour assurer la rentabilité de la structure, les Solary ont fait un choix. Côté streamers, chacun dispose de sa structure et est son propre employé. « Les rémunérations varient beaucoup d’un mois sur l’autre à cause des revenus provenant de Twitch, de Youtube, expose Chap. Et les charges salariales sur un CDI sont indécentes. C’est compliqué d’expliquer à un mec de 18 ans qu’il a généré 10 000 euros de revenus mais qu’il n’en touchera que 5 000 car l’autre moitié part à l’Etat. En auto-entreprise, ces jeunes voient combien ils gagnent, déclarent eux-même leurs revenus et ça leur revient moins cher en charges. »
Pour les joueurs professionnels, la situation est différente. « Ils sont tous sous contrat avec Solary », résume Chap. Les revenus tirés des compétitions vont directement dans les poches des joueurs.
Alexis « Chap Barret », l’un des cofondateurs de Solary. Photo : Twitter
Malgré cette organisation, comme chez Armatem la partie esport de Solary n’est pas rentable. « Il y a très peu de retour sur investissement dans l’esport français aujourd’hui, poursuit le jeune homme. Il y a seulement le sponsoring et la vente de produits dérivés qui permettent de monétiser une équipe. »
Solary a quatre sponsors : Logitech et Acer, fabricants de matériels informatiques ; Hidemyass, une entreprise qui propose de surfer en toute discrétion sur le web et Sneak, une marque de boissons énergisantes. Grâce à ses partenaires, Solary s’est fait, par exemple, offrir un grand nombre d’ordinateurs surpuissants pour pouvoir jouer et streamer en même temps.
La structure s’appuie également sur la bonne santé financière des WebTv pour financer ses équipes professionnelles. Elle choisit soigneusement les jeux sur lesquelles elle veut concourir. « On se lance dans des jeux de niches mais qui ont leur public en France, comme Super Smash Bross Ultimate (SSBU, un jeu de combats, NDLR) ou Trackmania (un jeu de courses de voitures, NDLR). »
La structure est aussi présente sur FIFA, Hearthstone, League of Legends et Fortnite. Pour chacun de ces jeux, elle a recruté des joueurs talentueux, capables de faire des performances au niveau international. Gluttony, le joueur SSBU, est l’un des meilleurs en Europe et a fini troisième d’une compétition internationale réputée.
Côté Fortnite, la structure a recruté Kinstaar, l’un des meilleurs joueurs francophones. Il fait plusieurs podiums lors de différents événements organisés par Epic Games, l’éditeur du jeu. Pareil pour Trackmania, où les deux joueurs Solary, CarlJr et Bren sont, après huit journées de compétitions, respectivement à la première et troisième place du championnat mondial.
En tout, depuis la création de la structure, c’est environ plus de 445 000 euros de cash prizes qui ont été remportés par les joueurs.
Glutonny, le joueur Super Smash Bross Ultimate de Solary, lors de la Gamers Assembly 2019, où il a remporté le tournoi. Photo : Margaux Dussaud.
Grâce aux résultats de ses joueurs et aux différents streamers, l’entreprise solidifie son image esport. Une force qui lui permet de créer de nouveaux partenariats et développer les WebTV. Celles-ci devraient générer plus de revenus et donc, in fine, selon la logique des fondateurs, financer la partie esport de l’entreprise.
Ce business model est assez inédit dans le paysage français si on en croit Alexis Barret : « Soit on a un mécène derrière soi qui allonge des millions, soit on reste une petite structure et on ne paie pas ses joueurs. Nous, nous avons nos WebTV qui génèrent de l’argent toute l’année et nous pouvons continuer à développer notre image de joueurs pro. »
Les Solary se portent bien et ont la tête pleine de projets : développer la scène esport sur Super Smash Bross Ultimate, se lancer dans l’organisation d’événements voire ouvrir un bar dédié au sport électronique.
Ils sont aussi soutenu par les pouvoirs publics. En décembre dernier, les jeunes entrepreneurs ont remporté le prix Top Entreprise numérique d’Indre-et-Loire, organisé par Tours Métropole et la Chambre de commerce et d’industrie de Touraine.
Alexis Chap Barret a rencontré Denis Masséglia, député La République en marche (LRM) de Cholet (Maine-et-Loire). Ce dernier a lancé le 30 avril 2019, à l’Assemblée nationale, un groupe de travail sur l’esport. Il veut voir ce qui est fait en France dans ce domaine et les changements qui peuvent être apportés. L’esport suscite aussi l’intérêt du ministère de l’Économie depuis presque quatre ans.
Un futur incertain où tout est possible
Région parisienne, Ivry-sur-Seine, rue Barbès. Dans un énorme bâtiment fait de verre et d’acier, la Direction générale des entreprises, un organisme du ministère de l’Économie, s’est emparée du dossier de l’esport en 2015. À l’époque, Axelle Le Maire, alors secrétaire d’État chargée du Numérique et de l’Innovation, réfléchit à la loi pour une République numérique.
Les acteurs de l’esport vont à sa rencontre. Ils voient dans ce texte une opportunité de faire reconnaître l’esport par l’État français. L’écosystème esportif explique les difficultés qu’il rencontre pour exercer et se développer en France.
Deux parlementaires, Rudy Salles (député UDI) et Jérôme Durain (sénateur PS), sont alors chargés de faire un rapport sur la pratique compétitive des jeux vidéos en France. Ils auditionnent tous les acteurs du secteur : managers d’équipes, éditeurs de jeux vidéos, joueurs, organisateurs d’événements… Leur rapport sert de base à l’écriture des deux articles de la loi qui doivent concerner de l’esport : le 101 et le 102.
Depuis février 2018, la juriste Chloé Borie travaille comme chargée de mission esport pour la Direction générale des entreprises. « Je m’occupe des aspects juridiques et économiques du secteur, explique la jeune femme. J’analyse les besoins réglementaires des acteurs de l’esport français. Pour l’aspect économique, je réfléchis à comment rendre la France plus attractive et comment aider les entreprises du domaine à se développer. »
Pour pouvoir employer des joueurs professionnels sous le contrat prévu par la loi, les structures esport doivent demander un agrément. L’une des tâches de Chloé Borie est de contrôler ces demandes. Aujourd’hui, seules huit structures ont reçu l’agrément. Un petit chiffre qui s’explique par le faible nombre d’équipes professionnelles en France, mais aussi par l’intérêt moyen que portent les structures au contrat de joueur pro.
« Recourir à un CDD pour employer un joueur quand on est une petite structure avec peu de trésorerie, nous savons que c’est compliqué », remarque la juriste. Le contrat proposé s’adresse aussi à des joueurs qui vivent de la compétition.
Or, ils sont peu en France. La plupart restent semi-professionnels ou amateurs dans des structures non-professionnelles. Denis Masséglia s’intéresse lui aussi au sujet. Il est déjà président du groupe de travail Jeux vidéo à l’Assemblée nationale. Ancien joueur de World of Warcraft, il veut faire rayonner l’esport français à travers le monde. S’il a déjà rencontré une partie de l’équipe Solary, il veut aller plus loin. Il a constitué un groupe de travail à l’Assemblée.
En juin, il veut produire un rapport sur les mesures de la loi pour une République numérique. Il sera présenté à la Commission économique de l’Assemblée et permettra d’ajuster les mesures déjà prises. « Ce qu’a fait Axelle Lemaire est une première étape, estime le député. Cela a permis de mettre l’esport français sur le devant de la scène. Mais cela n’englobe pas toutes ses spécificités. »
Dans son rapport, le député du Mainte-et-Loire veut explorer deux axes de l’esport : le professionnel et l’amateur. « En France, il y a 2 millions de joueurs. La moitié d’entre eux jouent en compétition. Là-dessus, il n’y a strictement rien dans la loi, déplore-t-il. Il faudra voir si la partie amateur a besoin d’aides pour se structurer. » Pour le déterminer, il compte auditionner de nombreux acteurs du secteur.
Julien Brochet, directeur de l’ESWC. Photo François Breton/EPJT
À côté des équipes professionnelles, la France compte d’autres entreprises reconnues dans l’esport mondial. Comme l’ESWC, l’Esport World Convention, un des plus gros organisateurs de compétitions. Fondée en 2003, elle a organisé pendant de nombreuses années la coupe du monde de jeux vidéo. Elle a ainsi accueilli en France les gamers du monde entier.
En 2016, l’ESWC est rachetée par la société Webedia, un géant du Web qui possède, entre autres, les sites jeuxvidéos.com et Allociné. Aujourd’hui, l’ESWC organise la Paris Games Week dont la dernière édition, en octobre 2018, a accueilli plus de 300 000 visiteurs au parc des expositions de la porte de Versailles. L’entreprise occupe le coin d’un open space au premier étage du siège de Webedia, à Levallois-Perret.
Quatre salariés, dont Julien Brochet, le directeur, viennent de rentrer de Casablanca au Maroc. Un événement à peine terminé, ils travaillent déjà au suivant.
Depuis son rachat par Webedia, l’ESWC cherche à s’implanter à l’international. Mais multiplier les rendez-vous n’est pas chose facile. Plusieurs paramètres sont à prendre en compte. Il y a ceux liés à l’événementiel : « Trouver une date, un lieu, un contenu à proposer. Ensuite, il faut ajouter les contraintes de l’esport. Il faut choisir le bon jeu, respecter le calendrier des éditeurs de jeux, s’assurer de la disponibilité des équipes », énumère Julien Brochet.
Organiser un tournoi coûte aussi très cher. Il faut compter « au minimum quelques dizaines voire centaines de milliers d’euros même pour un petit tournoi à 30 personnes », détaille Julien Brochet. Quelle que soit la taille de l’événement, il faudra connecter les ordinateurs, gérer la retransmission sur Internet et prévoir des traductions en plusieurs langues pour toucher un maximum de spectateurs en ligne. Les nouvelles technologies sont onéreuses. Pour l’ESWC, qui organise des événements à 200 000 personnes, les coûts atteignent le million d’euros.
Des dépenses pour des retours faibles. Pour Julien Brochet, la situation est tout à fait normale : « Le marché de l’esport est nouveau. C’est donc normal que nous ne fassions pas encore de bénéfices. Ce n’est pas grave tant qu’on sait que derrière d’autres compétitions viendront. C’est similaire à un club de football qui investit dans un joueur. Il mise sur ses performances pour que cela lui rapporte. »
« Les éditeurs ont été clairs : le jour où l’esport rapporte de l’argent, ils reprennent la main »
Emmanuel Martin
Les incertitudes ne sont pas que financières. L’une des principale tient à la propriété intellectuelle. En effet, les jeux vidéos appartiennent à des éditeurs qui sont les seuls à décider de leur utilisation. Si certains laissent les organisateurs d’événements faire ce qu’ils souhaitent, d’autres verrouillent leur utilisation.
Ainsi, Riot Games, éditeur de League of Legends, a mis en place ses propres tournois et championnats. L’entreprise a créé un circuit international très compétitif constitué de plusieurs championnats et divisions. Elle récupère la majeure partie des revenus ainsi générés .
« Les éditeurs ont été clairs : le jour où l’esport rapporte de l’argent, ils reprennent la main », affirme Emmanuel Martin, délégué général du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (Sell).
Le syndicat, qui regroupe plusieurs éditeurs influents (Activision Blizzard, Electronic Arts, Nitendo, Ubisoft…), s’est véritablement intéressé à la question de l’esport en 2015, lors de l’élaboration de la loi pour une République numérique. Il a notamment bataillé sur le problème du flou juridique qui entourait les compétions de jeux vidéos.
Le retour des éditeurs met-il en péril l’écosystème esportif ? Pas pour Julien Brochet. L’ESWC « s’y est déjà préparée » et compte s’allier avec eux pour créer des événements. Du côté des équipes, « sur les nouveaux jeux, c’est au petit bonheur la chance », confie Alexis « Chap » Barret, de Solary. Pour elles, il sera primordial d’anticiper et d’avoir toutes les cartes en main avant de se lancer dans la compétition sur un jeu.
Conclusion, si la loi pour une République numérique a permis la reconnaissance de la discipline par les pouvoirs publics, des points sont à modifier.
« Il y a des choses à améliorer, bien sûr », reconnaît Chloé Borie à la DGE. Elle a donc lancé les Assises de l’esport, des ateliers pour échanger sur les différents problèmes qui touchent joueurs et organisateurs. Le ministère des Sports y participe ainsi que les différents acteurs de l’écosystème des sports électroniques français. Le but : faire émerger de nouvelles idées pour pouvoir proposer des nouveaux règlements d’ici septembre 2019. Et ainsi développer et fortifier l’esport français.
François Breton
@fanchbreton
20 ans.
Licence pro à l’EPJT, spécialité radio
Aime les faits-divers et la justice
Passé par France Inter, Europe 1, France Bleu Loire Océan et FB Drôme-Ardèche
Bientôt pigiste à France Bleu Drôme Ardèche
Thomas Dullin
@ThomasDullin
24 ans.
En licence pro de journalisme à l’EPJT, spécialité radio.
Passionné par les musiques actuelles, le sport, l’humour.
Passé par RCF Côtes d’Armor, France Bleu Orléans, Gascogne, Gard-Lozère.
Bientôt reporter à RTL.
Margaux Dussaud
21 ans.
En licence pro radio à l’EPJT
A fait ses débuts au Parisien et à France Bleu Orléans
Actuellement à RCF Touraine
Aime l’actualité locale avant tout.