L'école des pros

Photo : Clotilde Costil/EPJT

Bientôt l’heure des conseils de classe pour les élèves de 3e et les vœux d’orientation : bac général, technologique ou professionnel ? Ce dernier est souvent critiqué dans les médias, par les parents, les professeurs et les élèves : « Voie de garage, formation poubelle… » Pourtant la réalité ne correspond pas toujours à cette image et certaines filières sélectives sont un plus pour le CV.
Immersion dans un univers en manque de reconnaissance.

Par Clotilde Costil, Corentin Lacoste et Aude Sioul-Tidas

Tours, un lundi matin de janvier. Devant le lycée Albert-Bayet, les élèves se pressent pour entrer, sous le regard des surveillants. Situé en bord de Loire, le lycée des métiers prépare aux professions de la cuisine, de la carrosserie ou encore de la logistique. Tandis que certains lycéens rejoignent leurs classes pour leurs cours théoriques, d’autres s’en vont en atelier pour la pratique.

C’est le cas de Lucas, 18 ans, apprenti en seconde industries graphiques, spécialité prépresse (c’est-à-dire le travail de mise en page précédant une impression). Le jeune homme à la barbe naissante et aux cheveux attachés en catogan se dirige vers l’aile consacrée à sa spécialité. Des élèves allument les imprimantes monochromes pendant que Lucas et ses camarades s’installent devant leur ordinateur. Ils ouvrent les logiciels de montage et reprennent leur travail là où ils s’étaient arrêté la dernière fois. Autour d’eux sont exposées certaines de leurs réalisations : affiches, flyers ou stickers, tous créés par leurs soins.

L’année dernière, Lucas était en terminale littéraire, un univers bien loin des activités pratiques et créatives. Insatisfait, il échouait au baccalauréat et décidait de reprendre en seconde professionnelle à la rentrée 2016. Pour lui, ce moment en atelier, c’est son plaisir de la semaine.

En filière pro, l’emploi du temps est divisé entre cours théoriques et ateliers pratiques. Photo : Aude Sioul-Tidas/EPJT

« Quand j’étais en terminale, j’avais des bulletins très mauvais, une moyenne de 6 ou 7, confesse le jeune homme. Ce n’était pas à cause de la difficulté mais parce que je ne mettais aucune bonne volonté dans mon travail. Je ne me voyais pas rester assis sur une chaise toute la journée pendant plusieurs années encore. En fait, j’aurais dû aller en lycée professionnel dès le départ mais je m’en suis rendu compte un peu tard. Aujourd’hui, j’ai 14 de moyenne, je suis plus proche du monde de l’entreprise et je m’éclate dans ce que je fais », conclut Lucas, les yeux rieurs.

Cette vision de la voie professionnelle peut sembler étonnante tant cette filière est critiquée. Pourtant, Lucas est loin d’être un cas isolé. Comme lui, chaque année, de nombreux élèves trouvent leur voie dans le professionnel, une formation courte et pratique qui les prépare directement au monde du travail. A leurs yeux, bac pro et réussite ne sont pas incompatibles.

Motivation et rigueur

Pendant leur cursus, les étudiants répondent à des commandes de clients, sous l’œil vigilant du professeur. Photo : Clotilde Costil/EPJT

« Si je vous parle de pâtisserie, d’aéronautique, de haute couture, sans doute reconnaîtrez-vous là trois des secteurs qui font la grandeur de la France. […] Pourtant beaucoup ignorent qu’ils fonctionnent grâce aux nombreuses personnes qui ont été formées par un lycée professionnel », déclarait Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale en 2015, à l’occasion des 30 ans du bac pro. L’enseignement professionnel se veut premier de la classe et chouchou de l’Éducation nationale. L’échec ? On ne veut pas en entendre parler.

Dans les classes du lycée Albert-Bayet, de futurs concepteurs, imprimeurs et façonneurs sont préparés et armés pour le monde actif qui les attend. Ils ne sont pas encore diplômés mais leurs mains, déjà expérimentées, s’activent sous les conseils des professeurs. Ce lycée qui recrée différents secteurs d’activité, s’anime toute la journée comme une petite ville.

La salle de classe ressemble à un grand atelier où turbinent d’imposantes machines de découpe et d’impression. Quand on entre dans ces pièces, alors qu’il est à peine 9 heures, les odeurs prennent à la gorge : pétrole, encre, papier fraîchement imprimé. Les massicots claquent sèchement, les imprimantes ronronnent. Et si on prête bien l’oreille, on entend les cliquetis des souris d’ordinateurs. Les lycéens sont dans leur élément ; ils vont et viennent de 8 heures à 17 h 30, entre l’atelier de production graphique, celui de façonnage et d’imprimerie. Les enseignants s’adressent à eux comme des pros échangeant avec de futurs pros.

Les élèves disposent de matériel de pointe pour réaliser leurs projets graphiques. Photo : Aude Sioul-Tidas/EPJT

L’exercice du jour est de reproduire une maquette publicitaire. Chaque élève se met à son poste, conscient de l’enjeu de ce projet évalué. A la fin du trimestre, c’est un bulletin de note que ces élèves recevront. Dans quelques temps, ce sera un bulletin de paie.

Les lycéens savent qu’ils peuvent intégrer des métiers d’avenir grâce à ces formations

Les concepteurs, devant leur logiciel de montage, sont assistés individuellement par leurs professeurs soucieux de la réussite de chacun. Les imprimeurs, eux, effectuent les derniers réglages des rotatives. Quant aux façonneurs, ils étudient le format final d’une commande passée par un client. En lycée professionnel, pas le temps de s’endormir ni de rêvasser.

Au même moment au lycée Victor-Laloux, au sud de Tours, les élèves de seconde pro mettent en place le studio photo pour la séance en atelier pratique. Dans les armoires métalliques fermées à double tour : téléobjectifs, réflecteurs de lumières, appareils photo réflex dernière génération. Marc Lajoie, le professeur, confie à ses élèves des joujoux à plusieurs milliers d’euros.

C’est parti pour quatre heures de studio pendant lesquelles ils travailleront en binôme sur le thème du portrait. Juliette comme Garance sont conscientes du « privilège » qu’elles ont de travailler dans de telles conditions et avec des professeurs à l’écoute, proches de leurs élèves. Dans ces deux établissements, où l’on chouchoute ses élèves, on forme surtout de futurs travailleurs qui répondront aux besoins économiques et sociaux de la France, affirme Najat Vallaud-Belkacem.

Ces élèves sont fiers de montrer qu’ils sont épanouis et quelles sont leurs ambitions. Ils savent qu’ils peuvent intégrer des métiers d’avenir grâce à ces formations. Thibault Boulic, étudiant en BTS Communication et industries graphiques, a fait de son bac pro un tremplin. Il remercie ses professeurs et reconnaît la richesse de sa formation. Grâce à elle, il a remporté plusieurs prix et fait la fierté de ses formateurs.

Le temps d’une pause, autour d’une part de gâteau et d’un café, les enseignants se confient. Ils racontent leur métier et les nombreux projets qu’ils concoctent pour leurs petits protégés. Ancienne élève du lycée Albert-Bayet, Hyacinthe Legrand, professeure en industries graphiques, a transmis le virus d’un métier-passion à ses élèves : « Leur réussite est souvent garantie lorsqu’ils ont en tête les projets que l’on a préparés pour eux tout au long de l’année. C’est très stimulant de devoir atteindre des objectifs. »

Ces motivations restent pourtant souvent dans l’ombre. Dans l’ombre de préjugés qui collent encore à la peau de ces formations.

À bas les préjugés

A Tours, les élèves de troisième qui souhaitent s’orienter en bac pro passent un entretien individuel avec une conseillère d’orientation psychologue. Photo : Aude Sioul-Tidas/EPJT.

Des parents qui ne voulaient pas entendre parler du baccalauréat professionnel, Annie-Flore Pelluard, conseillère-psychologue au Centre d’information et d’orientation (CIO) de Tours, en a vu passer des centaines. Pour eux, comme pour de nombreux étudiants, le lycée d’enseignement général fait figure de voie royale. Comment expliquer une telle méfiance envers les filières pro alors que dans certains pays européens, celles-ci sont largement plébiscitées. Ainsi, en fin de collège, 80 % des Autrichiens se tournent vers une formation professionnelle.

« Malheureusement, il y a encore une faible valorisation des savoirs pratiques [en France], regrette Vincent Troger, maître de conférences à l’Ecole supérieure du professorat et de l’éducation (Espe) de Versailles et ancien professeur de lycée professionnel. Aujourd’hui, la ségrégation réside dans le fait d’avoir des diplômes moins valorisés que les autres. Le diplôme que l’on va obtenir en lycée professionnel correspond souvent, dans l’imaginaire collectif, à une qualification modeste ou subalterne. »

Dans un rapport publié en juin 2016, le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco) soulignait toutefois les disparités d’un diplôme à l’autre. Ainsi, si dans des spécialités comme « Energie, génie climatique » le taux de chômage n’avoisine que 10 % trois ans après l’obtention du diplôme, d’autres sont plus touchées. Vincent Troger analyse : « Les métiers de l’industrie et des services sont sensibles au chômage, cela alimente donc l’image négative de cette voie. Mais cela reste relativement peu par rapport aux jeunes non diplômés pour qui le chômage peut monter entre 20 et 40 %. »

Les élèves travaillent régulièrement en groupe lors des ateliers pratiques. Photo : Clotilde Costil/EPJT

Thibault Boulic regrette cette image négative : « Le bac pro peut être une filière d’excellence permettant d’entrer pas à pas dans le monde du travail, notamment grâce aux stages. » Pour lui, le problème vient en partie de l’orientation des élèves au collège : « On les dirige souvent vers la voie professionnelle quand ils ne sont pas faits pour la “voie scolaire” mais cela ne veut rien dire. Lorsque j’étais au collège, j’avais un niveau moyen. On m’a dit de poursuivre en général mais mon objectif était déjà d’aller en industries graphiques. » Il faut une motivation pour réussir, quelle que soit la filière.

Il faut une motivation pour réussir, quelle que soit la filière

Les enseignants des collèges ont leur part de responsabilité : ils tiennent un double discours. D’un côté, ils vantent les mérites des lycées professionnels. De l’autre, ils ont tendance à orienter les moins bons élèves vers ces lycées, souvent contre leur gré, réservant la voie générale aux meilleurs.

Les conséquences sont parfois sans appel : orientés par défaut vers des filières professionnelles dites « poubelles », issus quasi exclusivement de familles d’origine modeste ou immigrées, victime de décrochage scolaire dans des classes surchargées. Il en résulte des lycées-ghettos dans lesquelles personne ne veut aller.

« On ne voit jamais de journalistes aux portes d’un lycée professionnel le premier jour des épreuves du baccalauréat. Par contre on se bouscule devant celles des lycées généraux. » Tel est le constat de Michèle Lamy, la proviseure du lycée des métiers Victor-Laloux. Et elle le déplore. Même chose du côté du lycée Albert-Bayet.

Dans les deux établissements, tout est pourtant mis en œuvre afin d’offrir le meilleur cadre d’apprentissage aux élèves. En filière industries graphiques, les lycéens bénéficient de tout le matériel nécessaire pour travailler comme des professionnels ; des investissements coûteux rendus possibles grâce aux subventions de la région (propriétaire des lycées et en charge de leur bon fonctionnement) et à la taxe d’apprentissage versée par les entreprises.

Néanmoins les moyens financiers ne font pas tout. En effet, ici, comme partout ailleurs, c’est avant tout l’implication du cadre éducatif qui permet aux élèves de s’épanouir dans un environnement qui leur plaît. Hyacinthe Legrand ne dit pas autre chose : « La force de notre formation réside dans le fait que les élèves ont déjà un pied dans le monde du travail. Ils sont motivés, ils sont tous là avec une véritable envie de faire le métier. Nous nous chargeons de leur donner des objectifs concrets à réaliser comme des concours ou des prix qui les motivent à donner le meilleur d’eux-mêmes. »

Un avant-goût du travail

En pâtisserie, les lycéens travaillent avec une organisation presque militaire. Photo : Clotilde Costil/EPJT.

Dans la cour du lycée Albert-Bayet, une odeur de caramel chatouille les narines. Passé le porche du préau, les effluves se précisent et les tintements de casseroles se rapprochent. Le secteur restauration n’est plus bien loin. Comme dans la salle d’impression des « industries graphiques », les élèves courent partout, s’agitent autour des fourneaux cette fois. Il est 14 heures. Les apprentis cuisiniers viennent tout juste de reprendre l’atelier-pratique après leur pause-repas. Mais la tension est déjà à son comble. Avant le coup de feu du dîner, la cuisine du lycée tourne déjà à plein régime. Comme celle de n’importe quel restaurant.

Les petits mitrons sont à la découpe ou à l’assaisonnement. D’autres s’emparent des amuses-bouches. Jean-Marc Fonteneau, le chef-professeur, donne de la voix pour activer ses troupes : « Les pommes de terre au four, c’est bon pour vous ? », « Oui, chef ! », répondent-ils en chœur. Il faut dire que l’enjeu est de taille : ce soir le restaurant d’application reçoit de vrais clients. Les élèves en oublieraient presque leur statut d’apprentis.

Ils proposent un menu digne d’un quatre étoiles : velouté de potimarron et châtaigne suivi d’un boudin blanc aux pommes servi dans son coffret de

En hôtellerie, les élèves terminent souvent leur service après 21h30 pour ranger la salle et de faire la plonge. Photo : Clotilde Costil/EPJT

pâte feuilletée. En plat principal, les élèves ont concocté un magret de canard posé sur un lit de foin, accompagné de pommes au four et de tomates confites. Et pour le dessert ce sera crumble poire et fruits secs, servi avec un sorbet à la pomme verte.

Dans une pièce attenante, un petit groupe d’élèves toqués se presse sans bruit. Tous ont les yeux rivés vers le caramel en préparation. Le chef-professeur n’est pas commode mais ce serait pour qu’ils appréhendent mieux les secrets des grands chefs. L’ambiance est celle de vraie brigade de cuisine, militaire. Le chef n’hésite pas à hausser le ton. Et les élèves d’acquiescer sans sourciller : « Oui, chef ! »

Loin du tumulte des poêles et des rouleaux à pâtisserie, des adolescents en tenue de service, écoutent religieusement leur professeur. Assis devant le bar du restaurant, ils préparent le service du soir. Tant de couteaux à gauche, tel pliage de serviette à droite. « Et n’oubliez pas la rigueur du service à la russe », prévient le professeur. On appelle service à la russe la technique qui consiste à présenter le plat directement à la table des convives. Ce jargon, les élèves doivent le maîtriser à la perfection.

Comme un gérant de restaurant, le professeur est attentif au moindre faux pas, jusqu’à la manière d’essuyer les verres. Et des faux-pas, il y en a, cela fait partie de l’apprentissage. Priscilla se souvient de son tout premier service : « J’ai renversé un verre de vin sur un client. Je me suis mise à pleurer et me suis précipitée vers les cuisines. » C’est aujourd’hui avec le sourire qu’elle raconte cette anecdote.

La fierté de l’école : envoyer des stagiaires à l’Élysée

À 19 heures, les tables sont dressées depuis un bon moment. Elles n’attendent plus que les premiers convives qui ne devraient plus tarder. Dans la cuisine, la pression est à son comble, on attend les premières commandes pour commencer à envoyer en salle. Quand l’un des cuisiniers enlève sa toque par relâchement, c’est la sanction. « Les règles sont strictes car les élèves sont préparés au meilleur », précise Isabelle Garcia-Fié, documentaliste de l’établissement.

« Chaque année, le lycée envoie deux stagiaires dans les cuisines de l’Élysée. » C’est alors la fierté de toute l’école. Mais en attendant de franchir les portes du palais présidentiel, c’est le palais des clients qui semblent apprécier le fruit de travail de toute une journée. Il est 21 h 30. Les derniers convives finissent leur verre. Les élèves, habitués à ce rythme soutenu, peuvent enfin souffler. Le lendemain, ils attaqueront une nouvelle journée à 9 heures, avec le sourire et la motivation, comme tous leurs autres camarades.

Et après ?

Pour intégrer le bac pro photographie, les collégiens sont sélectionnés sur dossier, avant de passer des épreuves. Photo : Aude Sioul-Tidas/EPJT.

Dans à peine quelques années, ces élèves rencontrés sur les bancs du lycée gagneront un salaire sur la base de ce qu’ils ont appris en cours. D’autres auront fait le choix de continuer leur parcours scolaire pour augmenter leur niveau de compétence sur leur CV. Dans l’esprit de tous ces jeunes, l’avenir n’est pas toujours synonyme de crise. Certains se voient déjà sommeliers comme Priscilla, photographes dans les métiers de la mode comme Laura ou fabricants en industries graphiques comme Thibault.

Bien entendu, « plus on est qualifié, plus c’est facile de trouver de l’emploi », martèle Nathalie Agullo, responsable d’équipe au Pôle-Emploi de Tours Nord. Selon les régions et les secteurs d’activité, certains métiers recrutent davantage, ceux dits « en tension », comme les métiers de l’hôtellerie-restauration. D’autres secteurs sont plus en difficulté, comme le commerce ou la vente. Pour beaucoup, même si l’embauche n’est pas nécessairement assurée après le bac, les nombreux stages effectués durant l’année scolaire permettent de rencontrer de potentiels employeurs.

Ces professionnels, ces professeurs et ces élèves, nous les retrouvons quelques temps plus tard au grand rendez-vous régional du monde du travail : le forum de l’orientation de Tours. Tous les métiers d’aujourd’hui et de demain y sont représentés et vantés pour susciter de nouvelles vocations. Une véritable petite métropole vivante s’est installée sur deux jours, au parc des expositions de Tours. Des tracteurs, du matériel d’horticulture, un salon de beauté éphémère, une boucherie ambulante : toutes les professions sont exposées en situation.