L’inspectrice pour le plomb, Kami LaFord, effectue plusieurs prélèvements d’eau courante non filtrée dans une maison de Flint. Photo : Louise Baliguet/EPJT
Aux Etats-Unis, à la suite de la crise sanitaire de Flint, en 2015, les habitants du Michigan ont perdu confiance dans leur eau potable. Les anciennes conduites en plomb continuent de miner les communautés les plus fragiles.
Par Louise Baliguet, à Détroit (Etats-Unis)
Je préfère donner du jus de fruit à mes petits-enfants plutôt que l’eau de la ville », affirme Elizabeth Peeples, éducatrice spécialisée à Flint. Cette ville, ancien fleuron de l’industrie automobile du Michigan, est aussi la plus pauvre du pays depuis la fermeture des usines de General Motors et une des plus polluées. En 2015, Flint a fait les gros titres des journaux nationaux. Des résidents se plaignent de la couleur brune et de l’odeur nauséabonde de leur eau courante. Des tests ont révélé des concentrations inquiétantes en plomb.
En 2017, le département de la qualité environnementale du Michigan déclare que les niveaux de plomb dans l’eau de Flint sont à nouveau acceptables. Mais pour Elizabeth Peeples et de nombreux autres habitants la confiance est perdue.
Depuis deux ans, Elizabeth Peeples utilise un système de filtration par osmose que son église lui a offert et installé. « Je paie 237 dollars (environ 208 euros, NDLR) par mois pour de l’eau que je suis obligée de filtrer », rage-t-elle. Elle doit aussi faire réviser son système de filtration chaque année. Soit un coût supplémentaire de 65 dollars (57 euros). Dans son évier, un deuxième robinet lui sert pour boire, cuisiner et laver ses petits-enfants. Pour les biberons du plus petit, tout juste 8 mois, elle n’utilise que de l’eau en bouteille.
Ce matin-là, la grand-mère attentionnée fait tester la concentration en plomb de son eau courante non filtrée. « Mes petits-enfants vivent chez moi. Ils ont souvent des rhumes. Ils ont tendance à rester malades. J’ai pensé que c’était peut-être dû au plomb. »
Le plomb est un problème de santé publique. Largement utilisé dans les canalisations d’eau et la peinture, il est responsable de maladies, du type encéphalopathies ou anémies. Il est la cause principale du saturnisme, facteur de handicap mental s’il contamine le fœtus et de troubles des capacités d’apprentissage chez les enfants.
Kami LaFord doit envoyer les prélèvements d’eau au Michigan Department of Environmental Quality, à Lansing, qui s’occupera de les analyser. Photo : Louise Baliguet/EPJT
Les adultes ont moins de difficultés à évacuer les éléments de plomb inspirés et/ou ingérés. Mais Elizabeth Peeples lui attribue tout de mêmes ses problèmes de santé. Elle indique que, ces dernières années, elle a perdu beaucoup de cheveux et des tâches sont apparues sur sa peau. Pour elle, pas de doute, le plomb est en cause. Mais aucune étude scientifique ne confirme cette hypothèse. « Mon docteur pense que le stress a aussi joué un rôle », reconnaît-elle.
Depuis la veille au soir, Elizabeth Peeples n’a pas pu faire couler les robinets ni tirer la chasse d’eau. Pour obtenir des résultats précis, l’eau courante doit rester immobile dans les conduites de la maison pendant au moins six heures avant d’être testée.
« C’est une situation habituelle : l’eau courante n’est souvent pas utilisée pendant la nuit et elle stagne dans les conduites », explique Kami LaFord, inspectrice pour le plomb depuis 2006 chez Environmental Testing & Consulting, Inc, une entreprise d’inspection pour le plomb. Dans ces conditions, les conduites peuvent être abîmées par la corrosion. Si elles contiennent du plomb, des particules métalliques se retrouvent dans l’eau.
Toute la journée, Kami LaFord va passer la maison au peigne fin. Elle prélève notamment des échantillons de la peinture qui recouvre les murs. La peinture au plomb constitue en effet la principale cause d’empoisonnement. Mais pour l’Environmental Protection Agency (EPA, l’agence américaine de protection de l’environnement), « l’eau potable peut représenter 20 % ou plus de l’exposition totale au plomb. » Chez les nourrissons qui consomment principalement des biberons préparés avec de l’eau courante, ce chiffre est estimé entre 40 % et 60 %.
La difficulté concernant le plomb dans l’eau potable réside dans la variété des situations. « Chaque maison est différente. Le plomb dans l’eau peut aussi bien venir des conduites municipales que des tuyaux à l’intérieur de la maison », affirme Kami LaFord.
Elizabeth Peeples vit dans cette maison de Flint, dans le Michigan, depuis plus de trente ans. Photo : Louise Baliguet/EPJT
La maison dans laquelle vit Elizabeth Peeples depuis 1985 est « une des plus vieilles du quartier » selon elle. Il y a donc beaucoup de chances que la plomberie et les peintures comportent du plomb.
Ce n’est qu’en 1986 que le Congrès américain a décidé d’interdire les tuyaux en plomb pour les conduites municipales et privées. Par comparaison, en France, elles sont interdites depuis avril 1995 dans les constructions nouvelles. Et les canalisations servant aux cuisines et salles de bains devaient être changées avant 2013.
À vrai dire, aux États-Unis, jusqu’en 2014, des installations de plomberie pouvaient être marquées « sans plomb » tout en en contenant jusqu’à 8 %. La définition actuelle autorise jusqu’à 0,25 % de la masse totale de l’élément en question, selon le site de l’EPA.
À Flint, la ville a lancé un programme de remplacement début 2016 après la découverte du scandale sanitaire. Trois ans plus tard, elle a changé environ 8 000 tuyaux sur un total estimé à 12 000. Elizabeth Peeples dit ne pas avoir encore constaté de travaux dans sa rue.
Mobilisation dans tout le Michigan
Flint n’est pas la seule ville à craindre le plomb dans l’État. « J’ai des amis à Détroit qui sont aussi concernés que moi par les problèmes de plomb », affirme Elizabeth Peeples.
La People Water Board Coalition réunit une trentaine d’organisations qui se battent pour que tous les habitants du Michigan aient accès à une eau non polluée et à un prix abordable. Chaque mois, des activistes, des chercheurs ou encore des étudiants se réunissent pour discuter de leurs actions de sensibilisation.
Ce soir-là, la coordinatrice du groupe, Sylvia Orduño, sort tout juste du tribunal. En juin 2018, la police de Lansing, capitale du Michigan, a arrêté une vingtaine d’activistes membres de la coalition. Ils bloquaient l’entrée du MDEQ pour faire entendre leurs revendications.
Sylvia Orduño coordonne les réunions du People Water Board, à Détroit. Photo : Louise Baliguet/EPJT
Parmi les participants, des ingénieurs, des étudiants, des religieux, tous activistes de l’eau. Photo : Louise Baliguet/EPJT
« Nous avions mis un faux cordon de police autour du bâtiment, comme sur une scène de crime. Nous voulions qu’ils répondent de leurs actes, qu’ils expliquent pourquoi ils ont laissé tomber Flint et pourquoi ils ne mettent pas en place un plan d’accessibilité à l’eau potable », lance-t-elle devant l’assemblée. Le 24 juin, les quatorze activistes arrêtés connaîtront enfin leur jugement.
Dans la salle, ils sont plusieurs à donner des idées pour améliorer ou au moins étudier la situation. Randy Block, directeur du Réseau unitarien universaliste de justice sociale du Michigan (une congrégation protestante libérale), rappelle l’importance de soutenir l’amendement HB4124 au Safe Drinking Water Act (loi sur la salubrité de l’eau potable).
Proposé il y a deux ans par Sheldon Neeley, un représentant du Michigan originaire de Flint, cet amendement vise à obliger toutes les écoles et les centres de garde d’enfants du Michigan à tester leur eau pour vérifier qu’elle ne contient pas un niveau dangereux de plomb. Depuis, il fait son chemin et, en septembre 2018, le conseil municipal de Détroit a apporté son soutien.
Selon le dernier rapport du Programme de prévention de l’intoxication par le plomb chez les enfants du Michigan, publié en octobre 2018, les enfants de moins de 6 ans seraient plus touchés par le plomb à Détroit qu’ailleurs dans l’Etat. En 2017, plus de 7 % des enfants testés présentaient un niveau de plomb supérieur à 5 µg/dL dans leur résultat d’analyses sanguines contre environ 3 % en moyenne dans le Michigan (Flint : 1,8 %). Un chiffre cependant en baisse par rapport à 2009 où il s’élevait à 16,5 % pour Détroit et 8,5 % pour l’ensemble du Michigan.
En 2016, à la suite de la crise de Flint, le département de santé de Détroit lance le projet de tester l’eau potable de toutes les écoles publiques de la ville pour y déceler, ou non, la présence de plomb et de cuivre. La ville bénéficiait pour cela d’une subvention de 135 000 dollars (environ 119 000 euros) de la part de la Children’s Hospital of Michigan Foundation (une fondation de l’hôpital pour enfants du Michigan).
Sur l’ensemble de ses 106 établissements, 10 écoles présentaient de nombreux résultats qui dépassaient les normes fixées par l’EPA. Dans ces bâtiments testés positifs, la ville avait alors installé des systèmes anticorrosion pour un coût de 5 000 dollars (environ 4 400 euros) par mois et par école, selon le Detroit News.
En 2018, la ville réitère les tests, cette fois de façon plus rigoureuse. « Les résultats de 2016 étaient artificiellement bas car les inspecteurs faisaient couler l’eau pendant quelques minutes avant de faire le test », affirme un employé du département de santé de la ville qui souhaite rester anonyme.
En août 2018, le Detroit Public Schools Community District (le service qui gère l’ensemble des écoles publiques de la ville) décide de fermer toutes les fontaines d’eau potable et de fournir, à la place, de l’eau en bouteille aux élèves. En cause, la découverte de quantités excessives de plomb ou de cuivre dans l’eau potable de plus de la moitié de ses établissements.
Dans l’école primaire de Bethune, par exemple, des tests ont révélé des niveaux de plomb jusqu’à quarante fois la limite à partir de laquelle les municipalités doivent agir, en changeant le traitement de l’eau par exemple. Dans celle de Mason, l’inspection a permis de déceler que l’eau d’un des robinets contenait du plomb à hauteur de 813 µg/L. La limite de l’EPA est rappelons-le de 15 µg/L.
« Cela dit, ce niveau n’est pas une norme de santé. Il sert à mesurer l’efficacité des produits chimiques de contrôle de la corrosion », explique Elin Betanzo, fondatrice du cabinet de conseil Safe Water Engineering. L’EPA a une autre règle pour le plomb et le cuivre dans l’eau, celle du niveau maximum de contaminant, fixée à 0 µg/L. « N’importe quel niveau de plomb dans l’eau est dangereux. »
En août 2015, Elin Betanzo a encouragé la pédiatre Mona Hanna-Attisha à mener une étude sur les niveaux élevés de plomb chez les enfants vivant à Flint. Photo : Jean Lannen
Chrystal Wilson, directrice adjointe de la communication et du marketing pour les écoles publiques de Détroit, en est persuadée : « Les infrastructures vieillissantes » sont la cause des niveaux élevés de plomb retrouvées dans l’eau des écoles.
Détroit compte en effet un très haut pourcentage de maisons construites avant l’interdiction des tuyaux en plomb dans les années quatre-vingt. Selon [simple_tooltip content=’recensement du gouvernement américain sur l’ascendance, le niveau de scolarité, le revenu, la maîtrise de la langue, les migrations, l’invalidité, l’emploi et le logement’]l’US Census American Community Survey[/simple_tooltip] de 2016, environ 90 % de l’habitat a plus d’une quarantaine d’année à Détroit contre 66 % en moyenne à l’échelle du Michigan. Pour les foyers concernés, Elin Betanzo recommande fortement d’utiliser un système de filtration qui enlève les particules de plomb. Elle sait de quoi elle parle : elle fait partie de ces scientifiques qui ont démasqué le scandale de Flint. Elle conseille aujourd’hui la ville de Détroit sur plusieurs de ses programmes. Récemment, elle s’est penchée sur le problème du plomb dans l’eau des écoles de la ville.
Un casse-tête
Le problème des écoles est néanmoins plus complexe qu’un simple bâti ancien. Tout d’abord, les tests effectués en 2018 par la ville ont révélé que des écoles construites récemment présentaient, elles aussi, des niveaux de plomb ou de cuivre élevés dans leur eau. C’est le cas de la Cass Technical High School (lycée public de la ville) dont le bâtiment date de 2005, soit bien après l’interdiction des conduites en plomb aux États-Unis. Deux des fontaines d’eau potable de ce lycée affichaient des niveaux de plomb supérieurs à la limite de l’EPA en 2018.
Pour Elin Betanzo, « la corrosion des éléments en plomb et en cuivre est facilitée par le fait que l’eau potable est utilisée de manière irrégulière dans les écoles ». Le système d’eau potable n’est pas utilisé au cours du week-end ni pendant les vacances scolaires par exemple. Dans ce cas, les produits chimiques de contrôle de la corrosion ne sont pas entièrement efficaces.
Autre cause de dysfonctionnement : à Détroit, les écoles publiques sont trop nombreuses par rapport à la population et les élèves manquent à l’appel depuis plusieurs décennies.
Du début du XXe siècle jusqu’aux années soixante, la Motor City n’a cessé de s’étendre et d’attirer de nombreux travailleurs. En 1966, la ville scolarisait 300 000 élèves dans plus de 370 écoles, selon un rapport publié en 2015 par l’entreprise d’analyse et de traitement de données LOVELAND Technologies.
Mais le développement des banlieues et la fin de la ségrégation ont poussé la ville à fermer de nombreuses écoles. A la fin des années quatre-vingt-dix, de nouvelles lois autorisent, dans le Michigan, la création de [simple_tooltip content=’écoles indépendantes financées par des fonds publics, créées par des enseignants, des parents ou des groupes communautaires’]charter schools[/simple_tooltip] et la possibilité de s’inscrire dans une école en dehors de son secteur. En 2013, il y avait plus d’élèves inscrits dans ces écoles que dans les écoles publiques de la ville, selon le rapport de LOVELAND Technologies.
Enfin, avec la crise de l’automobile, Détroit a perdu plus de 1 million d’habitants et fermé 213 de ses écoles.
Les fermetures, destinées à économiser de l’argent, ont plutôt accéléré le déclin du système scolaire public. « Chaque fermeture a entraîné de nouvelles manifestations, davantage de parents renvoyant leurs élèves du système scolaire public et une diminution des inscriptions et du financement », indique le rapport de LOVELAND Technologies.
Chalkbeat, webzine spécialisé dans les problèmes d’éducation, a comparé en 2017 les capacités des écoles aux effectifs d’élèves. Plus d’une quarantaine des écoles du système scolaire public sont au moins à moitié vides. Seule une poignée est pleine. « Le système d’eau potable n’est plus adaptée », indique Elin Betanzo.
L’ingénieure a conseillé à la ville d’installer des fontaines d’eau qui filtrent le plomb et le cuivre. Une solution « sur le long terme » et financée par des organismes privés comme United Way of Southeast Michigan ou Quicken Loans. Avec un coût total de près de 3 millions de dollars (2,6 millions d’euros), la décision est plus économe que pérenne si on la compare à d’autres mesures.
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Depuis 2016, Détroit a lancé le projet ambitieux de remplacer ses canalisations en plomb. Elin Betanzo fait partie des experts qui travaillent sur le programme encore dans sa phase initiale. On estime le nombre de canalisations au plomb à 125 000 dans la ville. Le remplacement de chacune d’entre elles coûteraient 5 000 dollars (4 400 euros). Le montant total de l’opération pourrait donc avoisiner entre 400 et 600 millions de dollars (entre 350 et 630 millions d’euros).
En juin 2018, le Michigan a promulgué une nouvelle loi sur le plomb et le cuivre en réponse à la crise de Flint. Cette loi requiert entre autres que toutes les villes du Michigan changent l’ensemble de leurs canalisations en plomb au cours des vingt prochaines années. « Cela a rendu les gens plus sérieux. Ce n’est plus du travail que l’on fait par gentillesse de cœur », affirme Elin Betanzo.
Pourtant, fin 2018, les fournisseurs d’eau de la région de Détroit tel que le Detroit Water and Sewerage Department ou encore la Great Lakes Water Authority ont décidé d’attaquer en justice l’État du Michigan au sujet de cette loi. Si on en croit Elin Betanzo, les plaignants s’inquiètent du coût de cette opération car aucun fonds supplémentaire n’accompagne la nouvelle loi. « Ils craignent que l’argent qu’ils vont devoir consacrer à ce programme soit utilisé au détriment d’autres projets nécessaires pour la ville. »
Louise Baliguet
@LouiseBaliguet
22 ans
En licence professionnelle télévision pour l’EPJT
à la Wayne State University, à Détroit (Etats-Unis).
Passée par Ouest-France Nantes et TVRennes.
Passionnée par la musique, l’art, l’écologie et le documentaire