La crise sanitaire exacerbe la précarité des pigistes des radios

La crise sanitaire liée au Covid-19 frappe de plein fouet les médias. Obligés d’assurer la continuité de l’antenne dans l’urgence, ils ont laissé de côté leurs petites mains, les pigistes radio. État des lieux d’une crise qui a bouleversé leur quotidien et qui les plonge dans l’incertitude.

Par Clémentine Le Ridée (texte et photos)

Marion Ferrere pige à RTL depuis cinq ans. Elle est ce qu’on appelle un « couteau suisse » : elle navigue entre les services, fait parfois de la présentation ou des flash info. Cette journaliste de 27 ans fait partie du noyau dur des pigistes RTL et n’a pas d’autre employeur. Sa quinzaine de piges par mois lui permet de gagner jusqu’à 2 000 euros. Le 16 mars, Emmanuel Macron décrète solennellement le début du confinement. Marion continue à travailler. Intensément. « J’étais en renfort au service santé car il y avait énormément de besoins », explique-t-elle.

Puis, le 4 avril, plus rien. La direction supprime les piges jusqu’à nouvel ordre, pour éviter de mettre en chômage partiel les journalistes titulaires qui, eux, récupèrent le travail des pigistes. Une décision « compréhensible » selon Marion, qui regrette cependant la brutalité du procédé. Les pigistes RTL n’ont eu aucune nouvelle de leur direction. Pas un message ni même un coup de téléphone : « Le seul lien qu’on a avec la rédaction, c’est les élus syndiqués qui se battent pour nous. »

Une façon de faire qui souligne un manque de considération pour ces pigistes réguliers qui s’investissent autant que les titulaires (de CDI) : « On a le même engagement, le même travail, c’est juste que notre statut est précaire. On l’accepte, c’est le jeu. Par contre, moralement, c’est dur. On se dit qu’en fin de compte, on ne fait peut-être pas partie de la maison alors qu’on y est tous depuis des années. »

Malgré ses cinq années d’ancienneté à RTL, Marion Ferrere n’a plus eu de nouvelles de sa direction, trois semaines après le début du confinement.

Lucide quant à l’instabilité de son emploi, Marion a mis de l’argent de côté. En attendant de pouvoir à nouveau travailler, elle tente de gérer sa frustration : « C’est comme pendant une période d’attentat. On fait aussi ce métier là pour ça : aller sur le terrain, aller informer les gens. Ne pas prendre part à ça, c’est très compliqué à gérer. »

Face à l’inaction de la direction, la société des journalistes (SDJ) de RTL a répondu à l’urgence et a mis en place une aide exceptionnelle pour ses salariés, comme l’explique l’un de ses membres, Eric Silvestro : « En quinze jours, nous avons récolté plus de 9 000 euros. Cela a été une mobilisation spontanée de la rédaction. Pour nous, c’est ça l’esprit RTL. » Une dizaine de pigistes ont pu bénéficier de cette cagnotte en attendant la reprise du travail.

Loin d’être anecdotique, la situation de Marion reflète la profonde précarité qui caractérise le quotidien des pigistes. Une précarité exacerbée par la crise sanitaire et qui touche même les journalistes les mieux installés. Qu’ils pigent pour un ou plusieurs employeurs, tous naviguent à vue.

« Variables d’ajustement des rédactions »

Le 16 mars, la France est mise à l’arrêt. Les pigistes spécialisés dans les sujets sport voient, impuissants, tomber en cascade les annulations d’événements qu’ils étaient censés couvrir. [simple_tooltip content=’Le prénom a été modifié.’]Corentin*[/simple_tooltip] pigeait régulièrement à RMC Sport : « Je faisais partie de ceux qui bossaient le plus. Financièrement, c’était très avantageux. » Avant la crise, il vivait confortablement avec plus de 2 000 euros par mois. Mais celle-ci lui a fait prendre conscience des inconvénients inhérents à la pige : « On n’est pas protégés comme pour un CDI. Ce qui est dur à accepter, c’est que si on ne peut plus bosser, c’est à cause d’une foutue maladie. Pas parce qu’on a fait une connerie ! » balance, frustré, le jeune homme.

« C’est lié à la crise mais aussi à une politique du groupe qui veut faire des économies. On est la variable d’ajustement. »

Martin Juret, pigiste à RMC

Bouleversant les programmes, la Covid-19 a forcé les antennes à redistribuer les rôles. À RMC Sport, tous les titulaires ont basculé vers le service informations générales. Ce qui, mécaniquement, enlève du travail aux non titulaires. Martin Juret pige pour RMC depuis deux ans. Il a vu le planning se vider au fur et à mesure : « C’est flagrant. D’habitude, trois ou quatre piges sont prévues par jour. Maintenant, c’est une par jour. C’est lié à la crise mais aussi à une politique du groupe qui veut faire des économies. On est la variable d’ajustement. »

Lui a continué à travailler pendant le confinement, mais craint d’avoir moins de chance dans les mois qui viennent : « Pour les médias qui dépendent de la pub, les revenus sont bloqués même si les audiences sont bonnes. J’hésite à contacter d’autres employeurs. On est beaucoup sur le marché pour moins de places. Même si je devais bosser ailleurs, je ne suis pas sûr de le pouvoir ! »

Laura Taouchanov, 27 ans, travaille elle aussi pour RMC. Elle a vu ses piges passer d’une quinzaine par mois à seulement cinq en mai. Elle complétait ses revenus avec quelques piges ponctuelles pour Radio Classique et France Bleu, une collaboration qui a totalement cessé aujourd’hui. La journaliste compte sur les mesures de chômage partiel, mais elles sont difficilement négociées par les représentants du personnel de RMC. En effet, si le décret du 17 avril 2020, obtenu par les syndicats représentatifs de la profession, permet aux pigistes de bénéficier du chômage partiel, son application est loin d’être automatique dans les rédactions.

Paulina Benavente, déléguée syndicale au Syndicat national des journalistes (SNJ) de RMC, raconte qu’il a fallu faire pression tout azimut, « auprès du ministère de la Culture, de la direction de RMC », pour finalement obtenir le chômage partiel pour 260 pigistes réguliers : ceux ayant effectué au moins trois piges sur les douze derniers mois, dont deux les quatre derniers mois précédant le confinement.

Cette frilosité des directions à appliquer ce décret vient d’une crainte : celle de la requalification en CDI. « Cela pose la question des contrats déguisés, poursuit Paulina Benavente. Le problème, c’est que, dans l’audiovisuel, les pigistes ont des CDD. Au bout de trois CDD, ils doivent normalement passer en CDI. Les pigistes se sont retrouvés en porte-à-faux parce qu’ils sont en CDI, mais pas reconnus. C’est tout le système qui est pourri. » À notre connaissance, RMC et Europe 1 sont les seules rédactions radio à avoir mis ses pigistes réguliers en chômage partiel.

Flirt avec

l'illégalité

Cette insécurité juridique ne date pas d’hier. Elle est encadrée par un texte spécifique à la profession de journaliste, la loi Cressard du 4 juillet 1974. Sur le papier, les pigistes sont liés par un contrat de salariat à une entreprise de presse pour la production d’un élément. Contrairement aux croyances, la pige n’est pas un statut mais bien un mode de rémunération, puisqu’une collaboration régulière équivaut à un CDI. Un élu SNJ de Radio France le confirme : « Les pigistes ont les mêmes droits en matière de protection et de Sécurité sociales, de retraite… Lorsque la collaboration cesse avec l’employeur, le pigiste a des indemnités de licenciement, tout comme un journaliste en CDI. »

Le hic ? Tout comme le décret sur le chômage partiel, cette loi n’est pas appliquée partout. La mauvaise volonté de certaines antennes est facilitée par le manque d’information des pigistes qui « ignorent leurs droits », selon Marie Luff, secrétaire de l’association Profession : pigiste.

Cette dernière effectue un immense travail de pédagogie et son site regorge d’informations pratiques. Récemment, un onglet « Covid-19 » s’est ajouté à celui sur la réforme du chômage. Plus que jamais, l’association souhaite une application uniforme de la législation pour que personne ne soit laissé sur le bord du chemin : « Les pigistes sont les premières victimes du confinement, mais des mesures sont mises en place par des associations, des syndicats… Il faut rester pugnace », conseille Marie Luff.

Un timing désastreux pour les jeunes pigistes

Si la situation demeure complexe financièrement et moralement pour les pigistes qui ont des employeurs stables, elle l’est davantage pour les journalistes débutants. Bien souvent, ils totalisent un nombre insuffisant d’heures pour percevoir les allocations chômage. Beaucoup nous ont confié leurs craintes face à l’avenir et leur frustration quant aux occasions manquées.

Matthieu Message n’a plus aucune pige depuis le début du confinement.

Matthieu Message, 27 ans, jonglait entre RMC, BFM et les antennes de Radio France. Pendant le confinement, aucune n’a fait appel à lui malgré ses relances. La crise l’a surtout privé d’une belle opportunité : « Je devais faire les journaux dans la matinale du 5/7 à France Inter en avril et en mai. »

Tout comme Matthieu, Loïc Bongeot se faisait sa place à France Bleu Auxerre avant que la Covid-19 ne frappe. Après quelques piges en février, tout s’est arrêté. Matthieu et Loïc sont dans un entre-deux : ils n’ont pas suffisamment pigé pour bénéficier des mesures d’indemnisation. Une fracture se dessine alors entre les pigistes déjà précaires avant la crise et ceux mieux installés. 

S’ils ne travaillent pas pendant le confinement, les pigistes réguliers de Radio France perçoivent une indemnité dont le montant correspond à la moyenne de leurs revenus de septembre à février. C’est le cas d’Antoine Martin, spécialisé dans le sport. Le jeune homme de 25 ans pigeait pour Canal+ en plus de Radio France et gagnait auparavant 2 200 euros nets par mois. Il n’avait pas vraiment pris conscience des inconvénients de la pige : « On est un peu des marionnettes. On est un métier à risque mais je prenais ça sur le ton de la rigolade. Ça me donne vraiment envie d’avoir un contrat. » Grâce à l’indemnisation de Radio France et aux allocations chômage, Antoine garde la tête hors de l’eau.

« On est un peu des marionnettes. On est un métier à risque mais je prenais ça sur le ton de la rigolade. Ça me donne vraiment envie d’avoir un contrat. »

Antoine Martin, journaliste sportif

Même si ce dispositif ne s’applique pas à tous, la SNJ se félicite de sa mise en place : « Il fallait assurer la continuité de l’antenne et les conditions de sécurité sanitaire pour les titulaires qui continuaient de venir en station. Il fallait d’abord gérer l’urgence, puis dans un second temps, les questions liées aux ressources humaines. Ce système est le meilleur, il permet une continuité de rémunération. »

Quand le planning est vide et que les propositions de pige restent sans réponse, Pôle emploi est le dernier recours. Alors que certains sont inscrits depuis des années et utilisent les allocations pour combler les mois creux, d’autres ont dû s’inscrire dans l’urgence, lorsque la pandémie s’est déclarée.

C’est ce qu’a fait Clément Buzalka, sans grande conviction puisqu’il se dit être « limite au niveau des cotisations, surtout avec la nouvelle réforme ». En mars, ce journaliste de 21 ans a dû cesser de travailler pour Radio France et France Télévisions.

Il redoute le « parcours du combattant de l’inscription : quand on leur dit qu’on est pigiste, ils répondent : “C’est quoi ? Intermittent ?” Personne ne sait ce que c’est, il y a une méconnaissance qui nous dessert complètement, encore plus pendant le confinement. C’est un statut tellement à part que c’est difficile d’avoir des réponses. »

Clément Buzalka a dû s’inscrire en urgence à Pôle Emploi lorsque la crise sanitaire a commencé.

Cécile Hautefeuille, elle-même pigiste et autrice de La Machine infernale : racontez-moi Pôle Emploi (Rocher, 2017), connaît bien ces problématiques. Elle pointe du doigt un système et un langage bureaucratiques hors de portée des conseillers : « Ils doivent avaler de nouvelles réglementations constamment. Même moi, je m’arrache les cheveux sur certains points. Quand vous êtes à Pôle Emploi, vous voulez que le conseiller comprenne votre situation car c’est son travail. Mais avec le recul, il est compliqué de les blâmer. »

Elle a pour habitude de conseiller aux pigistes de se renseigner sur leurs droits et de parfaitement maîtriser le calcul des allocations. Avec l’entrée en vigueur de la réforme de l’assurance chômage en 2019, une réforme « scélérate » selon elle, qui prolonge les durées de cotisation et modifie le calcul des allocations, Cécile Hautefeuille craint que cela ne leur complique encore plus la tâche.

Face au Covid-19, chaque rédaction a réagi différemment. Certaines ont continué à faire appel à leurs pigistes, à l’instar du service reportage d’Europe 1. Mais pour nombre d’entre eux, la situation s’est brutalement dégradée. Le 20 mai, NextRadioTV, la maison-mère de BFMTV et RMC, annonçait un plan social qui prévoyait de diviser par deux le recours aux intermittents, aux pigistes et aux consultants. Une mauvaise nouvelle redoutée par nombre de pigistes. Face à l’incertitude, tous, même les mieux installés, nous ont confié leur crainte de l’avenir.

Clémentine Le Ridée

@clem_led
26 ans
Termine son Master journalisme à l’EPJT
Passée par Ouest France et Radio Phénix
S’intéresse à la politique et aux sujets de société