L’assistance sexuelle permet d’accompagner des personnes en situation de handicap dans leur intimité. En France, elle reste assimilée à de la prostitution mais existe néanmoins dans un flou juridique et politique. Entre tabou sociétal et hypocrisie politique, le sujet peine à émerger.
Par Marion Chevalet, Antoine Comte et Claire Ferragu
Illustrations : Selma Nieradzik-Kozic
omme pour tout être humain, la sexualité a naturellement une place dans ma vie. » André*, Belge de 67 ans, est atteint d’une sclérose en plaques qui le contraint à se déplacer en fauteuil roulant. Depuis plusieurs années, il fait appel aux services de l’association wallonne Aditi. Celle-ci met en relation des accompagnants sexuels formés et des personnes handicapées. « À cause de ma situation, mon épouse et moi-même ne pouvons pas faire l’amour. Cela générait en moi, et au sein de mon couple, beaucoup de souffrance. »
Au fil des années, la maladie dégénérative d’André lui a fait perdre les fonctions de ses jambes et d’un de ses bras. L’assistance sexuelle lui a permis de reprendre confiance en lui. « Ça a changé ma vie », confie-t-il. Pour les personnes en situation de handicap qui y ont recours, l’assistance sexuelle peut être un moyen de renouer avec un corps perçu uniquement comme un objet de soin.
« Avec mon accompagnant, j’ai découvert la sexualité à 33 ans et j’ai enfin pris conscience que mon corps pouvait me procurer du plaisir », raconte Laëtitia Rebord. Atteinte d’une amyotrophie spinale, les muscles de son visage, de son orteil et de son pouce sont les seuls à ne pas être paralysés. Malgré sa maladie, la Grenobloise n’a pas perdu ses sensations. Derrière sa mèche blonde, elle reconnaît les bénéfices que peuvent retirer de ce service certaines personnes handicapées. « La dimension sexuelle de nos vies ne peut pas être niée », assure-t-elle.
Illustrations : Aurélien Baulard
Mais dans la loi française, l’assistance sexuelle reste assimilée à de la prostitution. En théorie, toute personne faisant l’intermédiaire entre une personne handicapée et un travailleur du sexe tombe sous le coup de la loi pour proxénétisme. Depuis 2016, le bénéficiaire d’une assistance sexuelle est aussi sanctionné. Il s’expose à une amende de 1 500 euros.
Pourtant dans les faits, aucune condamnation n’a été relevée. L’Association pour la promotion de l’accompagnement sexuel (Appas) est la seule organisation française qui revendique la formation d’assistants sexuels. Les former, mais aussi accompagner les demandeurs et militer pour changer l’encadrement juridique de la pratique, telles sont ses principales missions. Créée en 2013, elle comptabilise en moyenne 300 demandes annuelles. Ces chiffres peuvent paraître dérisoires alors que 12 millions de personnes en situation de handicap sont recensées en France. Et ces données ne représentent que la face émergée de l’iceberg.
En effet, de nombreux Français n’hésitent pas à toquer à la porte d’associations à l’étranger. « À Aditi, on a eu des institutions françaises qui ont fait le voyage jusqu’en Belgique pour qu’un de leurs résidents profite de l’assistance sexuelle », témoigne Pascale Van Raasbeck, directrice de l’association belge. Elle explique que 5 % des demandes annuelles viennent de France.
La législation française n’empêche cependant pas certaines accompagnatrices belges et suisses de venir exercer en France, à titre personnel. Claudine Damet est directrice de la formation de Corps solidaires, association helvète équivalente à l’Appas et à Aditi. Elle reconnaît que son association « vient aussi en France et fonctionne exactement de la même manière qu’en Suisse ».
Grégory Lagrange est directeur des opérations et de l’offre de service handicap au sein de SOS Solidarités, une association spécialisée dans l’entreprenariat social. Il reconnaît que dans les 60 établissements du groupe, « il est arrivé à des employés de déposer des résidents près d’un lieu de prostitution, ou de donner plus d’argent à ceux qui expriment le besoin d’une assistance sexuelle ».
L’assistance sexuelle est de fait dans une zone de non-droit en France. D’un côté, la prostitution est interdite. De l’autre, on n’applique pas la même législation quand il s’agit d’accompagnement sexuel pour les personnes handicapées.
Pour dénoncer cette hypocrisie et faire avancer le débat, l’ancien directeur de l’Appas, Marcel Nuss, était même prêt à se faire condamner pour proxénétisme afin de porter le sujet dans la sphère médiatique. En 2015, l’association déposait une plainte devant le tribunal de Strasbourg à propos d’une formation à l’assistance sexuelle donnée dans un hôtel. Le gérant des lieux avait annulé la réservation de l’Appas, par peur des risques encourus.
Verdict, c’est l’association qui l’a emporté devant le juge. Ce dernier a estimé que la formation ne représentait pas de trouble à l’ordre public caractérisé, mais n’a pas tranché pour autant sur la légalité de cette pratique en tant que telle. Pourquoi un tel flou juridique ?
Le débat autour de la légalisation de l’accompagnement sexuel se heurte à divers tabous. Tout d’abord, celui associant handicap et sexualité. « Les valides ne se projettent pas en couple avec des non-valides », regrette Leny Marques, cofondateur et porte-parole du Collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation (CLHEE). « Même mes parents n’ont jamais cru à la possibilité que j’ai une vie affective et sexuelle », renchérit Laëtitia Rebord.
Si la sexualité des personnes handicapées est un sujet très souvent évincé par la société, il l’est aussi au sein de l’entourage proche. « Pourtant, je suis d’abord une personne avant d’être mon handicap », soupire Laëtitia Rebord.
Dépasser le cap du handicap
« Le handicap est d’abord social », affirme Leny Marques. Le jeune homme milite en France contre l’invisibilisation des personnes en situation de handicap. Il en est convaincu, ce n’est pas un encadrement de l’assistance sexuelle qui aidera à inclure les personnes handicapées au sein de notre société. Au contraire, cette pratique les stigmatiserait encore plus. Le problème initial ne serait pas résolu : les personnes en situation de handicap resteraient chez elles et n’auraient pas l’occasion de rencontrer de potentiels « partenaires ». Banaliser le handicap lui semble indispensable pour faire évoluer les mentalités.
C’est dans cette optique que Laetitia Rebord s’est mobilisée pour parler de son expérience lors d’une conférence TedX. Normaliser la sexualité des personnes en situation de handicap lui paraît important pour lever les tabous. Après avoir obtenu un diplôme « d’experte en situation de handicap » à l’université Paris-Diderot, elle propose des conférences de sensibilisation sur le sujet et anime plusieurs groupes de paroles sur la vie intime à destination des adolescents et des parents.
Autres freins au débat sur l’assistance sexuelle, la culture et les traditions catholiques françaises. Les pays qui autorisent ou tolèrent la prostitution – et par conséquent l’accompagnement sexuel – sont de tradition protestante. « Ces pays mettent en avant la responsabilité et la liberté individuelle avant tout, tandis que la France et les autres pays de tradition catholique en Europe ont un rapport au corps qui tourne autour du tabou et du péché », analyse Bruno Py, professeur de droit à l’université de Lorraine. Ce clivage entre culture catholique et culture protestante se retrouve dans d’autres débats comme la fin de vie, la consommation de drogue, le mariage pour tous ou la gestation pour autrui.
Et comme pour tous ces sujets, la question de l’assistance sexuelle a du mal à émerger dans le débat politique. En 2013, le socialiste Jérôme Guedj, alors président du conseil général de l’Essonne, a souhaité ouvrir la discussion en lançant une étude sur le sujet au sein de son département. « Ça a été très mal accueilli, notamment au sein de mon parti. » Son étude a tout de suite été perçue par l’ensemble de la classe politique comme le cheval de Troie pour légaliser la prostitution. Ce qui lui a valu d’être taxé de proxénète par des mouvements féministes.
En effet, les accompagnants sexuels étant majoritairement des femmes, cela poserait la question d’un rapport de domination patriarcale. Il y a débat chez les féministes. Certaines associations féministes assimilent l’assistance sexuelle à une prostitution spécialisée et à un moyen de perpétuer le patriarcat en achetant le consentement. D’autres la perçoivent comme une expression de la liberté des femmes à disposer de leur corps.
Quoi qu’il en soit, Jérôme Guedj n’a depuis jamais retravaillé sur la question. « Ce sujet demeure tabou et n’est pas porteur politiquement », commente Bruno Py. La crainte derrière : se faire sanctionner dans les urnes. Le juriste ajoute : « Si c’est un homme qui s’empare du sujet, il sera accusé d’être un client de la prostitution. Si c’est une femme, elle sera accusée de trahison puisque ce sont majoritairement elles qui exercent comme accompagnants sexuels. »
Mais lancer une polémique sur un sujet tabou n’est-il justement pas le moyen d’en débattre ? Jérôme Guedj est de cet avis, mais David Marais, responsable de la commission nationale Handicap d’Europe-Écologie-Les Verts, fustige ces politiques qui « cherchent uniquement à se faire un nom grâce à la polémique, sans réel intérêt pour le sujet ».
Le militant écologiste est néanmoins conscient de la difficulté d’amener cette question dans le champ politique. En commençant à réfléchir sur l’assistance sexuelle, il a été mis en garde par ses collègues : « C’est l’arbre qui cache la forêt. » Dans la forêt : le féminisme, la prostitution et la place des institutions médicales.
Aucun parti ne s’affiche sur l’accompagnement sexuel
De l’autre côté de l’échiquier politique, même son de cloche. Erick Damaisin, délégué national pour les personnes en situation de handicap pour Debout La France s’est retrouvé dans la même situation que son homologue écologiste. Il souhaitait écrire un article sur l’assistance sexuelle mais les responsables du parti le lui ont fortement déconseillé.
Cette pusillanimité explique le consensus constaté autour de la question. Les partis politiques traditionnels comme le parti socialiste (PS) ou Les Républicains sont les plus frileux à s’engager sur l’accompagnement sexuel. Le PS nous a affirmé ne pas défendre de position officielle et les Républicains n’ont pas souhaité nous répondre.
Beaucoup de partis se questionnent sur les enjeux éthiques sous-jacents mais aucun d’eux ne s’affiche véritablement contre l’accompagnement sexuel. Quant aux parlementaires, la vingtaine de députés et de sénateurs contactés, membres des commissions sur le handicap, ont décliné nos demandes d’interview et se sont refilés la patate chaude.
Malgré ces difficultés, le sujet commence à émerger sur la scène médiatique. Le droit à une vie sexuelle pour les personnes handicapées a été reconnu par le président de la République, Emmanuel Macron, lors de la conférence nationale sur le handicap en février 2020.
Durant le même mois, la secrétaire d’État chargée des personnes handicapées, Sophie Cluzel, a saisi le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) afin de se positionner sur l’encadrement de l’accompagnement sexuel. Le rapport du comité, repoussé par la crise sanitaire, devait être rendu courant 2021. Mais aujourd’hui, rien n’a encore été publié. En attendant, les partis politiques et le gouvernement ne se mouillent pas. Leur position officielle sur l’accompagnement sexuel dépendra de l’avis rendu par le comité.
Le CCNE avait déjà été saisi en 2011 par Roselyne Bachelot, alors ministre des Solidarités et de la Cohésion sociale, mais l’avis avait été négatif. Le comité avait alors déclaré que son rôle n’était pas de garantir un accès à la vie sexuelle, qui relève du privé.
L’institution, indépendante du pouvoir politique, reconnaît aussi qu’elle peut évoluer en fonction de la société.
L’avis rendu devra faire face à des « questions non négligeables qui ne peuvent pas être réduites à un pour/contre, explique Régis Aubry, membre du CCNE et chef du pôle Autonomie Handicap au CHRU de Besançon. La notion d’exception est peut être la solution car elle permet, sans changer la loi, d’admettre que des circonstances exceptionnelles permettent de prendre en compte des situations exceptionnelles ».
Parmi les arguments contre l’accompagnement sexuel, celui de la marginalisation des personnes en situation de handicap est souvent mis en valeur. Régis Aubry en est conscient. « Si on ne fait rien, on laisse un problème en suspens. Mais avec cet avis, nous devrons faire attention à ne pas aller à l’inverse de ce qu’on appelle l’inclusion. »
Des questions pratiques comme la monétisation ou la formation des assistants sexuels devront être étudiées par le comité. Les critères d’accès à l’accompagnement doivent aussi être discutés. Pour certains acteurs rencontrés, il doit concerner uniquement les personnes n’ayant pas accès à leur propre corps. D’autres, en revanche, estiment que ce critère n’est pas suffisant pour encadrer la pratique.
Le CCNE reconnaît que la saisine interroge l’instrumentalisation du corps humain et donc la prostitution. Suffisant pour faire de l’assistance sexuelle un sujet de campagne pour la prochaine élection présidentielle ? Nos interlocuteurs s’accordent sur le relatif changement des mentalités.
Mais pour le moment, le sujet n’a jamais été évoqué par un candidat, que ce soit lors d’une prise de parole officielle ou dans un programme. La France dispose des textes de lois suffisants pour encadrer la pratique. Il ne reste plus que la volonté des politiques de s’en emparer. Derrière cette timidité politique, des personnes souffrent et attendent d’être entendues.
(*) Le prénom a été volontairement modifié afin de préserver l’anonymat de la personne.
Marion Chevalet
@MarionChevalet
22 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT.
Intéressée par la politique, la justice, les relations internationales et les sujets de société.
Formée à la vidéo par Le Temps et à la presse écrite par Le Bien Public. Actuellement en alternance à France 3.
Antoine Comte
@Antoinecomte
22 ans.
Étudiant en journalisme à l’EPJT. Passionné par le rugby, la création sonore et les sujets de société. Passé par Radio Campus, K6 FM, Le Bien Public, La Nouvelle République du Centre-Ouest et Ouest-France. Se destine au journalisme sonore (radio et podcast) ou à la presse écrite.
Claire Ferragu
@FerraguClaire
22 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT. Se passionne pour la poésie, la culture et les sujets de société. Passée par France Bleu Orléans et Ouest-France. Aspire à devenir journaliste culture.