Il est 5 heures
Marrakech s’eveillePlace Jemaa el-Fna, à 5 heures du matin, le grand nettoyage commence.
Chaque jour, près de 300 tonnes de déchets s’amoncellent dans le secteur de la vieille ville de Marrakech. Jour et nuit, 425 nettoyeurs arpentent les ruelles pour que rien ne gâche le spectacle de la place Jemaa el-Fna et l’effervescence des souks.
Par Sophie Lamberts et Léna Soudre
Photos : Martin Esposito/EPJT
Tête baissée et yeux rivés au sol, à l’affût du moindre détritus, les agents de nettoyage, en uniforme casquette-gilet de sécurité, se faufilent adroitement à travers la foule. « C’est très difficile de zigzaguer sur la place, mais j’ai pris le coup de main avec le temps », explique Amina, un aspirateur électrique géant à la main. Déjà cinq heures que cette sexagénaire arpente les rues de la medina avec son drôle d’engin pour faire disparaître les déchets qui jonchent le sol, des mégots de cigarette pour la grande majorité.
Ancienne femme de ménage, Amina apprécie son métier, qu’elle trouve gratifiant. « Je suis bien payée et, surtout, je me sens en sécurité quand je travaille », confie-t-elle dans le brouhaha incessant de la place. Un agent de nettoyage gagne le salaire minimum marocain, soit environ 250 euros par mois.
Des tonnes de dechets dans la medina
Malgré l’agitation frénétique de la vieille ville, le travail des agents de nettoyage est réglé comme du papier à musique : circuit strictement délimité, hiérarchie presque militaire et contrôles permanents. En 2007, la ville de Marrakech, devenue une véritable décharge à ciel ouvert, choisit de déléguer la question des déchets à des entreprises privées.
Trois sociétés sont chargées de nettoyer la ville jour et nuit, chacune sur des secteurs bien précis. Teomara, filiale marrakchie du groupe français Pizzorno, s’occupe vingt-quatre heures sur vingt-quatre des lieux les plus emblématiques de la Ville rouge : la médina et la place Jemaa el-Fna. « C’est le noyau de la ville. Il faut qu’elle soit propre. C’est l’image de la ville qui est en jeu », confie Wouafaa Benhaddi, surveillante en permanence de jour, chargée d’orienter et de conseiller les agents de nettoyage.
Aux portes des souks, la place Jemaa el-Fna est classée au patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco depuis 2001. Chaque année, elle attire plus d’un million de touristes et de locaux. Et des tonnes de déchets. Cigarettes, bouteilles en plastique, cartons, restes de nourriture… Au total, près de 300 tonnes de déchets s’accumulent chaque jour dans la vieille ville historique. Une mission presque impossible pour le groupe Teomara et ses 425 ouvriers, qui redoublent d’efforts pour ne laisser aucune miette.
Avec ses ruelles escarpées et ses rues commerçantes, la medina est un secteur très particulier. « Nous avons du matériel spécialement conçu pour passer partout, même là où les voitures ne peuvent pas circuler », précise Imane Dilali, responsable de la qualité, de la sécurité et de l’environnement dans l’entreprise. Fièrement, la benjamine de l’entreprise désigne une petite camionnette futuriste d’un petit mètre de largeur, entièrement électrique.
Avec une autonomie de 70 kilomètres, la voiturette est rechargée par des panneaux photovoltaïques situés à quelques mètres de la place Jemaa el-Fna. Des agents, armés d’un balai bricolé à partir de l’olivier tazmourte, de bois et de scotch, viennent renforcer le travail laborieux des camionnettes. Pour les déchets plus volumineux – gravats, déchets verts ou encombrants –, les agents de nettoyage travaillent à l’aide de grues ou de chargeuses.
La nuit tombe sur la place Jemaa el-Fna, la foule s’agglutine autour des restaurants ambulants et des danseurs folkloriques ; les déchets s’amoncellent sur le sol, comme à la fin d’un marché. La place – d’une superficie d’environ 2 000 mètres carrés – compte seulement 30 poubelles, trop discrètes, pour accueillir les détritus.
Omar Semia, responsable du quartier Syba chez Teomara, explique : « C’est vrai qu’il y a peu de poubelles. Mais ça ne vient pas de nous. Les autorités ont peur que des personnes mal intentionnées y mettent le feu ou y placent des explosifs. C’est aussi pour cette raison qu’elles sont cadenassées. » Un jeune homme jette nonchalamment un emballage par terre, sans se soucier de la petite armée d’agents de nettoyage qui s’efforce de maintenir le lieu agréable. Wouafaa Benhaddi lâche : « On ne peut rien leur dire. Je répète toujours aux agents d’oublier le monde autour d’eux. »
Oublier les regards condescendants, oublier le mal de dos causé par les charges trop lourdes, oublier la chaleur écrasante à certaines heures de la journée, oublier les odeurs et la poussière qui collent à la peau. « Malgré tout, notre métier tend à être reconnu petit à petit par la société marocaine. En nettoyant la ville, on assure la santé des riverains. Il faut aussi surveiller la santé de ceux qui ramassent les déchets. Nous exerçons un métier noble », conclut Imane Dilali, surnommé amicalement « la policière » par ses collègues à cause de son intransigeance. Qu’ils soient ouvriers, responsables ou surveillants, la fierté est palpable chez les employés de Teomara.
Nettoyage a grande eau
A quelques kilomètres de l’agitation de la place Jemaa el-Fna, un autre spectacle se trame. D’imposants camions, capables de transporter 7 tonnes de déchets, parcourent les quartiers résidentiels pour vider les 152 conteneurs de la medina. Chaque jour, les habitants et les commerçants doivent vider leurs poubelles dans ces points de collecte volontaire pour faciliter le travail des agents de nettoyage.
Toutes sortes d’ordures y croupissent, fermentent et pourrissent, mêlées aux chats décharnés. Avec sept voyages par nuit, le camion-grue de Teomara peut transporter près de 50 tonnes de déchets. Dix minutes suffisent pour collecter les déchets et laver le conteneur avec un produit respectueux de l’environnement et de la santé des ouvriers. Très vite, les relents chauds et putrides sont étouffés par une odeur froide et aseptisée. Le camion peut alors reprendre son parcours dans la ville endormie, de conteneur en conteneur. Un seul oubli peut valoir à l’entreprise de payer à la ville une pénalité de 10 000 dirhams, environ 920 euros.
Rincer les conteneurs, laver le sol de la place Jemaa el-Fna, nettoyer les véhicules… L’entretien de la Ville rouge coûte cher en eau. Chaque jour, 16 000 à 20 000 litres d’eau potable sont utilisés, soit la consommation journalière de 230 à 280 Marocains. L’entreprise Teomara réfléchit à la possibilité de réutiliser les eaux de lavage pour diminuer son impact sur l’environnement, mais le chemin est encore long.
Le jour se lève sur la médina, les souks se réveillent, les cafés se remplissent timidement, les balayeurs s’affairent en silence. Perçant le calme de la vieille ville, Abdelrrhamin Ghouli, chargé de communication chez Teomara, fait le show. Perché sur un pick-up, micro à la main et enceinte crachant de la musique commerciale, le jeune homme à l’air malicieux ressemble davantage à un animateur de club de vacances qu’à un chargé de communication. Chaque jour, il parcoure la ville, fait du porte-à-porte et se rend dans les écoles, les universités et les associations pour sensibiliser la population à la question environnementale. « Ne jetez pas les déchets par terre, faites le tri ! », clame-t-il en arabe.
Son show intrigue les passants ; certains s’arrêtent, un sourire moqueur aux lèvres, d’autres passent sans même lui jeter un regard, d’autres encore prennent le temps d’écouter ses paroles, conscients que leur ville prend un tournant socio-économique décisif. « Au Maroc, le respect de l’environnement n’est pas encore inscrit dans les mentalités », explique Omar Semia. Sa collègue, Imane Dilali, nuance ses propos : « Mais depuis la COP22 et notre travail de sensibilisation, nous avons remarqué une évolution sensible. Prochaine étape : le tri des déchets dans les ménages. » Le tri est déjà respecté au sein du site de l’entreprise Teomara. Un petit pas vers une prometteuse prise de conscience de l’ensemble de la population marrakchie.
Chaque jour, le même scenario se répète. Au fil de la journée, la place Jemaa el-Fna reprend ses couleurs ocre et son rythme effréné, se débarrasse de ses déchets et en accueille de nouveaux, inlassablement. La foule parle fort, mange et danse, encerclant ces centaines d’Imane, d’Omar, de Wouafaa, sans qui cette place insensée ne serait pas si magique.