En 2050, la résistance des bactéries aux antibiotiques pourrait provoquer la mort de 10 millions de personnes. L’antibiorésistance est en train de devenir le premier problème de santé publique mondial. Seuls quelques laboratoires pharmaceutiques sont à pied d’œuvre. Les institutions, elles, tentent des politiques publiques aux résultats aléatoires.
Par François Breton et Lorenza Pensa
Mais en 2011, en France, il se fracture à nouveau la jambe en tombant d’une échelle. Le staphylocoque réapparaît. Dans un premier temps, il reçoit des antibiotiques. Qui ne fonctionnent pas. S’ensuivent des allers-retours à l’hôpital, pendant trois ans et demi. Lors d’une ultime intervention, les médecins découvrent cinq bactéries multirésistantes sur son fémur. Le foyer infectieux s’est étendu du genou jusqu’au début de la hanche. Ils lui proposent une désarticulation de la jambe. « Ce n’est pas une simple amputation avec un moignon et une prothèse. C’est retirer complètement la jambe à la hauteur de la hanche. J’ai refusé. »
Le slogan « Les antibiotiques, c’est pas automatique ! », on l’a pourtant entendu. Il n’a malheureusement pas vraiment changé nos comportements. Et aujourd’hui, le constat est là : la surconsommation de ces médicaments a provoqué le développement de bactéries qui leur sont résistantes.
Si l’on en croit le rapport de Jim O’Neil, un économiste britannique, en 2050, la résistance aux antibiotiques provoquera la mort de 10 millions de personnes par an. Soit plus que le cancer en 2015 avec 8,8 millions de décès dans le monde, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Acinetobacter, Pseudomonas, Escherichia coli… font partie de la liste des douze grandes familles de bactéries résistantes aux antibiotiques, publiée en février 2017 par l’OMS. Avec cette publication, l’institution a souhaité alarmer les scientifiques, les médecins et les populations sur les dangers de l’antibiorésistance.
L’autre problème majeur est le faible investissement des laboratoires pharmaceutiques dans la recherche. Les maladies chroniques, comme le cholestérol ou le cancer, sont traitées sur le long terme et sont donc plus rentables. « En France, il y a des recherches précliniques. Cependant, la question ne peut pas être uniquement traitée au niveau français. Le problème avec les grands laboratoires pharmaceutiques se traite au niveau supra-national », constate Christian Brun-Buisson.
En Europe, les bactéries résistantes provoquent la mort de 25 000 personnes chaque année
Le 11 décembre 1945, Alexander Fleming se voyait remettre le prix Nobel de physiologie et médecine « pour la découverte de la pénicilline et de ses effets curatifs dans plusieurs maladies infectieuses ». Lors de son discours, il mettait ses successeurs en garde : « Voilà le danger : un homme ignorant peut facilement sous-doser ses prises, et, en exposant les microbes à des quantités non-létales pour eux, rendre ces derniers plus résistants. » Aujourd’hui, la prédiction de Fleming s’est réalisée.
Alexander Fleming reçoit le prix Nobel de physiologie et médecine pour la découverte de la pénicilline.
Le Royaume-Uni fait figure de chef de file dans la lutte mondiale contre les bactéries résistantes. Lors de son discours de juillet 2014, David Cameron, a demandé un rapport sur le coût réel de l’antibiorésistance à l’économiste Jim O’Neil. Ses travaux ont fait l’unanimité dans le monde scientifique et politique. Du côté de la recherche, le Royaume-Uni dispose d’un atout majeur : le Wellcome Trust, une fondation de charité qui investit jusqu’à 20 milliards de livres, soit 23 milliards d’euros, en 2016.
Campagne de sensibilisation sur la consommation d’antibiotiques au Royaume-uni.
De l’autre côté de l’Atlantique, aux Etats-Unis, la situation est plus inquiétante. Barack Obama s’était engagé à côté de David Cameron dans la lutte contre l’antibiorésistance, en 2014. La nomination de Scott Gottlieb à la tête de la Food and Drug Administration (l’Administration américaine des denrées alimentaires et des médicaments) en 2016 remet en question les mesures d’Obama. Ce nouveau directeur, nommé par Trump, a été épinglé pour ses liens financiers avec l’industrie pharmaceutique. Le problème de l’antibiorésistance a été peu à peu mis de côté par Scott Gottlieb. Il consacre son temps aux problèmes liés au tabac et à l’alimentation.
En 2015, une bactérie résistante à un antibiotique dit « de dernier recours », la colistine, a été identifiée chez une Américaine. Un an auparavant, cette même résistance avait été découverte sur des porcs en Chine. Plusieurs souches de bactéries résistantes proviennent d’Asie. La Chine est aujourd’hui l’un des pays qui consomme le plus d’antibiotiques dans le monde, presque la moitié de la production mondiale. En 2013, 162 000 tonnes d’antibiotiques y ont été ingérées, dont 52 % destiné aux élevages et 48 % à la population.
Car le problème vient autant des médicaments administrés aux malades qu’à ceux donnés à haute dose et le plus souvent en prévention aux animaux. Ils se retrouvent, via les déjections animales, dans l’environnement.
Environnement également pollué directement par l’industrie pharmaceutique comme à Hyderabad, en Inde. Là bas, ces entreprises seraient responsables de la contamination de l’eau par les antibiotiques, comme le souligne le rapport de la banque suédoise Nordea Asset Management. Sans compter l’éternel problème des résidus médicamenteux dans l’eau partout dans le monde et notamment chez nous, en France.
Laurent Debarbieux, spécialiste de la phagothérapie à l’Institut Pasteur. Photo : Lorenza Pensa/EPJT
Dans l’eau des égouts, les bactéries sont présentes en grande quantité. À ce même endroit, les chercheurs ont trouvé une possible solution au problème : les bactériophages. Ces virus « mangeurs » de bactéries ont été découverts en 1917, par Félix d’Hérelle. Avant l’apparition des antibiotiques, la phagothérapie était utilisée pour traiter certaines maladies infectieuses d’origines bactériennes. Les antibiotiques sont « aveugles » et tuent les bactéries sans les identifier. Alors que les phages tuent des bactéries précises. Ce traitement a ressurgi il y a quelques années. Une chance pour les patients infectés.
Phagothérapie ou désarticulation de la jambe ? Pour Christophe Novou Dit Picot, le choix n’a pas été long. Direction la Géorgie. Car le seul moyen pour bénéficier de ce traitement est de quitter le sol français. Un traitement qui a un coût : « Pas moins de 8 000 euros pour être soigné, mais aussi pour le transport, le traducteur, le logement… » précise-t-il.
Aujourd’hui, en France, aucun laboratoire pharmaceutique ne produit de médicament à base de phages. « Il faut attendre que certains verrous se débloquent, toujours trop lentement pour les patients qui sont dans l’attente », reconnaît Laurent Debarbieux, chercheur spécialiste du sujet à l’Institut Pasteur.
Certains médecins sont encore méfiants face à ce vieux traitement. Des phages pourraient transmettre des gènes de résistance d’une bactérie à l’autre. « Ah oui ? Expliquez-moi quels sont les effets secondaires plus graves que la mort ? », rétorque Christophe Novou Dit Picot.
Dans les laboratoires d’autres solutions germent. À Toulouse, en juillet 2017, la biotech Antabio a reçu 8 millions d’euros du consortium mondial CARB-X. Fondée en 2009, par un chercheur, Marc Lemmonier, cette start-up s’est spécialisée dans la lutte contre les bactéries résistantes. « Le besoin médical est tellement important que les biotechs comme la nôtre sont nécessaires pour fournir aux grands laboratoires les molécules de demain », indique-t-il.
On l’a vu, les bactéries développent différentes formes de résistances, dont la production d’enzymes qui empêchent l’action des antibiotiques. Pour détruire cette résistance, les chercheurs ont développé des molécules appelées inhibiteurs de bêtalactamases. « Ce n’est pas le futur, car les médicaments sont déjà sur le marché, comme l’augmentin du laboratoire GSK », constate le Pr Pierre-Yves Donnio.
Les chercheurs d’Antabio ont trouvé une molécule différente. « Il y a deux catégories de bétalactamase : l’ensemble des médicaments qui sont sur le marché ciblent un mécanisme. À Antabio, nous sommes les seuls à cibler le deuxième mécanisme. Nous créons une nouvelle génération d’adjuvants, appelée inhibiteurs de métallo-bêtalactamases. »
Parcourir l’image pour visualiser les citations. Photo : Institut Pasteur
Mais les bactéries risquent de développer de nouvelles résistances à ces nouveaux médicaments. C’est pourquoi la consommation d’antibiotiques doit changer. Aujourd’hui, dans l’Hexagone, près de 12 500 décès par an sont associés à une infection à bactérie résistante. Le médicament conçu par Antabio sera donc destiné aux patients à l’hôpital atteint de bactéries hautement résistantes.
Pendant ce temps, certains chercheurs ont commencé le développement de l’antibiotique du futur : les thérapies « antivirulences ». L’idée est de neutraliser le pouvoir infectieux de la bactérie. Cependant, les recherches n’en sont qu’à leur début et les premiers résultats sont décevants. « La thérapie antivirulence n’est pas l’antibiotique de demain, mais celui d’après-demain », remarque Pierre-Yves Donnio, chercheur en microbiologie au CHU de Rennes. Ce qui risque d’être trop tard pour de nombreux malades.
Colloque sur la communication et l’antibiorésistance au ministère de la Santé, le 16 novembre 2017.
En 2015, Marisol Touraine, à l’époque ministre de la Santé, a commandé un rapport ministériel au Dr Jean Carlet. Dans cette étude, appelée « Tous ensemble, sauvons les antibiotiques », il propose la création d’un comité intergouvernemental regroupant les ministères de l’Écologie, de l’Agriculture, de la Santé. Le but : coordonner les actions des pouvoirs publics pour que la lutte contre l’antibiorésistance soit efficace.
En 2017, ce comité n’existe toujours pas. À la place, un délégué ministériel à l’antibiorésistance a été désigné : le Pr Christian Brun-Buisson. Il a mis en place une feuille de route composée de treize mesures pour maîtriser l’antibiorésistance. L’objectif est de réduire de 25 % la consommation d’antibiotiques d’ici 2018 et relancer la recherche de nouveaux traitements. « La recherche doit être coordonnée par les Alliances de recherche. Mais rien n’a vraiment été lancé, car celles-ci n’ont pas vu la couleur de l’argent », explique Dr Carlet.
Pour mobiliser les acteurs français, plus de 150 spécialistes de l’antibiorésistance étaient réunis au ministère de la Santé le 16 novembre 2017. L’objet : discuter sur la communication à propos de l’antibiorésistance. Parmi eux, Christianne Bruschke, la cheffe des services vétérinaires des Pays-Bas. Son pays a réussi à réduire les ventes d’antibiotiques dans les élevages de 64 % entre 2009 et 2016. Un modèle. La raison majeure de ce succès : « Nous avons expliqué que c’était une décision politique, qu’elle n’était pas discutable. Ensuite nous avons mis en place des moyens de communication compréhensibles par tous. »
Le Nord et Sud de l’Europe n’ont pas la même culture face à la prise d’antibiotiques. « Il y a une anarchie de la consommation dans les pays méditerranéens. Dans les pays scandinaves, il y a une politique de rationalisation de l’utilisation des antibiotiques », constate Pierre-Yves Donnio, chercheur en microbiologie au CHU de Rennes.
Pour harmoniser l’action des États membres, la Commission européenne a adopté un plan d’action contre l’antibiorésistance en juin 2017. Au total, 200 millions d’euros seront accordés dans le cadre du programme européen « Horizon 2020 ».
Cette inégalité des pays face à l’antibiorésistance n’est pas propre à l’Union européenne. Tous les pays du globe ne sont pas à armes égales pour se battre. « Nos pays occidentaux disposent de structures gouvernementales solides. L’insuffisante préparation des pays pauvres devrait être préoccupante pour chacun d’entre nous, quel que soit le pays où nous vivons. », explique Marc Sprenger, directeur du secrétariat à l’antibiorésistance au sein de l’Organisation mondiale de la Santé.
Marc Sprenger, directeur du secrétariat à l’antibiorésistance à l’OMS. (Parcourir l’image pour visualiser les citations)
Au fil des années, l’antibiorésistance s’est développée plus rapidement que la recherche de nouveaux antibiotiques. Si la majorité de ces médicaments fonctionnent encore très bien et ne sont pas à bannir, l’augmentation des bactéries résistantes pose un problème majeur de santé publique. « Les laboratoires n’ont plus ce coup d’avance sur la recherche », affirme Laurent Debarbieux. Aujourd’hui, des maladies que l’on pensait disparues, comme le choléra, la tuberculose ou encore la peste 一 qui a dernièrement touché Madagascar 一 menacent l’avenir de la santé humaine.