Le sextoy fait sa mue

Depuis quelques années, le gode réaliste se fait voler la vedette par un cousin aux formes plus épurées, le sextoy design. Une métamorphose qui attire une clientèle d’un nouveau genre, plus aisée, soucieuse de se faire plaisir tout en restant chic. Un changement de forme qui peut aussi cacher une gêne vis à vis de nos propres sexes. Où liberté sexuelle se conjugue avec pudibonderie.

Par Pierre-Quentin Derrien, Pauline Laforgue, Ella Micheletti
Photos : Pierre-Quentin Derrien et Pauline Laforgue

Dans les magazines, de nouveaux joujoux  ont la côte. Les titres sont évocateurs : « Sextoy: comment vibrer de plaisir » ou « Sextoys : les objets du quotidien préférés des Français pour se faire plaisir ». Les témoignages nombreux : « Je suis accro à mon sextoy », « Mon métier est de tester des sextoys ». Se donner du plaisir avec un jouet pour adulte n’est désormais plus tabou. Ces accessoires sont exposés dans les pages shopping comme des sacs à main et trônent dans les vitrines des sexshops comme des colliers dans une bijouterie. Quoi de plus normal que d’en posséder un aujourd’hui ?

L’objet en lui-même a fait peau neuve et pour séduire les consommateurs. Comme Emmanuelle, brune aux grands yeux noisette, avocate, la trentaine. Une madame tout le monde en somme. Quand son amant n’est pas disponible, ou quand elle traverse un désert en matière de relations sexuelles, elle n’hésite pas à ouvrir son tiroir aux merveilles : y sont rangés du lubrifiant, des préservatifs, un sextoy… Ou plusieurs. De couleurs différentes et dans des matières différentes. L’aspect varie en fonction des goûts et des envies.

Mauvais temps pour le pénis

On pourrait dire « à chacun son sextoy » tellement le choix s’est diversifié depuis quelques années. Rose, jaune, violet, aux formes arrondies, les nouveaux objets du désir ne ressemblent plus vraiment à des pénis. L’objet réaliste, veines apparentes, couleur chair ou noir, proéminent, trop vulgaire pour être affiché au grand jour marque le pas. Oublié également le soi-disant masseur de joues du catalogue La Redoute des années soixante-dix et quatre-vingt. Aujourd’hui, le jouet pour adultes s’assume mais mise sur l’esthétique. Du coup, on en parle. On le présente comme si on vendait une télévision.

« Au début je ne présentais que trois jouets à mes clientes : le vibromasseur en forme de rouge à lèvres, des boules de geisha et un canard »

Nathalie Giraud-Desforges

Lequel vas-tu choisir Emmanuelle ? dessin : Pauline Laforgue/Tesson

Nathalie Giraud-Desforges est sexothérapeute. Elle a lancé sa marque d’objets de plaisir, Piment Rose. Elle a reçu une éducation conservatrice et plutôt coincée. « Un jour, raconte-t-elle comme exemple, mes parents m’ont surprise en train de lire L’Amant de Lady Chatterley. J’ai été privée de sortie. » Les sexshops sont alors pour elle le comble du vulgaire, des peep show où on regarde par une petite lucarne des femmes qui se déshabillent. Les sextoys l’effraient : « C’était des gros sexes, réalistes, ça me faisait peur. Ça ne donnait vraiment pas envie. »

Dessin : Pauline Laforgue/Tesson

Jeune fille, elle part suivre ses études en Angleterre. C’est alors qu’elle découvre la marque de sextoys d’Ann Summers qui règne en maître sur l’industrie du plaisir britannique. Des objets déjà bien loin de l’image que Nathalie en avait. À son retour en France, la jeune femme découvre la série Sex and the City, notamment l’épisode célèbre où l’une des quatre héroïnes utilise le Rabbit, un jouet munie d’un petit lapin pour stimuler le clitoris. Ses amies anglaises lui racontent qu’à leurs 18 ans, elles ont toutes reçu un sextoy. Naturellement. Tel un rite de passage. Le lapin est un must-have que les femmes doivent posséder.

Nathalie Giraud-Desforges s’inspire de cette idée pour lancer Piment rose. « Au début je ne présentais que trois jouets à mes clientes : le vibromasseur en forme de rouge à lèvres, des boules de geisha et un canard, expose-t-elle. Je ne voulais pas les effrayer parce que c’était un peu délicat pour certaines de parler de ces objets. »

Sur le marché des jouets pour adultes, l’imagination est à l’honneur. Emmanuelle n’aurait même plus besoin de les cacher dans son tiroir secret. Tokyo Design a lancé une collection de jouets kawaii (mignons), des vibromasseurs en forme de macarons, de petits lapins. Discrets, colorés, drôles, au premier abord on pense à une décoration. La marque Lelo propose à son public des sextoys design, épurés et dénués de connotation sexuelle. Il faut y regarder à plusieurs fois pour comprendre de quoi il retourne. Selon un sondage que nous avons mené, sur 132 personnes, hommes et femmes entre 18 et 60 ans, 43 % achèteraient plutôt un sextoy stylisé, design et 27,5 % préfèreraient un objet réaliste.

En solo ou à deux, tant que le plaisir y est

Cette évolution serait-elle le signe d’une désexualisation liée au puritanisme ? Un renvoi à l’enfance ? Pour Camille Mauvais Genre, journaliste et blogueuse, enlever à un sextoy son aspect réaliste va plutôt dans le sens d’une démocratisation de ces objets, une ouverture à tous. « Si je repense à ma jeunesse, les sextoys ne me faisaient pas rêver. C’était des objets que l’on trouvait dans des sexshops, des magasins pour pervers. » Bien loin d’être des symboles de perversion, les jouets pour adultes sont devenus fonctionnels. Des objets qui donnent du plaisir. Adaptés aux femmes comme aux hommes. Pour se faire plaisir seul ou pimenter une vie de couple.

Car on ne les utilise plus comme avant. Autrefois cantonnés à la satisfaction des célibataires traversant un désert sexuel plus ou moins long, ils sont, d’après notre sondage, utilisés en couple à 48,1 %, en solo à 51,8 %. Notre Emmanuelle l’utilise plus souvent seule. Comme un substitut du pénis. Même si son accessoire n’en a plus l’aspect.

Clients et vendeurs, de nouveaux visages

Il n’y a pas que le sextoy qui fait sa révolution. La façon de le commercialiser a elle aussi, largement évolué au cours de ces dix dernières années. Elle a changé de peau. Avec cette mue, vibro et godes touchent un public plus large. À l’instar de l’œuf et de la poule, on peut s’interroger sur l’origine de cette métamorphose. Est-elle intervenue pour attirer un nouveau public ou est-ce l’évolution du profil type du consommateur qui l’a initiée ?

Selon Baptiste Coulmont, directeur du département de sociologie et d’anthropologie à l’université Paris 8, il faut prendre en compte un troisième facteur dans cette nouvelle relation. Derrière sa caisse, le vendeur d’aujourd’hui fait figure de chef d’entreprise. « Sa nouvelle cible, c’est le bourgeois. Comme lui, il a fait de longues études et veut du haut de gamme jusque dans son lit », analyse le spécialiste, auteur du livre Sexshops, une histoire française. Se masturber c’est bien, avec goût c’est mieux.

Le commercial du sexe 2.0 est donc un homme ou une femme qui s’appuie sur un bagage universitaire. Plutôt jeune, il connaît parfaitement les rouages du marketing et sait qu’avant de vendre ses produits, il faut savoir vendre sa marque. Alors on s’expose, on mise sur la carte de l’humour et on couvre les murs de velours et de tissus soyeux.

Mais pas trop, il ne s’agirait pas de ressembler aux anciens bordels. Le rose, le rouge et le noir, couleurs traditionnelles du plaisir, se mêlent pour créer une atmosphère chatoyante et chaleureuse. Exit l’obscur sexshop loin des regards, bienvenue au loveshop glamour. Une refonte qui permet à ces commerces d’avoir pignon sur rue dans de nombreuses villes.

Un godemichet peut se vendre comme une baguette de pain à condition d’être correctement emballé

Seule condition pour bénéficier d’une vitrine : reléguer au fond de la boutique les objets les plus équivoques. Le canard vibrant par l’innocence de ses formes l’emporte alors sur le sexe turgescent. Les yeux des enfants sont épargnés. À des jouets plus soft et à ce nouveau décor s’ajoutent des packagings recherchés. Bien souvent, ils reprennent les codes graphiques des produits haut de gamme. L’image de la verge s’efface au profit de liserés doré et argentés cerclant ce qui n’est plus une simple boîte mais un véritable écrin.

Le plaisir reste le même mais sa nouvelle apparence a la faculté de décomplexer. Rien ne trahira le contenu de l’achat. Emmanuelle peut donc poursuivre ses emplettes sans se ruer, le rouge aux joues, vers le coffre de sa voiture. 

Une clientèle qui, jusque-là, n’imaginait pas franchir le seuil de ces boutiques a fait son apparition. Des couples, des hommes mais aussi des femmes seules parcourent les rayons à la recherche des nouveautés. Tous ou presque appartiennent à des classes plus huppées qu’il y a quelques années car dans leur classe, le sexe est devenu un must. La bourgeoisie s’encanaille à condition que ce soit tendance et est désormais prête à accorder un budget conséquent à son plaisir.

Le macaron, petit par la taille, grand par les sensations.

Cet embourgeoisement de la clientèle est l’un des buts premiers des nouveaux commerçants issus d’écoles de commerce. Mieux que cela, cette nouvelle cible, au porte-monnaie fourni, permet à ce secteur marqué par la vente sur Internet de conserver des boutiques dans la vie réelle. Partant de ce constat, un nombre croissant de jeunes diplômés voient dans le commerce de la sexualité, un eldorado insoupçonné. Confortés par des études de marché, ils ont fait le pari de se lancer dans cette voie et connaissent un certain succès. La grande majorité n’a pourtant jamais eu de lien avec l’industrie du sexe auparavant. Preuve qu’un godemichet peut se vendre comme une baguette de pain à condition d’être correctement emballé et de s’appuyer sur une véritable stratégie. Leur réussite est d’avoir su extraire le sextoy de l’univers pornographique pour en faire un accessoire branché.

Vite Emmanuelle, cours ! Dessin Pauline Laforgue

Les raisons du succès sont aussi sociologiques. Le vendeur d’un nouveau genre est lui aussi issu d’un milieu plus aisé que son prédécesseur. Il peut s’identifier à son client et inversement. Facile alors d’anticiper la demande pour adapter l’offre à cette clientèle qui lui ressemble. Il sait ce qui plaira à l’acheteur en se basant sur son propre jugement. Ces entrepreneurs surfent sur la vague et initient la suivante. Ils n’hésitent pas à importer des produits originaux dont ils mesurent l’accueil par un échange décomplexé avec le client. Des discussions qui se font à voix haute, sans retenue. Le sextoy devenu fun et le discours qui l’accompagne ont tué toute honte.

C’est une évolution des mentalités qui va de pair avec le renouvellement des formes. La verge réaliste, associée à la vulgarité, brusque les nouveaux consommateurs. Il faut y aller

en douceur pour qu’au fil du temps se constitue, dans la confiance, le tiroir aux merveilles du client. Ces derniers « ne veulent surtout pas être assimilée à des utilisateurs issus d’un milieu social populaire », confirme Baptiste Coulmont.

Une nouvelle lutte des classes par sextoys interposés pointerait-elle le bout de son nez ? Non, car plus qu’une lutte il s’agit ici d’une diversification de l’offre qui conduit à l’implantation d’un marché d’un autre genre. Même si la tendance est au chic et au suggestif, le sextoy à l’ancienne n’a peut-être pas encore dit son dernier mot.

Le sextoy, entre attraction et répulsion

Cette volonté d’avoir des gadgets toujours plus épurés, plus sophistiqués peut aussi s’expliquer par la vision que nous avons de nos propres corps. Cachez ce sexe que je ne saurais voir. Cette pudeur vis-à-vis de ce que nous sommes n’a rien de nouveau. Elle est en fait historique. « Notre culture chrétienne nous a enseigné que nos sexes respectifs étaient sales. Après avoir commis le péché originel, Adam et Eve ont par exemple été obligés de se couvrir les parties génitales avec des feuilles de vigne. Nous avons honte de nos sexes, alors qu’ils ne sont ni beaux ni laids. On cherche finalement à sublimer la sexualité, à en faire ce qu’elle n’est pas », estime Aude Lorriaux, journaliste à Slate. Camoufler, cacher, nier le naturel de nos sexes qui nous renvoie à l’animalité.

Une opinion que rejoint la sexologue Patricia Bourget : « Je pense personnellement qu’on a tendance à se cacher à notre époque. Il y a une forme de régression. Alors la culpabilité est peut-être moins grande avec des sextoys tout doux et colorés. Ils nous rassurent. » À force de cacher ce que sont nos sexes, on en viendrait donc à les trouver repoussants.

D’où l’envie de se créer un imaginaire rose bonbon et d’édulcorer la réalité. « Ces gros pénis avec des veines pouvaient sembler un peu effrayants. Avec ces sextoys aux couleurs acidulés et aux formes arrondies et moins pénétrantes, on peut presque replonger dans nos premiers émois de l’enfance, comme quand certains enfants découvrent des sensations sur leur cheval à bascule par exemple », ajoute Patricia Bourget.

Attention, maman est toujours là. Dessin Pauline Laforgue

La honte de nos sexes a la vie dure. Qui n’a pas entendu un parent fustiger son enfant d’un : « Ne met pas ta main dans ta culotte, c’est sale ! » Emmanuelle a été élevée en entendant ces remarques, lorsque sa mère était inquiète qu’elle se découvre sexuellement dans l’obscurité de sa chambre. Des propos extrêmement violents qui suggèrent que nos sexes seraient des parties du corps parasites et dégoûtantes. D’ailleurs, ne parle-t-on pas généralement des « parties honteuses » ?

Des mots pas anodins qui ont un impact sur la sexualité qui est une faute, un pêché. Une bonne névrose judéo-chrétienne à laquelle s’ajoute la bonne vieille criminalisation de la sexualité féminine. Une femme qui prend du plaisir est « femme légère ». Les vraies femmes, dignes, sont des femmes de devoir et de retenue. Toute la littérature du XIXe siècle déborde de cette morale petite bourgeoise qui nous poursuit encore aujourd’hui.

Des femmes élevées dans l’idée de honte. Elza, vendeuse au sexshop Les Secrets d’Aphrodite, en a beaucoup rencontrées. « Elles ne savent pas comment jouir car elles n’ont jamais essayé de se caresser. C’est souvent familial : certaines avaient peur d’être surprises car il n’y avait pas de verrous aux chambres », analyse-t-elle.

Les sextoys design peuvent alors être une libération. « Ce n’est pas vraiment du puritanisme pour moi car le sextoy design relève de l’érotisme et du jeu plutôt que de la sexualité primaire. Des femmes apprennent à se connaître avec des gadgets ludiques et mignons », explique Elza.

« Mes clients cherchent aussi à effectuer un retour aux racines, à la nature, avec la matière du bois »

Thierry Germain, fondateur de Bobtoys

De nos jours, on peut collectionner les sextoys comme on collectionnerait des œuvres d’art. Le collectionneur s’apparente alors à un esthète, une personne de goût. Thierry Germain, ébéniste de formation et créateur de la marque Bobtoys, l’a bien compris. Il y a cinq ans, cet habitant des Vosges a décidé de ne plus sculpter uniquement des meubles mais aussi des sextoys de luxe en bois. Et ce pour plusieurs raisons.

« J’adore le sexe. Je ne m’en cache pas. Donc c’est un plaisir pour moi de faire ça. Ensuite, j’aime travailler cette matière, le bois », explique-t-il. Les fruits de son travail sont uniques, faits sur mesure pour des clients prêts à débourser la somme qu’il faut pour avoir un bel objet à poser sur la cheminée ou sur un meuble. Et aucun risque pour Emmanuelle de se prendre une écharde avec un objet aussi abouti.

Le cheval à bascule, le témoin des premiers émois sexuels de certain(e)s.

Car ces sextoys en bois ont parfois un tout autre rôle que celui auquel ils sont destinés. « Il est difficile de cerner tous mes clients mais beaucoup sont des couples de plus de 40 ans qui veulent pimenter leur quotidien. Ce qui compte le plus pour eux, c’est d’avoir un objet élégant, classe, qui ne ressemble pas à un sexe réaliste », raconte Thierry.

Pour réaliser ces petits bijoux semblables à des jeux de quille, l’ébéniste vosgien utilise l’ébène mais aussi le bois de rose, le bois de violette ou même le cocobolo d’Amérique centrale. De la qualité pour un objet de valeur qui fait sens chez les acheteurs. « Mes clients cherchent aussi à effectuer un retour aux racines, à la nature, grâce à cette matière qu’est le bois. Il y a un côté artistique », renchérit-il.

Alors, finalement, le sextoy n’est ni à brûler ni à encenser. Il peut permettre de se découvrir en douceur, d’éviter d’avoir un miroir de son propre sexe ou au contraire d’apprendre à assumer ce que l’on est. Il peut être à la fois objet d’art et gadget ludique et amusant. À chacun sa préférence, sa forme et ses couleurs. Et s’il ne remplace pas la chaleur des corps, il a le mérite d’être une bonne alternative pour les moments en tête-à-tête avec soi-même.

Bonus : les sextoys en musique avec Macy Gray qui chante son amour pour BOB, son vibromasseur.