Le Monde

Des vidéos d’investigation d’un genre nouveau

Le service vidéo du Monde a relevé un défi de taille : produire des vidéos d’investigation pour montrer ce qu’on ne peut pas voir. Plusieurs mois d’enquête, un travail en sources ouvertes et des outils de modélisation 3D… Une recette de journalisme innovante pour deux premières vidéos qui cassent les codes. Le tout sur une thématique chaude et controversée : les blessures de Gilets Jaunes. Enquête sur une production technique et moderne de vidéos d’investigation uniques en France.

Par Nathan Cocquempot

Bordeaux, 12 janvier 2019 : de la fumée, des bousculades et des grenades de dispersion. Comme chaque samedi depuis le mois de novembre, les rues de la ville sont en ébullition. Les gilets jaunes manifestent pour dénoncer une précarisation de la société.

En haut de la rue Sainte-Catherine, célèbre artère commerçante du centre-ville, une séquence marque l’opinion et fait le buzz sur les réseaux sociaux.

Olivier Béziade, pompier volontaire âgé de 47 ans, est filmé au sol le visage en sang. Inconscient. Il a été touché à la tête par un tir de LBD lors d’une charge policière. Une blessure grave comme des centaines d’autres recensées par le journaliste David Dufresne.

Sur les vidéos diffusées dans les médias et sur les réseaux sociaux, impossible de tirer une conclusion sur les conditions de cet incident. L’utilisation d’armes de force intermédiaires comme le [simple_tooltip content=’Lanceur de balles de défense’]LBD 40[/simple_tooltip], est encadrée, autorisée sous différentes règles.

Une question se pose donc.

Dans quelles conditions Olivier Béziade a-t-il été blessé ?

« Il y avait des éléments qui nous ont poussés, des images extrêmement choquantes, des images qui ne se suffisent pas à elles-mêmes »

Arthur Carpentier, journaliste au service vidéo du Monde

Paris, Place d’Italie, 16 novembre 2019. Des échauffourées entre les gilets jaunes et la police. Manuel Coisne est filmé, discutant avec des amis manifestants à l’écart de la casse. Sans prévenir, un projectile s’écrase lourdement sur son œil. A terre, le visage en sang, dans la confusion.

Encore une fois il est difficile de comprendre ce qui vient réellement de se passer. Dans quelles conditions Manuel Coisne a-t-il été blessé ? L’image violente fait à nouveau le buzz sur Internet.

Les journalistes du service vidéo du Monde se sentent alors investis d’une mission : « Il y avait des éléments qui nous ont poussés, des images extrêmement choquantes, des images qui ne se suffisent pas à elles-mêmes », explique Arthur Carpentier, journaliste à la tête de la deuxième enquête du Monde sous ce format vidéo.

Captures d’écran. Vidéos YouTube, enquêtes du Monde sur les blessures des gilets jaunes.
Depuis un certain temps, le service vidéo du Monde réfléchit à un nouveau format de vidéos d’investigation. Un format unique en France reposant sur des données en sources ouvertes et sur des techniques de motion design.

« L’image était forte. La charge de police sortait de l’ordinaire. » Avec ses collègues, la journaliste Asia Ballufier perçoit rapidement les nombreux mystères qui entourent les images de l’incident, comme elle l’explique dans une interview pour [simple_tooltip content=’Coproduit par Ginkio et Samsa.fr’]A Parte[/simple_tooltip]. « Il y avait beaucoup d’indignation. On ne sait pas ce qui s’est passé avant […] Jusqu’au 12 janvier, je n’avais pas vu d’image d’une charge de la police avec autant de choses à l’intérieur. » Le sujet est tout trouvé.

Comme tout travail de pré-enquête, la récolte de sources est primordiale. Pour rétablir le contexte et montrer les faits, il faut s’appuyer sur des pièces à convictions.

« Il fallait reconstruire spatialement et temporairement le déroulé de l’événement », raconte Arthur Carpentier.

Partir à la recherche de toutes informations utiles pour bien cerner l’environnement autour de cet incident avant de foncer pleinement dans plusieurs semaines voire mois d’investigation.

Un travail de fond sur les réglementations concernant l’usage des armes de dispersion utilisées, comme le lance grenade Cougar, est aussi de mise.

L’objectif est de comprendre ce qui s’est passé et ainsi savoir s’il y a eu une erreur d’appréciation de la police dans l’utilisation des grenades de dispersion.

Il est important de pouvoir reconstituer le déroulement de l’évènement et il est primordial de pouvoir apporter des réponses sur les conditions qui ont mené les deux gilets jaunes à être grièvement blessés.

C’est avec des premières informations sur les réglementations encadrant les armes de dispersion et de nombreux éléments éclairant le déroulement des événements, que les journalistes décident d’enquêter sur les blessures.

« Quand on s’attaque à ce genre d’enquête, on ne se lance pas en souhaitant identifier le flic qui a fait ça. On s’en fout que ce soit un flic ou un manifestant. On voulait avant tout comprendre et donner du sens à un événement flou », commente Arthur Carpentier.

Infographies réalisées sur Canva. Photos : Captures d’écran vidéos YouTube, enquête du Monde sur les blessures de gilets jaunes.
Premier outil, l’open source investigation ou « fouille de données en source ouverte », une technique de récolte d’informations. Par le biais des réseaux sociaux, des images de caméras de surveillance, d’enregistrements sonores…, des pièces sont collectées pour former un immense puzzle.

A Bordeaux et à Paris, le travail en source ouverte a permis de retracer chronologiquement la tenue des événements pour comprendre ce qui s’est réellement passé.

Dans ce processus, tout type de source disponible dans l’espace public est utilisé. On constitue un immense réservoir d’images, de photos, de données, une matière première indispensable pour enquêter.

« J’ai scanné Twitter et Facebook pendant des heures. Des images accessibles par tout le monde », explique Arthur Carpentier. Comme il le raconte, aucun outil spécifique n’a été utilisé pour récupérer ces sources. Parfois, il a tout de même fallu tirer le fil, contacter les vidéastes amateurs témoins de la scène pour tenter d’obtenir d’autres rushs.

Réalisé avec Canva.
Photo libre de droit. Pixabay.
« On est vraiment sur de l’investigation sur des données ouvertes. Un cas d’école. » Jean-Marc Bourguignon, cofondateur de [simple_tooltip content=’Structure associative qui s’est donnée comme objectif d’offrir aux citoyens, les moyens de protéger leurs informations.’]Nothing2hide[/simple_tooltip] et spécialiste français de l’open source, n’est pas passé à côté des vidéos du Monde.

Depuis plusieurs années, il est séduit par ce genre d’enquête en open source « C’est génial ! Cela permet à tout citoyen d’aller vérifier les sources. » Un processus qui permet un certain recul. « Les images tu peux les analyser autant que tu veux, confirme Arthur Carpentier. Tu peux les regarder en mettant une distance. »

Comme l’explique Jean Marc Bourguignon, « le plus compliqué, ce n’est pas de trouver des données, le plus compliqué c’est de les classer », Arthur Carpentier décrit « un travail extrêmement chronophage et très fastidieux ».

En effet, les journalistes font face à des difficultés avec cette méthode en source ouverte. Il a fallu faire un tri rigoureux pour dégager les images qualitativement utilisables (pas de flous, pas de tremblements, pas de déformation de caméras…).

Un travail de vérification des métadonnées était impératif pour confirmer qu’il n’y a pas eu de modification de vidéos, de montage, de transformation de la réalité. « Les images sont puissantes mais elles peuvent être tronquées », analyse Arthur Carpentier.

Autre difficulté, dans un événement de grande ampleur comme celui raconté dans la deuxième vidéo, il est impossible de se fier aux témoignages humains pour retrouver le trajet d’un objet de petite taille comme une grenade de LBD 40.

Le journaliste est seul avec les images. Une différence notable avec la première enquête dans une rue passante de Bordeaux, avec une scène plus facilement compréhensible et des témoins. « On avait des contacts à Bordeaux qui nous permettaient de faire un travail d’enquête journalistique classique, pour pallier le problème des images qui ne disent pas tout », explique Asia Ballufier.

Jean-Marc Bourguignon met en garde : « [simple_tooltip content=’Open Source Intelligence = recherche en sources ouvertes’]L’Osint[/simple_tooltip] pur et dur ça peut être mauvais, il est important de recouper l’information avec des témoignages humains. »

Un journalisme en 3D

Dans la première vidéo d’enquête, pour comprendre comment le gilet jaune Olivier Béziade a été la cible d’un tir de LBD dans la tête, on ne voit pas le manifestant tomber. Il y a un manque absolu d’images à ce moment de l’événement.

Les journalistes se sont donc rendus sur place pour récolter une vingtaine de témoignages auprès du voisinage et recréer le déroulé de l’action juste avant la chute du gilet jaune. Des photographies des pavés, des façades, des maisons ont été prises pour recréer numériquement les moments qui n’ont pas été filmés.

Dans la vidéo du Monde, l’usage de la 3D est sobre mais efficace. Il y a une volonté d’aller droit au but, afin de simplifier la tenue de l’événement. On ne cherche pas à faire du détail visuel, des représentations parfaites des policiers. On veut rendre le récit visuellement parlant.

« Sur la première vidéo, si Le Monde refait la même scène avec un rendu esthétique, une scène trop près de la réalité, on va perdre le lecteur », commente Jean-Marc Bourguignon.

Création GIF via Giphy. Extrait vidéo du Monde : Enquête sur la blessure d’Olivier Béziade, gilet Jaune blessé à Bordeaux.
« Ça a été dix jours très intenses », confie David Bassenne, [simple_tooltip content=’Le Motion Design se traduit par « conception de mouvement »’]motion designer[/simple_tooltip] sur la deuxième vidéo. Avec Elsa Longueville, son travail consiste « à montrer et visualiser des choses qui n’existent pas sous forme d’images ».

Il l’affirme, le motion design est « un biais explicatif très utile ». Cette technique permet de faire le pont entre des séquences filmées pour passer au-dessus des zones d’ombres lors de la lecture du récit.

Les logiciels utilisés sont courants et identiques à ceux utilisés au cinéma (After effect, Cinéma 4D). « L’information est primordiale. Ensuite, esthétiquement, il faut que la vidéo soit agréable à regarder pour conserver l’audience jusqu’au bout », précise David Bassenne.

Le journaliste a besoin du motion designer et inversement. « Qu’il faille créer des passerelles entre motion designer et journaliste, j’en suis convaincu depuis douze ans », affirme Jean-Marc Bourguignon.

« Il y a de plus en plus de journalistes qui ont des compétences techniques dans d’autres domaines », confirme Arthur Carpentier. « Attention, on ne peut pas s’improviser motion designer. C’est techniquement très complexe », relativise David Bassenne de son côté.

La crédibilité de l’enquête est primordiale. « Tu peux être sûr que le moindre élément qui n’est pas totalement satisfaisant sera refait », commente David Bassenne. Les journalistes ont la responsabilité de rendre une conclusion justifiée, vérifiable et indémontable.

« Sur les trois cents heures d’enquête concernant la deuxième vidéo, une centaine a été utilisée pour vérifier le résultat de celle-ci », explique Arthur Carpentier.

En se lançant dans un tel processus, les journalistes ont en tête que la vidéo publiée dévoilera certains faits qui auront nécessairement des conséquences sur la société. Le travail journalistique peut à terme aider la justice à comprendre le récit de l’événement.

« La synchronisation des images était centrale pour ne pas se tromper dans la chronologie du récit »

Arthur Carpentier, journaliste au service vidéo du Monde

Une méthode par élimination a été adoptée. Etape par étape, des pistes ont été éliminées, d’autres se sont confirmées. Les journalistes sont allés à tâtons, supprimant au fur et à mesure les chemins à ne pas emprunter pour qu’il n’en reste plus qu’un.

Il a donc fallu être très vigilant, rigoureux car si les journalistes décidaient de supprimer le mauvais chemin pour en emprunter un autre, tout le déroulé de l’événement aurait pu être faussé. « La synchronisation des images était centrale pour ne pas se tromper dans la chronologie du récit », commente Arthur Carpentier.

L’enquête s’est aussi appuyée sur un travail qui ne relevait pas de l’open source, plus proche du journalisme dans sa définition traditionnelle. Des sources physiques, comme la police ou encore les avocats des blessés, ont été approchées pour valider certains faits.

Nicolas Chapuis, du service justice, a, par exemple, collaboré avec le service vidéo pour leur apporter des éléments sur la réglementation concernant l’utilisation du lance grenade cougar. Un travail en source fermée plus classique mais extrêmement important pour valider l’enquête et pointer du doigt un manquement du côté de la police sur ces deux affaires.

Ce travail, dit en « non open source » a également permis de préciser qu’un angle de tir de 45 degrés est nécessaire dans ce genre d’intervention de la police (contre 15 degrés lors du tir qui a blessé Manuel Coisne).

Malgré tous les éléments concordants et les processus de vérification, les journalistes continuent de rester prudents sur leurs conclusions. Et pour cause, la fiabilité ne peut jamais être de 100 % avec une enquête de ce type.

Pourquoi le Monde ?

Depuis plusieurs années, le service vidéo du Monde publie régulièrement des vidéos de factchecking réalisées en quelques jours.

Avec ces deux enquêtes, le journal s’est attaqué à un exercice bien différent de ce qu’il avait l’habitude de produire d’ordinaire. Les méthodes d’enquête utilisées, le temps de production et l’investissement fourni dépassent de loin ce qu’il avait réalisé jusque-là.

Selon Arthur Carpentier, « Le Monde a une sensibilité marquée pour l’enquête sous toutes ses formes. »

Le média s’est rapidement adapté à la révolution numérique. Il ne l’a pas subie mais s’est transformé pour en faire une force. « Nous, notre lieu de vie c’est internet ». Ce nouveau format avait plus de chance de naître dans un environnement ancré sur Internet.

De plus, pour ce genre d’enquête, il fallait du temps, une liberté de format et de publication. Il fallait aussi une rédaction historiquement sensible à l’investigation, au journalisme moderne et aux partages de savoirs techniques entre professionnels.

Après la publication des deux vidéos, les journalistes du Monde des autres services ont salué la qualité de ce travail d’ampleur. Les vidéos ont été mises en avant longtemps sur le site. Une alerte avait même été envoyée sur les téléphones des journalistes de la rédaction pour communiquer en interne sur ce travail au sein du groupe. Un investissement total de toute une rédaction nécessaire pour un pari gagnant.

D’autres projets de ce type sont aujourd’hui sur les rails.

Nathan Cocquempot

@cocquempotN
23 ans
Étudiant en journalisme à l’EPJT.
Passé par La Voix du Nord, Sud Ouest et le service Economie du Monde.
S’intéresse à la vulgarisation économique et aux sujets de société.
Souhaite investiguer pour la télévision