Développeurs
à la conquête des rédactionsLégende
Ils peuvent créer de toute pièce infographies interactives, cartes animées, long-formats, améliorer le back office des rédactions ou adapter les contenus en version mobile. Avec leurs lignes de code, les développeurs ont le pouvoir de mettre en forme l’information sur le Web selon des possibilités infinies. Si le dialogue avec les journalistes reste compliqué, leur présence s’impose peu à peu au cœur de la fabrique de l’information.
Par Camille Charpentier
On va être obligés de descendre au troisième. » Le développeur des Décodeurs a livré son verdict et, cette fois-ci, il s’incline. En ce mardi de l’entre deux tours de l’élection présidentielle, la rédaction prépare un papier sur les propositions (quasi) inapplicables de Marine Le Pen.
L’article a été promis au pôle web du Monde pour le début de la matinée. Il est déjà plus de 10 heures et le papier, dont les paragraphes sont censés s’ouvrir en accordéon, ne fonctionne pas sur les supports mobiles. Impossible de laisser passer cette erreur quand plus de la moitié des lecteurs naviguent depuis leur portable.
Les développeurs rendent attrayants des sujets complexes, comme ces « Liaisons dangereuses de la Russie avec les États-Unis » – Six Plus
L’auteur de l’article et Maxime Ferrer, développeur au sein des Décodeurs descendent au troisième. C’est à cet étage que travaillent les informaticiens du Monde. Plus d’une quarantaine de personnes au total. Elles gèrent la partie technique du journal, à la fois le site Internet et le back office sur lequel œuvrent les équipes du journal. Si leur travail profite à tous, les « gars du troisième » sont peu habitués à échanger directement avec les journalistes. « Les Décodeurs sont ceux qui font le plus appel à eux mais on essaie de les déranger le moins possible », explique Maxime Ferrer.
Les échanges sont toujours courtois mais dans l’open space de la rédaction, il est de coutume d’entendre soupirs et protestations dès que le besoin de faire appel aux informaticiens devient inévitable. Cette fois, après une trentaine de minutes, un technicien trouve la faille : un ajustement à effectuer dans le code source du site. En fin de
matinée, l’accordéon se déroule désormais sur mobile. Mission accomplie. « Ça aurait été résolu en une heure si on avait un deuxième technicien au cœur de la rédaction, nuance Maxime Ferrer. Là, on a perdu une demi-journée. »
Le travail d’équipe de Six Plus pour Libération permet de produire des longs formats de qualité autant que des articles data.
S’ils étaient auparavant tous cantonnés à la gestion technique des sites des médias, les développeurs se taillent désormais une place de choix dans les rédactions de presse quotidienne nationale. Libération, Le Parisien ou Le Monde en ont tous intégré dans leurs équipes de journalistes. D’autres, comme Le Figaro ou La Croix, reposent encore sur les compétences en code de leurs journalistes web ou font appel à des agences.
Pour les médias qui souhaitent se démarquer, « un développeur en charge des innovations est devenu indispensable », affirme Yann Guégan, journaliste-développeur qui a collaboré à de nombreux titres de presse. Dans les rédactions, ils permettent de créer de nouvelles mises en forme de l’information mais aussi d’aller plus loin dans la récolte de données.
Aux Décodeurs, développeurs et responsables de rubrique occupent des bureaux voisins pour mieux communiquer. Photo Camille Charpentier/EPJT
Chez les « Décodeurs », ce poste n’a été créé qu’à l’automne 2016, près de trois ans après le lancement de la rubrique. Avec la multiplication des nouveaux formats les ambitions ont grandi et l’arrivée de Maxime Ferrer a constitué une petite révolution pour la rédaction. « On l’attendait avec impatience, se souvient Alexandre Pouchard, responsable adjoint des Décodeurs. La direction a fini par céder car il fallait qu’on aille plus loin que nos concurrents. Les audiences sur nos articles étaient satisfaisantes… Le moment a paru opportun. »
Parmi ses onze journalistes, la rubrique comptait déjà des apprentis codeurs, capables de proposer de nouveaux formats pour mettre en forme des données. « Mais ce n’est pas notre métier, c’est plus du bidouillage, reconnaît Pierre Breteau, datajournaliste. Avec toutes les ressources en ligne, il suffit de se pencher pour trouver ce qu’on cherche. Un développeur va plus loin et surtout, plus vite. » Les allers-retours chez les techniciens ne se font désormais plus qu’en cas de problèmes d’adaptation des formats avec le site. « Ça nous fait gagner un temps fou, constate Alexandre Pouchard. On peut vraiment mettre la technique de notre développeur au service de l’éditorial. »
Une des publications de l’équipe du webdata du « Parisien », le bilan de la journée sans voiture à Paris.
Sur ce point, le média le plus en avance est un de ceux qui affichent les ambitions les plus grandes : Le Parisien, qui a fait partie des premières rédactions françaises à associer des programmeurs à son équipe de journalistes. C’était il y a quatre ans, avec la création de la cellule webdata et innovation, dédiée à l’élaboration de nouveaux formats. Elle compte depuis ses débuts quatre développeurs. Leurs bureaux sont à côté de ceux des journalistes, ils assistent aux conférences de rédaction et proposent des sujets s’ils le souhaitent. Seuls leurs écrans d’ordinateur — où sont visibles des centaines de lignes de code — les distinguent à première vue des journalistes.
« Une vraie équipe intégrée à la rédaction était nécessaire pour travailler sur le temps court, où l’on met en forme de la donnée en réponse à une actualité, et un temps long où l’on peut créer de nouvelles interfaces », expose Stanislas de Livonnière, en charge de la cellule. Les formats élaborés sont regroupés sur « l’Atelier» du Parisien.fr. Cartes interactives, long-formats et infographies se déroulent au milieu des classiques visualisations de données.
Pédagogie et clarté
Intégrer des profils différents permet d’inventer de nouvelles formes de narration, mais aussi de provoquer une remise en question dans les rédactions. En multipliant les personnes qui ne sont pas issues d’une formation journalistique, la pédagogie et la clarté sont plus que jamais nécessaires pour qu’une information soit comprise. « Notre développeur n’a pas peur de nous dire : “je ne saisis pas ton info, qu’est-ce que tu as voulu montrer ?”. Cela nous remet les idées en place », admet Baptiste Bouthier, journaliste responsable de Six Plus, la cellule Data et nouveaux formats de Libération.
Lors de sa création il y a trois ans, un débat a d’ailleurs partagé la rédaction : fallait-il faire appel à un des développeurs déjà présents au journal pour intégrer Six Plus ou recruter une personne extérieure ? Du côté des journalistes, le choix a été unanime. « On voulait quelqu’un qui puisse travailler avec nous sur le rédactionnel même sans être journaliste, se souvient Baptiste Bouthier. Alors on a choisi quelqu’un venu de l’extérieur, qui n’avait pas été habitué à régler uniquement les problèmes techniques du site de Libé et qui aurait un regard critique sur le sens de l’information, pas seulement sur sa forme. »
Au Parisien, le choix était dès le départ de faire appel à des développeurs qui n’avaient pas de formation journalistique. « Est-ce que c’est pour ça qu’on arrive à avoir un regard différent, à trouver le format auquel n’ont pas pensé nos concurrents ? Sans doute », suppose Stanislas de Livonnière, en charge de la cellule. Aux Décodeurs, la même question s’est posée. Mais une réponse différente a été apportée. « On a beaucoup hésité, rappelle Alexandre Pouchard. Ce qui a fait pencher la balance, c’est le fait que Maxime comprendrait nos besoins puisqu’il a été journaliste. »
Des journalistes à part entière
Dans les rédactions, la cohabitation demande en effet un temps d’adaptation, parfois sans arriver à une entente. Refroidi par cet aspect, le journaliste Alexandre Léchenet a ainsi écourté son aventure à Libération, débutée en 2015 et qui a pris fin moins d’un an plus tard. Le développeur, embauché pour développer la cellule Six Plus, a vite eu l’impression de ne pas être traité comme un journaliste à part entière. « Pour beaucoup, être journaliste, c’est écrire des articles. Parfois on venait me voir avec un chiffre, on me disait “fais un truc avec ça” sans s’être posé de question sur le sens de cette information. Il y a encore beaucoup de pédagogie à faire. »
Stanislas de Livonnière, du Parisien, fait le même ce constat. « On n’oblige pas à un âne à manger. Quand un journaliste ne veut pas bosser avec nous, on ne s’embête pas. Si un sujet est imposé, ça ne marche jamais », lâche-t-il. Malgré un manque de reconnaissance de la part de certains journalistes, les développeurs ne rencontrent aucune difficulté pour obtenir leur carte de presse. Tom Courant, qui occupe aujourd’hui le poste chez Six Plus, estime qu’il est reconnu comme un journaliste car il « participe à la conception de l’information, au même titre qu’un infographiste » ou un maquettiste. Et il l’assure : s’il avait un sujet à proposer, il serait traité. « À condition qu’il soit pertinent, évidemment », ajoute-t-il dans un sourire.
Si le dialogue peut être si compliqué, c’est souvent car la programmation informatique demande un temps que les journalistes n’ont pas. Lorsqu’en début de campagne présidentielle, les Décodeurs décident de faire une galaxie des partis politique en France, c’est le datajournaliste Pierre Breteau qui s’y colle. Pour aboutir au résultat final, il met plus de quatre jours à développer l’outil à l’aide des bibliothèques de codes disponibles en ligne. Il va même jusqu’à demander de l’aide sur Twitter. « Maxime, notre développeur, aurait pu finir ça en une journée. Mais il bosse sur des projets plus importants et ne peut pas être sur tous les fronts », concède le journaliste.
La « galaxie des partis politiques », quatre jours de travail de mise en forme pour un journaliste… moins d’une journée pour un développeur. Les Décodeurs
Dans l’équipe, c’est aussi un journaliste qui a développé Grumpy Charts, le back-office interne qui permet de créer facilement les visualisations et de les centraliser. « C’est un boulot de programmeur mais à l’époque, on n’en avait pas chez les Décodeurs. Et ceux du journal ont la tête sous l’eau. Il aurait fallu faire un cahier des charges pour qu’ils comprennent nos besoins, on n’aurait jamais eu notre outil », reconnaît Jérémie Baruch qui a codé l’outil. Au total, plus de six semaines ont été consacrées au développement. Un travail qui fait gagner depuis deux ans beaucoup de temps à la rédaction, mais pour lequel il a donc fallu sacrifier un journaliste pendant plus d’un mois.
Car pour innover et créer des équipes dédiées, il faut y mettre le prix. Les développeurs coûtent cher et lorsqu’ils acceptent de travailler pour un média, « ils ne le font clairement pas pour l’argent, s’accordent-ils tous. Le salaire est bien meilleur dans tous les autres domaines »
Entre surcharger un journaliste avec du développement et embaucher, il y a cependant une option : faire appel à des agences comme J++. Tarif : 550 euros la journée, pour des projets qui reviennent normalement entre 650 et 900 euros. « Surtout, les agences sont là pour apporter une expertise que les rédactions n’ont pas », estime Pierre Romera, développeur et co-fondateur de l’agence J++. Elles mettent notamment à disposition un chef de projet, chargé de faire le lien entre les journalistes et les programmeurs, ainsi que de faire des devis.
Dans toutes les rédactions, le chef de projet est avancé comme la solution aux problèmes rencontrés. « Mais avoir un développeur est déjà inespéré quand on voit les finances des journaux. Quand on aura des équipes dix fois plus grandes comme dans d’autres pays, on pourra avoir des ambitions plus grandes », regrette Baptiste Bouthier.
Pour faire cohabiter au mieux des cœurs de métiers si différents, Stanislas de Livonnière recourt souvent à la métaphore du jardinage : « Avec les chefs ou les journalistes, j’explique que pour cueillir une tomate, il y a auparavant un temps nécessaire pour faire pousser les plants. Ce temps, les développeurs en ont besoin et ça ne changera pas. »
Parler le même langage
Avoir des rudiments de code est aussi un moyen « d’avoir le même langage et de se comprendre », constate Maxime Ferrer. La formation des journalistes paraît néanmoins secondaire, la plupart se formant sur le tas. Baptiste Bouthier, de Six Plus, met lui en avant le rôle d’un responsable pour concilier toutes les ambitions : « J’assume le rôle de sas entre les développeurs, qui sont souvent têtus, et la direction. C’est chiant mais cela s’impose, sinon on n’arrive à rien. » Les conflits, courants lors des premiers mois de Six Plus, sont désormais plus rares. Le résultat d’un dialogue permanent, mais « cela tient aussi beaucoup à la personnalité du développeur », nuance Baptiste Bouthier.
Une des dernières créations de Six Plus, la carte interactive des festivals de l’été en France.
Si journalistes et techniciens doivent encore ajuster leurs pratiques pour être efficaces dans la conception de l’information, les développeurs reconnaissent que travailler pour un journal est un exercice exigeant mais unique. « Beaucoup diraient que c’est l’enfer à cause de la charge de travail et parce que les journalistes sont de fortes têtes, estime Stanislas de Livonnière. Mais ici, on a une idée sous la douche le matin, on la propose en conférence de rédaction, on la met en œuvre et on va au pieu le soir avec la sensation du travail utile. On n’a une telle sensation dans aucun autre domaine. »