Des envoyés spéciaux
pour éduquer aux médiasDe la désinformation, des préjugés, une liberté d’expression qui tend à se restreindre : autant de phénomènes que l’éducation aux médias vise à endiguer. Depuis janvier 2016, des journalistes partent en immersion dans des établissements scolaires et culturels pour assurer cet enseignement auprès d’un jeune public.
Par Margaux Deuley (texte et photos)
Monsieur, pourquoi êtes-vous venus vous perdre à Hayange et en plus, dans un lycée professionnel avec des gens comme nous ? » Celui à qui s’adresse cette apostrophe, Alexandre Duyck, n’a pas dérivé au hasard dans cette commune de la Moselle. Cet ancien grand reporter du Journal du Dimanche a, de son plein gré, mis son travail de journaliste entre parenthèses de janvier à mars 2017. Auprès de ces jeunes, il est venu dispenser de l’éducation aux médias et à l’information (EMI) dans le cadre d’un programme né un an plus tôt : le journalisme en résidence.
Comprendre le fonctionnement des médias et de l’information ne doit pas être l’apanage des journalistes. Parce que son enjeu est démocratique, l’EMI est assurée dès 1983 dans tout type d’établissements scolaires, de la maternelle jusqu’aux classes préparatoires. Fondée sur de la sensibilisation à la liberté d’expression et l’apprentissage des bases de la construction de l’information, cette mission éducative a pour finalité d’aiguiser l’esprit critique des élèves et leur ouverture sur le monde.
Malgré son inscription dans la loi de refondation de l’école en 2013 par la ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, l’éducation aux médias est restée au stade d’enseignement transversal dans les écoles. Les enseignants non seulement manquent de temps pour l’intégrer aux programmes, mais ils manquent eux-mêmes de formation pour l’assurer auprès des élèves.
Alberic de Gouville, rédacteur en chef de France 24 et vice-président de la Maison des journalistes, dispense un module sur la liberté d’expression auprès des élèves de troisième du collège César-Franck, à Paris.
Mais au 7 janvier 2015, un sentiment d’urgence se crée. L’attentat perpétré contre Charlie Hebdo arrive comme le cruel rappel que l’éducation aux médias et, en l’occurrence, la défense de la liberté d’expression, doivent être plus offensives à l’école.
Quelques acteurs des médias, dont Jérôme Bouvier, journaliste et conseiller de l’éducation aux médias auprès de Fleur Pellerin – alors ministre de la Culture – mènent une réflexion pour changer la forme actuelle de l’EMI. « Avec la volonté de soutenir cet enseignement et ce, particulièrement dans les quartiers populaires, nous nous sommes inspirés du programme des artistes en résidence », explique-t-il.
Ces artistes, grâce au soutien financier des directions régionales des affaires culturelles (Drac) sont accueillis sur une longue durée dans des écoles ou des structures culturelles telles que des médiathèques ou des centres sociaux. Auprès d’un jeune public, ils mènent un travail de création et de sensibilisation à l’expression artistique.
Par déclinaison, Jérôme Bouvier envisage le journalisme en résidence. « L’idée fondatrice est d’envoyer un journaliste en mesure de répondre aux demandes spécifiques d’un établissement, précise-t-il. La force de ce travail d’éducation est tel qu’il s’adapte à la réalité du terrain. »
Fin 2015, les Drac lancent les premiers appels à candidatures. Lorsqu’il soumet son dossier, le journaliste doit définir son axe de travail en imaginant les dispositifs qu’il souhaite mettre en place dans les structures scolaires et culturelles (module théorique sur la liberté d’expression couplé à un atelier de reportage, par exemple). Par la suite, les mairies, en concertation avec un comité de suivi – généralement composé d’écoles de journalisme, d’un journal, d’un centre culturel et d’acteurs de l’éducation nationale – sélectionnent le journaliste ayant proposé le meilleur projet. Enfin, les établissements peuvent faire appel à son intervention.
Déconstruire les préjugés
La première nationale est initiée à Dunkerque, le 18 janvier 2016. Valérie Rohart, ancienne grand reporter pour Radio France Internationale, amorce une résidence de quatre mois auprès de trente-cinq établissements. Le bouche-à-oreille fonctionne et la journaliste est sollicitée par de nombreux enseignants et professeurs documentalistes.
La première nationale est initiée à Dunkerque, le 18 janvier 2016. Valérie Rohart, ancienne grand reporter pour Radio France Internationale, amorce une résidence de quatre mois auprès de trente-cinq établissements. Le bouche-à-oreille fonctionne et la journaliste est sollicitée par de nombreux enseignants et professeurs documentalistes.
CCF News est le journal scolaire du collège César-Franck, à Paris. Avec l’appui de Valérie Rohart, les élèves réalisent dossiers, sondages dans la cour et reportages avec une rigueur journalistique.
Dans les classes d’écoles primaires, les modules relèvent davantage d’une introduction aux médias. En premier lieu, la journaliste tâche de leur apprendre à différencier une information d’une publicité et un média d’un réseau social. En ramenant le concept à leur échelle, Valérie fait passer l’idée que l’information est, avant toute chose, un outil de décision. « Pour choisir une école supérieure, un métier, tout cela nécessite de s’informer dès le plus jeune âge. C’est un enjeu sur lequel on n’insiste pas assez », conclut-elle.
Dans la lutte contre les préjugés, les journalistes en résidence ont également un rôle à jouer dans la sensibilisation à l’usage d’Internet, où l’information est désormais concurrencée par les rumeurs, les théories radicales et complotistes. Une mise en garde d’autant plus nécessaire que, d’après le rapport annuel de l’Institut Nielsen, fin 2016, les adolescents seraient présents sur les réseaux sociaux près de neuf heures par jour. Soit plus d’heures qu’ils n’en consacrent à leur sommeil ou à leur journée de classe.
Pour Nathalie Vallier, chef d’établissement en collège, la légitimité de l’enseignant pâtit de cette situation. « Désormais, notre parole est une parole parmi d’autres, celle de Youtube, de Facebook et des autres réseaux sociaux, déplore-t-elle. Le monde des médias est devenu complexe et, pour expliquer aux élèves ce que sont les algorithmes, les données, ou comment se construisent les théories du complot, nous sommes perdus. »
Bien souvent, les interventions des journalistes deviennent donc des formations in situ où les enseignants apprennent tout autant que les élèves sur les rouages de l’information. « Des enseignants et documentalistes très investis ont d’ailleurs demandé à être formés hors des temps de classes », se félicite Valérie Rohart.
Pour que les élèves se réapproprient les outils médiatiques, Lucas Roxo organise divers ateliers pratiques, dont l’animation d’émissions de radio dans les établissements scolaires de Roubaix.
C’est autour de l’intox que Julia Beurq se voit sollicitée lors de sa résidence à Allonnes, en Pays de la Loire, entre janvier et mai 2017. Pour répondre à ces sollicitations, cette journaliste indépendante dispense quatre modules théoriques. Cela lui permet d’expliquer comment la vérification de sources permet de se prémunir des fausses informations et des théories douteuses.
Pas de quartier pour les médias
Lors de sa dernière séance, la journaliste pigiste décide de confronter les élèves à des exemples de vidéos complotistes qui circulent sur Internet. « Ils se sont montrés très vifs et ont tout de suite vu ce qui n’allait pas », se réjouit-elle. Mais lorsqu’elle propose le même exercice à des élèves de BTS qui n’ont pas eu de modules d’initiation, le résultat est laborieux. « Beaucoup se sont fait avoir et n’étaient pas du tout alertés par ces fausses informations, se souvient-elle. Néanmoins, cela prouve qu’il suffit de peu de choses pour aiguiser leur esprit critique. »
Alors que la défiance envers les médias s’accentue, le défi des journalistes en résidence est aussi celui de reconstruire la relation entre les jeunes et les médias. « Sur le terrain, on se rend compte que les gens ne savent pas comment travaillent nous travaillons, remarque Julia Beurq. Cet éloignement de la sphère de l’information est en partie ce qui crée l’incompréhension des lecteurs. »
Lucas Roxo, journaliste indépendant en résidence à Roubaix, a dû, lui, faire face au rejet catégorique des médias. Dans un lycée, il a commencé son intervention par un test. « Placez vous sur la ligne. À gauche, vous avez confiance dans les médias. À droite, pas du tout. » D’un même pas, tous les élèves se sont agglutinés sur le côté droit. Pour Lucas, une telle réaction n’a rien de surprenant. « Les médias traditionnels leurs renvoient une image des quartiers populaires et de l’immigration qui est dégradante, remarque-t-il. Quand on leur demande à quoi Roubaix est le plus souvent associée, les réponses sont unanimes : délinquance, pauvreté et abstention. »
Il n’est pourtant pas question, pour Lucas, d’adopter une posture paternaliste, laquelle consisterait à rejeter systématiquement la critique émise envers les médias. « D’abord, cela serait refuser de remettre notre profession en question. Ensuite, comment voulez-vous dire à un élève de faire confiance à des médias s’il se sent insulté ? constate-t-il. La démarche de la résidence, c’est un journaliste et des élèves sur un pied d’égalité, qui essaient de construire ensemble. »
Son objectif n’est donc pas celui d’une réconciliation. Tout son défi est alors de montrer comment cette critique peut se transformer en une réflexion et un projet constructif.
Se réappropier les outils médiatiques
En partant du décryptage de journaux télévisés et d’articles de presse, Lucas Roxo invite les élèves à créer leur média idéal. À mesure qu’ils animent des émissions de radios ou tournent leurs propres vidéos, ils prennent du recul. À terme, ils imaginent des solutions pour améliorer le traitement de l’information et la rendre plus indépendante. C’est un collégien qui soumettra à Lucas l’idée la plus brillante : « On pourrait créer un genre de CNC (Centre national de la cinématographie, NDLR) pour les médias ! Comme ça, il serait élu, indépendant et aurait la charge de financer les rédactions. »
Dans les quartiers populaires, une autre idée est très ancrée : celle que seules les « élites » ont leur place dans les médias. Alexandre Duyck, le constate dès son arrivée en résidence dans le lycée professionnel Maryse-Bastié d’Hayange. « Pour eux, il est impossible qu’un journaliste qui a voyagé dans le monde entier puisse venir volontairement ici et leur accorder de la considération », affirme-t-il. Afin que les élèves valorisent à la fois leur ville, leurs origines et leur filière, Alexandre leur demande de réfléchir à des reportages et de collecter des informations pour produire un récit. « Par l’écriture, ils ont vu qu’il était possible de changer le regard qu’on porte sur soi et, dans le même temps, celui des autres », soutient-il.
Reprendre le flambeau
Si chaque journaliste en résidence poursuit un objectif différent, tous ont en commun l’usage d’une pédagogie active. Une manière de mieux comprendre les mécanismes de l’information, mais aussi de rompre avec une vie scolaire classique, rythmée par des cours magistraux. « En donnant l’opportunité aux élèves de s’exprimer, de créer quelque chose, on parvient à récupérer des élèves au profil décrocheur », estime Lucas Roxo.
Malheureusement, la pratique est aussi ce qui nécessite le plus de temps. Et, en résidence, ce dernier reste le principal obstacle. « Lorsqu’on intervient entre trente et quarante établissements, il est difficile de mettre en œuvre tout ce que nous voudrions, regrette Valérie Rohart. Tributaires des programmes scolaires et de leurs projets en cours, les enseignants ne nous accordent parfois qu’une ou deux heures pour aborder une thématique qui en nécessiterait le triple. »
Reste que le journalisme en résidence n’est pas une fin pour l’EMI. Pour que le travail des journalistes se pérennise, il est essentiel que les enseignants reprennent le flambeau de l’éducation aux médias.
« Selon le degré d’implication du professeur pendant les interventions, les objectifs sont plus ou moins remplis, remarque Lucas Roxo. Si certains ont perçu ma présence comme l’occasion de se mettre en retrait, d’autres se sont approprié le sujet avec la perspective de, je l’espère, poursuivre ce travail après mon départ. »