Corées,

de la différence à l'indifférence

Photo : Ed Jones/AFP

Un essai nucléaire et un tir de fusée. Ce sont les deux dernières provocations de la Corée du Nord début 2016. De quoi effrayer son voisin du sud et raviver des tensions maintenant vieilles de soixante-cinq ans. Chaque nouvelle crise diplomatique dans la péninsule nous rappelle l’existence de ce pays divisé, souvent comparé à l’Allemagne pendant la guerre froide. Pourtant, toujours pas de réunification en vue. Avec la crise économique et l’ouverture du pays,les jeunes Sud-Coréens se désintéressent de leur voisin.

Par Nicolas Baranowski, Anne-Laure de Chalup, Pierre-Quentin Derrien et Ophélie Surcouf

Des étreintes et des larmes. Cela faisait soixante ans que Yeom Seok-Taek n’avait pas revu Yeom Jin-Bong, son oncle de Corée du Nord. Tous deux posent devant des arbres aux couleurs de l’automne pour célébrer leurs retrouvailles. « Maman a prié tellement de fois pour toi lorsqu’elle était encore vivante », confie Won Hwa-Ja, 74 ans, à son grand frère Won Gyu Sang. Les témoignages publiés dans le Korea Herald se suivent, tous aussi émouvants. Les rencontres ont eu lieu le 19 octobre 2015, au sud de la Corée du Nord, dans la station de Kumgang, un petit village d’une région montagneuse. Tous les médias coréens s’y sont donné rendez-vous pour suivre la réunion des familles.

Ce n’est pas la première fois. Il y a cinq ans, les personnes séparées depuis des décennies avaient également pu se retrouver. Cette fois-ci, elles sont 530 à avoir été tirées au sort. Entourées de soldats et surveillées par des micros et des caméras de télévision, les familles n’ont eu que douze heures, étalées sur trois jours, pour rattraper un peu du temps perdu. L’émotion, évidente, est soigneusement orchestrée. Mais au-delà de la mise en scène médiatique, comment est racontée l’histoire de ces séparations ?

Timeline : Anne-Laure de Chalup et Ophélie Surcouf

Les manuels de la discorde

Des manifestants défilent dans les rues de Séoul en décembre 2015 pour protester contre le manuel d’histoire unique. Sur leur pancarte, le mot « voix ». Photo : Yelim Lee/AFP

J’ai suivi un cours d’histoire moderne au lycée mais j’ai peu appris sur la Corée du Nord, confie Lee Na-Kyeong (1), étudiante à Séoul. Nous avons surtout abordé l’occupation japonaise et la crise économique. » L’histoire de la guerre de Corée est racontée, mais celle de la Corée du Nord est largement évitée dans les programmes scolaires. La manière dont les manuels retranscrivent l’idéologie nord-coréenne suscite d’ailleurs souvent le débat. Politiques et professeurs se demandent si elle devrait être enseignée aux élèves et, si oui, comment ? La gauche argue que l’histoire devrait être expliquée de manière critique afin d’être mieux comprise par les élèves. La droite, elle, craint qu’une critique trop forte vienne ternir l’image et l’unité de la nation.

La polémique a atteint son paroxysme le 13 octobre dernier. En effet, le gouvernement conservateur de la présidente Park Geun-Hye a confirmé sa décision d’imposer, d’ici 2017, un manuel unique pour les collèges et les lycées : le Manuel conforme d’histoire. « Il est très important pour nos enfants d’avoir, au travers d’un bon enseignement, une compréhension correcte de l’histoire », estime la présidente. C’est un retour en

arrière car, depuis 2009, une certaine liberté est de mise, les manuels étant publiés par des organismes privés. Une liberté très surveillée cependant car l’État inspecte très minutieusement les propositions des éditeurs et décide, ou non, de les valider. ils deviennent alors des manuels officiels. Il en existe huit actuellement en circulation.

Yoo Jae-Jung est membre Saenuri, le parti de la présidente. Son nom signifie « nouvelle frontière ». Dans le quotidien conservateur Chosun Ilbo il justifie la décision du gouvernement : « Le système d’inspection des manuels scolaires a laissé filtrer des livres expliquant que l’idéologie nord-coréenne avait été établie de manière indépendante. » Une version inacceptable de l’histoire lorsqu’on se souvient que cet Etat a vu le jour sous occupation soviétique en 1948.

L’opposition accuse la présidente de s’inscrire dans la lignée de son père Park Chung-Hee. « Les manuels d’État ont été utilisés sous l’occupation japonaise et la dictature de Park […] dans l’intention d’imposer une version monolithique de l’histoire aux étudiants », explique Yang Jung-Hun professeur  dans le Korea Herald. Avant d’ajouter « Il faut parler de l’idéologie nord-coréenne. Connais ton ennemi, dit l’adage. Les élèves doivent connaître la doctrine de la Corée du Nord. »

Un rêve en lambeaux

Une petite sud-coréenne, portant un hanbok, vêtement traditionnel coréen, regarde vers le Nord à travers les barbelés de la zone démilitarisée. Photo : Ed Jones/AFP PHOTO

Il y a vingt ans, cette sensibilisation à la Corée du Nord était pourtant favorisée dès le plus jeune âge. Il existait par exemple un concours de dessin annuel organisé au sein des écoles primaires. Sur le thème « rêver l’unification », les enfants pouvaient laisser libre cours à leur imagination. Yurie Hu, Sud-Coréenne expatriée en France, se souvient : « Mon dessin représentait des enfants du Sud tenant par la main des enfants du Nord. On pouvait les reconnaître grâce à leurs uniformes. J’étais tellement fière de gagner ce concours. »

Choi Yong-Jo (2) évoque avec la même passion ce concours auquel il a participé dans sa ville natale, Ulsan : « J’ai perdu, mais c’était une belle expérience. » Depuis, les programmes scolaires ont changé et le concours n’existe plus. La Corée du Nord est passée au second plan dans l’enseignement, derrière l’occupation japonaise qui a bien plus marqué les Sud-Coréens. L’enseignement n’est donc pas étranger au désintérêt des jeunes générations pour la réunification.

Infographie : Pierre-Quentin Derrien avec Piktochart

« Je ne crois pas les politiques lorsqu’ils parlent de réunification et des avantages qu’elle pourrait nous apporter, avoue Kim Soo-Yeon (3), étudiante à Séoul. J’ai l’impression que 90 % des Coréens ne s’intéressent plus à la réunification ».

Un avis sans doute excessif mais révélateur. Selon un sondage mené pour l’agence de presse Yonhap, basée à Séoul et publié en 2014, près de quatre Sud-Coréens sur dix qui ne souhaitent pas une réunion des deux pays. Les moins de 30 ans sont plus de 7 % à penser que « la réunification n’est pas du tout importante ». Aucun de leurs aînés n’a opté pour ce choix. Les mentalités évoluent donc.

« A cause des pressions sociales, économiques et gouvernementales qui les empêchent de se renseigner convenablement et de communiquer sur la Corée du Nord, les jeunes générations ont été laissées dans l’ignorance de sa situation. Elles ont laissé la Corée du Nord derrière elles. »

Jean Hyun-Lee

Les raisons de ce désintérêt sont claires pour Jean Hyun-Lee, ancienne directrice du bureau d’Associated Press de Pyongyang et aujourd’hui professeure à l’université Yonsei de Séoul. « Les jeunes Sud-Coréens ont grandi dans une société qui s’est concentrée sur la poursuite de buts économiques et sur son intégration à la communauté internationale. Ils n’ont pas été incités à regarder en arrière. De plus, la Corée du Sud a une loi de sécurité nationale très stricte qui a participé à décourager la curiosité et les débats sur la Corée du Nord. Par exemple, les Sud-Coréens peuvent être poursuivis lorsqu’ils retweetent des messages de sites officiels de propagande du Nord. A cause des pressions sociales, économiques et gouvernementales qui les empêchent de se renseigner convenablement et de communiquer sur la Corée du Nord, les jeunes générations ont été laissées dans l’ignorance de sa situation. Elles ont laissé la Corée du Nord derrière elles. »

Il est d’ailleurs presque impossible de trouver des productions culturelles nord-coréennes au Sud. « Mon poète préféré est Baek Seok. Mais il est très difficile d’avoir des informations sur lui car il est nord-coréen », explique Owan Kim, un jeune musicien. En effet, la loi de sécurité nationale interdit la diffusion des produits culturels venus du Nord. Il existe un fonds de publications nord-coréennes conservé par la bibliothèque nationale de Séoul mais leur accès est très réglementé.

Néanmoins, et malgré la perte de vitesse drastique du discours de réconciliation, quelques Sud-Coréens rêvent encore de l’effacement de la frontière. Han Lee (4), par exemple. Elle est la seule à avancer cet avis dans sa classe, mais sa voix est pleine d’émotion : « Je suis sûre qu’un jour nos deux pays se réconcilieront. Car, quelque part, il me reste le vague sentiment que nous sommes toujours un seul peuple. »

Propagande en série

L’acteur sud-coréen, Kim Soo-Hyun, salue le public sur le tapis rouge du 27e festival du film international de Tokyo. Photo : Kazuhiro Nogi/AFP PHOTO

Les productions culturelles sud-coréennes sont loin de prôner la réunification. Généralement, films, chansons comme séries préfèrent des héros nord-coréens drôles voire ridicules. Le blockbuster Secreatly, Greatly met en avant la superstar Kim Soo-Hyun dans le rôle d’un espion nord-coréen envoyé au Sud. Génie maîtrisant plus de cinq langues différentes, il se fait passer pour simplet pendant la moitié du film afin de dissimuler son identité. La couverture lui colle si bien à la peau qu’il s’attache à sa mère adoptive, aux gens de son voisinage et, de manière générale, à la Corée du Sud. Lorsqu’il apprend que sa mère biologique est morte – alors qu’il avait accepté sa mission dans le but de la protéger –, le personnage se retourne contre sa patrie.

Le film a été un succès, notamment auprès des jeunes. La trame, simple, se retrouve dans presque toutes les histoires du genre. La seule motivation des héros nord-coréens est de protéger leur famille, non leur pays, alors qu’ils vouent un vrai amour à la Corée du Sud. Dans les séries comme Myung Wol the Spy ou Doctor Stranger le héros ou l’héroïne y trouve d’ailleurs l’amour.

Mais parmi ces nombreuses productions qui font l’apologie de la culture sud-coréenne au détriment de la culture nord-coréenne, quelques-unes imaginent la réunification. The King 2 Hearts est un ovni scénaristique. Sortie en 2012, la série met en scène une Corée du Sud monarchique. Dès le premier épisode, le roi annonce une avancée majeure dans les processus de réconciliation avec le Nord.

Six militaires, trois de chaque côté, s’entraîneront ensemble pour participer à une compétition internationale. D’abord au Sud, puis dans une base du Nord, ils vont devoir apprendre à composer avec leurs différences et parvenir à dépasser leur méfiance réciproque. Le frère du roi, pour donner plus d’importance à cet évènement, doit également prendre part à la compétition. Il noue une histoire d’amour avec Kim Hang-Ah, militaire nord-coréenne.

Lee Seung-Gi à la KCON 2014. Photo : Valerie Macon/Getty Images/AFP

La série tente d’illustrer les difficultés qu’engendrerait la réunification si elle devait avoir lieu. Jusqu’à la dernière scène, le combat que mènent les deux principaux protagonistes pour unir les deux pays entraîne malentendus, trahisons et menaces de guerre. La fin elle-même ne propose pas de solution claire.

Le moindre dérapage médiatique, aussi infime soit-il, ravive les débats dans le pays du matin calme. Lorsque l’enfant de l’héroïne prononce « maman » à la manière nord-coréenne à la télévision, la classe politiques et l’opinion publique s’insurgent et demandent à ce que le couple princier se sépare. Ce qu’il refuse en s’avançant main dans la main vers une foule de journalistes dans la dernière image. Un front uni pour combattre le fossé toujours présent entre la société sud-coréenne et celle du Nord.

The King 2 Hearts a suscité de nombreuses discussions à l’étranger. Sur le blog américain Dramabeans les commentaires sur les articles dédiés à la série ont suscité de très nombreuses réactions chez les fans. Les acteurs principaux de la série, Ha Ji-Won et Lee Seung-Gi, sont parmi les stars les plus connues du pays.

Pourtant, lorsque l’on demande à une classe d’étudiants de la prestigieuse université séoulienne Yonsei s’ils en ont entendu parler, pas un seul ne lève la main. Si la Corée du Nord fascine les scénaristes et les réalisateurs, le jeune public, lui, préfère des histoires romantiques moins improbables. Son regard est tourné vers l’occident et les intrigues nord-coréennes ne l’intéresse plus.

« Les Nord-Coréens sont perçus comme des ploucs »

Sophie Delaunay, coordinatrice de Médecins sans frontières. Photo : Don Emmert/AFP PHOTO

Le décalage, Sophie Delaunay a eu l’occasion de l’observer à la frontière coréenne. Coordinatrice au sein de Médecins sans frontières (MSF) en Corée du Sud, elle a accompagné des centaines de réfugiés nord-coréens dans leur reconstruction. Car plus qu’une frontière, c’est un fossé qui se creuse tous les jours un peu plus entre les deux pays.

Quelle était votre principale mission dans le centre d’accueil de Médecins sans frontières ?

Sophie Delaunay. Les réfugiés ont besoin d’assistance psychologique à leur arrivée. Après la répression du régime nord-coréen et la violence de l’exil, leur calvaire n’est pas fini. Ils se retrouvent face à un immense décalage. Ils souffrent également d’une grande culpabilité à l’idée d’avoir laissé des membres de leur famille de l’autre côté de la frontière. Les équipes de Médecins sans frontières les aident donc à surmonter ces traumatismes et à se reconstruire.

Quel est le parcours des réfugiés en quittant la Corée du Nord ?

S. D. Beaucoup passent par la Chine et c’est là-bas qu’ils découvrent l’ampleur des mensonges du régime. Ils constatent que leur modèle économique est très éloigné du leur, bien que « communiste ». Une fois, un réfugié nord-coréen m’a dit : « J’ai cru au capitalisme quand je suis arrivé en Chine. » Ensuite, à leur arrivée en Corée du Sud, les réfugiés suivent de nombreux tests supervisés par les services secrets. Le but est de traquer d’éventuels espions et d’obtenir des informations sur le quotidien en Corée du Nord. La guerre idéologique passe par là, les détails sur les conditions de vie des Nord-Coréens qui sont recueillis sont révélées par les autorités sud-coréennes. Ils servent à dénoncer  la dictature du régime du Nord. C’est une stratégie : la Corée du Sud peut ainsi se présenter comme un idéal démocratique à côté de l’horreur de la Corée du Nord. C’est après ces interrogatoires, qui replongent les réfugiés dans l’atmosphère qu’ils ont cherchée à fuir, que ceux-ci découvrent l’ampleur du décalage avec le Sud.

Infographie : Nicolas Baranowski avec Canva

Comment se passe leur adaptation ?

S. D. Il existe des centres d’aide à l’insertion professionnelle où les Nord-Coréens reçoivent des cours. Leur niveau d’éducation est très faible. Leur langue non plus n’a pas évolué de la même manière, ce qui contribue au décalage. Beaucoup vivent difficilement d’avoir à tout réapprendre. Bien que le travail des associations soit très bon, certains réfugiés développent un sentiment d’infériorité par rapport aux Sud-Coréens. Car le Sud s’est mondialisé et s’est développé sous l’influence américaine.

Comment la population Sud-Coréenne perçoit-elle les réfugiés ?

S. D. Elle les considère comme des « ploucs ». Quand ceux du Nord ont réussi à fuir et qu’ils n’ont plus à craindre pour leur vie, ils décompressent et beaucoup souffrent de dépression. Ils ne peuvent donc pas travailler, n’ont plus de ressources et tombent quelquefois dans la délinquance et la marginalisation. Ce qui entretient l’image négative. Le fossé psychologique alimente le traumatisme. Et puis de nombreux réfugiés se servent de leur allocation d’arrivée pour payer des passeurs afin de récupérer leur famille. Ils sont alors vus comme des « profiteurs » alors qu’ils ne sont que victimes.

Le désir de réunification demeure-t-il malgré tout ?

S. D. Les Coréens du sud ont longtemps souhaité l’unification de leur pays. Mais le modèle allemand a effrayé les populations. La Corée du Sud a connu une grande misère après la guerre. Elle s’est redressée au prix du travail acharné de ses habitants. Maintenant qu’ils commencent à s’en sortir, ils n’ont pas envie d’absorber la Corée du Nord. Cela affaiblirait leur économie, comme la réunification a fragilisé l’Allemagne de l’Ouest. De plus, les jeunes sont très consuméristes et se moquent des problématiques nord-coréennes.

Avez-vous quand même pu être témoin de la réussite d’anciens réfugiés ?

S. D. Les success story sont rares et le chemin vers un retour à une vie normale est long. Mais certains réussissent. Ce sont ceux qui ont pu valoriser leur expérience. Parler de leur parcours est une bonne thérapie. J’ai connu un journaliste qui s’est naturellement spécialisé dans les questions nord-coréennes. Un écrivain également. Ils prouvent que l’on peut réussir mais leur passé nord-coréen les hantera toujours.

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(1) (2) (3) (4) Les étudiants cités dans l’article suivent un des cours d’histoire sur la Corée du Nord dispensé à l’université Yonsei à Séoul par Jean Hyun-Lee.

Autrices et auteurs

Nicolas Baranowski

Anne-Laure de Chalup

Pierre-Quentin Derrien

Ophélie Surcouf