source de conflit

Le journal Le Monde a lancé début février 2017 un nouvel outil : le Décodex, un moteur de recherche classant les différents sites d’information en ligne selon leur fiabilité. Malgré les débats suscités par leur initiative, les journalistes de la rubrique « Les Décodeurs » continuent de défendre leur vision de l’éducation aux médias. Et n’arrêtent pas de le faire évoluer.

Par Clément Piot

Londres : les bus affichent une publicité “à la gloire d’Allah” d’une organisation liée au djihad. » L’information est intrigante, les djihadistes seraient-ils déjà en Europe prêts à nous imposer leur loi ?

Le site dreuz.info semble tenir ici une exclusivité. Les médias nous mentiraient-ils ? En haut à droite du navigateur internet, une pastille rouge apparaît suivie d’un message : « Ce site diffuse un nombre significatif de fausses informations et/ou d’articles trompeurs. Restez vigilant et croisez avec d’autres sources plus fiables. »

Ce message, c’est celui du Décodex. Mis en ligne par « Les Décodeurs » du journal Le Monde en février 2017 après plus d’un an de travail sur le projet, cet outil répertorie plus de six cents sites Internet d’information et les classe selon leur fiabilité.

Les sites à pastille rouge sont peu fiables et diffusent régulièrement de fausses informations. Les sites moyennement fiables ou trop orientés politiquement héritent d’une pastille orange. Ceux généralement fiables, autrefois labélisé en vert, sont désormais marqués d’un gris plus neutre avec une invitation à recouper l’information avec d’autres sources. Et la pastille bleue est réservée aux sites parodiques ou satiriques. Au-delà de cet annuaire, le Décodex propose également un plug-in à implémenter sur son navigateur afin d’être prévenu lorsque l’on arrive sur un site à la fiabilité douteuse, ainsi qu’un bot sur la messagerie de Facebook qui répond automatiquement aux interrogations des internautes à propos d’une source.

Pour Adrien Sénécat, journaliste aux « Décodeurs » du Monde, l’idée de départ du Décodex est claire : « Donner facilement au lecteur accès à des informations simples sur les sources qu’il consulte. » Car, si Internet permet à chacun d’exprimer ses avis et points de vue, beaucoup s’en servent aussi pour diffuser de fausses informations à des fins idéologiques. Devant la multiplication de ces fake news (fausses informations) qui peuvent rapidement devenir virales sur les réseaux sociaux, certains Internautes peuvent se laisser berner.

L’objectif des Décodeurs est donc d’apprendre aux gens à rester prudent face à une information et à la vérifier en recherchant plusieurs sources fiables. Pour cela, le Décodex met à disposition plusieurs articles et tutoriels afin d’apprendre à chacun à vérifier la crédibilité d’un sondage ou l’origine d’une image trouvée sur le Web qui pourrait être un montage ou une photographie utilisée dans un mauvais contexte.

Lorsque les faux sont omniprésents, le regard du lecteur doit être critique. Et ce doute sur la véracité de l’information ne doit pas se limiter aux sites complotistes ou d’extrême droite.

Tout journaliste peut se tromper, l’information trouvée sur un site fiable n’est pas nécessairement vraie. « Il y a toujours un travail de déconstruction et de réflexion critique à avoir sur l’info, rappelle Adrien Sénécat, peu importe le site sur lequel on est. » Il voit d’ailleurs dans ce travail l’aboutissement de la réflexion des « Décodeurs » : « Le Décodex invite à ne pas se ruer sur des informations et à ne pas les partager avant d’avoir pris le temps de les décortiquer. »

Identifier les médias peu fiables permet également de mettre en valeur les journalistes sérieux. Selon Adrien Sénécat, le bon journaliste est « celui qui va chercher les bonnes informations, les vérifier et bien les expliquer ». Beaucoup de sites se décrivent comme des sites de réinformation et veulent être une alternative aux médias traditionnels, voire les concurrencer. Or, loin de réinformer leurs publics, ils les désinforment. « Nous ne nous considérons pas comme concurrents de Dreuz info, explique le journaliste du Monde. Nous sommes concurrents de ­Libération, du Figaro, de journaux qui font de l’information respectable avec des journalistes qui vérifient leurs sources et qui corrigent leurs erreurs quand ils en font. » Aucun journaliste n’est en effet à l’abri de commettre une erreur, mais celle-ci doit être corrigée, signalée au lectorat et, surtout, ne pas être diffusée sciemment.

L’opinion n’est pas le fait

Légende

Les faits sont vérifiables, les diffuseurs ou relayeurs de fake news sont donc identifiables et il est logique de leur attribuer une pastille rouge. Mais lorsqu’il s’agit des sites de journalisme d’opinion, le cas est plus épineux pour le Décodex. Dans sa ­première version, ces sites étaient parfois classés en vert, parfois en orange voire même en rouge dans certains cas.

Nombreuses ont été alors les critiques : on accusait le journal Le Monde de faire des choix arbitraires orientés par une idéologie. « Leur esprit critique est très largement préoccupé à débusquer les mensonges et approximations des gens qu’ils détestent, attaque Gilles-William Goldnadel, avocat et éditorialiste pour le magazine Valeurs Actuelles catégorisé moyennement fiable par le Décodex. Lorsque l’esprit critique est partiel on a le droit d’être critique envers lui. »

Le moteur de recherche Décodex recense plus de 600 sites.

L’éditorialiste accuse notamment Le Monde de ne classer comme moyennement fiable que les médias de droite ou d’extrême-droite. Or, le journal très orienté à gauche Fakir de F­rançois Ruffin a lui aussi eu droit à sa pastille orange. Le problème n’est donc pas ­l’orientation mais bien l’opinion elle-même. Car la frontière entre fait et opinion est parfois volontairement floutée par les journalistes, rendant la classification difficile.

« ­L’opinion ne pose pas de problème en soi, le tout est de bien la distinguer des faits, précise Adrien Sénécat. En regardant les tribunes de Gilles-William ­Goldnadel on peut repérer de grosses erreurs factuelles. » Sous couvert d’opinion, certains n’­hésitent ­effectivement pas à diffuser de fausses informations. Les Décodeurs reconnaissent toutefois que la première version du Décodex n’était pas juste à ce sujet et ont donc déclassé plusieurs sites d’opinion, comme celui de Fakir, en indiquant simplement en gris qu’il s’agit d’un journalisme orienté et qu’il est donc nécessaire de ne pas considérer cela comme des faits absolus.

« Il y a un gros travail de pédagogie à faire auprès des lecteurs sur la différence entre faits et opinions », explique Adrien Sénécat. Les Décodeurs ont donc ajouté une catégorie intermédiaire, le site des tribunes du Monde y a d’ailleurs été classé.

Un autre journalisme

La pastille orange a également surpris d’autres médias : les sites d’information indépendants. Si certains sont un vivier de fake news et de théories complotistes, d’autres sont au contraire tout à fait sérieux et revendiquent ­simplement une autre hiérarchisation de l’information et une autre vision de l’actualité. C’est notamment le cas du site Mr Mondialisation.

« Ce classement est une insulte pour nos travailleurs, estime son fondateur qui a souhaité rester anonyme. D’autant plus que nous prenons précisément soin de sourcer chacune de nos informations. » S’il reconnaît être un média engagé, il affirme que ses « informations n’ont rien de moyennement fiables ». Il voit dans cette mise à l’écart un mépris de classe journalistique.

Les sites Internet comme Mr Mondialisation reconnaissent ne pas avoir les moyens financiers et humains d’une rédaction comme celle du Monde, mais ils n’estiment pas pour autant faire du mauvais travail. « Ces grands journaux ne conçoivent pas qu’une autre forme de médiatisation puisse se professionnaliser sans leurs moyens tentaculaires », estime le rédacteur en chef du site. Mr ­Mondialisation s’est depuis vu retirer son ­étiquette orange, retrouvant une couleur neutre et une invitation pour le lecteur à recouper les sources.

Pour un Décodex collectif

Le Monde est parfois en décalage avec son époque et les nouvelles façons de s’informer, notamment celles liées au numérique. Les sites comme Mr Mondialisation sont très appréciés, notamment des jeunes générations, pour leur indépendance économique et leur liberté de ton. Pour le fondateur de Mr Mondialisation, « la rupture avec la jeune ­génération est consommée ».

Si le site consulté est jugé peu fiable, le lecteur est immédiatement prévenu par le plug-in installé sur son navigateur.

Les sites indépendants ont la confiance de certains publics qu’a pu perdre Le Monde. Mais ils n’ont pas les mêmes moyens et ne peuvent donc pas réaliser autant d’enquêtes aussi approfondies. C’est pourquoi « les deux univers doivent apprendre à coexister et non pas chercher à se détruire », explique le jeune journaliste.

Le Web est le monde du participatif, de l’horizontalité. Et un Décodex ne parviendra à rassembler qu’en s’adaptant à cela. Pour Louise Merzeau, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris Nanterre, ce travail doit plutôt être fait « par des ­collectifs sur la bases de règles transparentes comme dans Wikipédia où tout peut être discuté » (voir notre interview).

Le Monde a, avec le Décodex, un monopole de la critique des sources et de la labélisation des médias, ce qui fait du journal l’objet de nombreuses attaques. Mais aucune alternative n’a été proposée pour le moment. Adrien Sénécat le reconnaît, « dans un monde idéal, il faudrait que ce travail soit le plus open source possible ».

Mais à l’heure où les fake news se propagent très facilement et peuvent influencer des suffrages électoraux, il était, selon lui, important d’agir. « Tous les sites que l’on a classés en rouge ont des pages Wikipédia ridiculement petites, regrette le journaliste, car personne ne s’y est intéressé. » Dans leurs pages dédiées à ces sites, les Décodeurs ­mettent d’ailleurs à disposition les quelques articles d’autres médias les ayant étudiés.

Mais pour Les Décodeurs, pointer du doigt les sources peu fiables étaient une nécessité. « Dreuz info, La gauche m’a tuer, Réseau Voltaire ou toutes les pages ­Facebook d­’extrême-droite sont très contents que personne ne parle d’eux », ­explique-t-il. Ces diffuseurs de fausses informations jouent en effet beaucoup sur la crédulité des lecteurs. Une image qu’ils partagent peut être vue des dizaines de milliers de fois sur Facebook par des Internautes qui ne connaissent pas forcément les pages qui la relaient.

Comprendre qui parle

Le Décodex, loin d’une police de la pensée que certains décrivent, appellent simplement à la prudence et donne des clés pour vérifier l’information. Sur les réseaux sociaux, il est parfois difficile de savoir qui s’adresse à nous, les pages Facebook évoluent constamment, ­disparaissent puis réapparaissent sous un autre nom, si bien que l’on ne sait pas toujours qui se cache ­derrière le pseudo.

« Avant, lorsque vous regardiez une chaîne, vous saviez de qui il s’agissait, explique Adrien Sénécat. Lorsque vous achetiez un journal au kiosque vous saviez ce que c’était. Aujourd’hui vous êtes sur Internet et vous ne savez pas toujours qui vous parle. » Faire tomber ces masques, voici l’objectif des Décodeurs.

Le Décodex répond donc à ce besoin du public parfois peu au courant de l’existence de ces sites de désinformation. « Nous partons du principe que 95 % des gens ne connaissent pas ces sites, ce qui est normal car ce n’est pas leur métier, explique le ­journaliste. On ne peut pas demander au citoyen lambda de connaître La gauche m’a tuer, Dreuz info, etc. »

« Les deux univers doivent apprendre à coexister et non pas chercher à se détruire »

Rédacteur en chef de Mr Mondialisation

Aujourd’hui, environ 40  000 ­personnes ont installé le plug-in sur leur navigateur Internet et, chaque mois, plusieurs centaines de milliers de recherches sont faites sur le moteur de recherche Décodex. Si l’outil fait débat chez les intellectuels et subit bien des attaques, il a vraisemblablement trouvé un public. Adrien Sénécat reconnaît toutefois que la version actuelle n’est pas absolument parfaite, « même si elle est déjà bien utile ». Les Décodeurs ont toujours voulu un outil évolutif, « de nouvelles fonctionnalités sont d’ailleurs en cours de développement », nous a confié Adrien Sénécat, il n’a pas voulu en dévoiler plus.

La prochaine version du Décodex fera peut-être l’unanimité. Aujourd’hui, l’outil des Décodeurs du Monde continue de provoquer des commentaires. Adrien Sénécat et ses collègues s’amusent des réactions : « Si l’on regarde les avis sur le site, ce sont soit des gens qui disent que, ça y est, c’est le contrôle de la pensée, soit ce sont des gens qui disent qu’ils trouvent le Décodex super utile. Il n’y a pas de juste milieu. »