PQR

Quand les lecteurs participent à l’info

Quand un Face aux lecteurs est organisé au Progrès, il apparaît souvent en première page le lendemain. Photo : Honorine Morel-Jean/EPJT

Réputés proches de leurs lecteurs, les journalistes de presse quotidienne régionale sont incités par leurs rédacteurs en chefs à leur accorder une plus grande place dans la production de l’information. La pratique du journalisme participatif se généralise.

Par Honorine Morel-Jean

En 1996, Dominique Gerbaud, ex-rédacteur en chef adjoint de La Nouvelle République Du Centre-Ouest, décrypte son métier dans la revue Communication et langages : « Le journaliste de la presse locale a pour particularité de vivre au milieu de ses lecteurs, de partager leur vie et leurs difficultés et d’en rendre compte. » Presque trente ans plus tard, les rédactions de presse quotidienne régionale (PQR) misent sur leur atout proximité.

Les rédacteurs sont invités à développer un nouveau type de pratiques professionnelles regroupées sous l’étiquette de « journalisme participatif ». Pauline Amiel, chercheuse spécialiste de la presse locale, décrypte le phénomène : « C’est l’idée générale de ne plus se baser sur le modèle de journalisme classique, dans lequel ce sont les journalistes qui apportent l’information toute faite au grand public. Au contraire, il faut que ce dernier prenne aussi sa part. » L’intégration des lecteurs au processus éditorial n’est pas pensée partout comme une stratégie.

Les situations sont hétérogènes selon les groupes et selon les titres à l’intérieur des groupes. Les chercheurs de l’Académie du journalisme et des médias de l’Université de Neuchâtel (Suisse) ont enquêté auprès de dix médias locaux français, belges et suisses. Résultat, le plus haut degré de structuration est l’installation d’un poste dédié au lien avec les publics. C’est parfois récent : au Progrès, Jean-Didier Derhy, rédacteur en chef adjoint, s’est vu confier la mission de l’engagement pour la première fois en février 2022.

En mars 2020, l’arrivée du Covid agit comme un déclencheur, voire comme un électrochoc, pour certains médias. Les Français ont besoin d’informations pratiques et se tournent en masse vers les journaux locaux. La Voix du Nord est très rapidement submergée de questions de lecteurs, cinq mille le premier jour du confinement.

« Nous n’avons évidemment pas pu répondre à toutes », en rit aujourd’hui Stéphanie Zorn, rédactrice en chef adjointe en charge de la relation aux publics. Pas grave, le journal perçoit surtout dans cet afflux de sollicitations une carte à jouer en termes de méthodes et d’outils pour la suite.

« Nous avons vraiment développé les réponses aux questions des lecteurs en mettant des moyens, des personnes en plus dans l’équipe dédiée. » Le service interactivité est aujourd’hui composé de cinq journalistes.

Basés au siège lillois, ils gèrent la rubrique « La Voix vous répond ». Via un formulaire sur le site, les lecteurs posent leurs questions, point de départ de la rédaction des articles (en accès gratuit). En procédant ainsi, ils passent du statut de consommateurs passifs à celui de « lecteurs-contributeurs », pour reprendre le terme utilisé par Stéphanie Zorn.

Les questions sont souvent liées à la vie pratique (école, impôts) et cela fonctionne en termes d’audience. L’article le plus lu sur le site de La Voix du nord en 2022 est un sujet de « La Voix vous répond », parti d’une question d’un lecteur sur la vaccination contre le Covid. Il semble à la portée de toutes les rédactions et de toutes les agences locales de développer des dispositifs qui visent à mieux prendre en compte la parole des lecteurs et, plus largement, celle des citoyens.

Le numérique et les réseaux sociaux offrent de formidables opportunités d’innovation. Les chercheurs de l’Université de Neuchâtel ont mis en évidence plusieurs niveaux de participation dans le cadre du projet Linc cité plus haut. Laura Amigo, qui a participé à l’étude, n’hésite pas à parler de « nouvelle façon de concevoir le métier de journaliste ».

Cette catégorisation offre un panorama des différents types d’initiatives que les médias peuvent mettre en place. Infographie : Honorine Morel-Jean/EPJT

À Nice-Matin, la démarche participative est née au sein du service de journalisme de solutions, géré par Sophie Casals, il y a sept ans. Elle s’exporte progressivement pour faire partie intégrante, lentement mais sûrement, des pratiques des localiers. Nommée début 2022 rédactrice en chef adjointe chargée de la transformation numérique et de l’engagement des lecteurs, Sophie Casals explique le travail « d’animation éditoriale » qu’elle mène.

« Lorsque les chefs des rédactions locales me présentent leurs sujets, on se demande ce que l’on peut faire de participatif. » Satisfaite de la dynamique amorcée, Sophie Casals explique que les locales organisent une consultation de lecteurs ou une action similaire deux à trois fois par mois. Pour beaucoup de journalistes, impliquer les lecteurs dans leur travail permet d’écrire des articles plus justes et plus profonds.

L’appel à témoins est une pratique courante au sein des rédactions du groupe Centre France, notamment au lancement d’enquêtes. Julien Bonnefoy, chef des opérations spéciales, aime qualifier les lecteurs de « petits lanceurs d’alerte ». Fin mars 2022, les journalistes locaux investiguent sur la maltraitance dans les Ehpad, deux mois après la sorte du livre Les Fossoyeurs de Victor Castanet.

« On fait un meilleur journalisme en faisant du journalisme avec les lecteurs. Pour moi il n’y a pas de débat sur le sujet »

Sophie Casals, rédactrice en chef adjointe à Nice-Matin

L’enquête a été coconstruite avec les lecteurs. Julien Bonnefoy est encore stupéfait aujourd’hui d’avoir reçu cent trente-cinq témoignages, d’autant qu’il s’agit d’histoires douloureuses. Cette multiplicité de contributions est une véritable force selon le journaliste. « Tu peux te lancer dans une démarche très classique en contactant des associations de famille, du personnel soignant et gratter un truc pour avoir huit ou dix sources, souffle-t-il avec lassitude. Mais c’est pas la même chose. »

Sophie Casals n’en démord pas : « On fait un meilleur journalisme en faisant du journalisme avec les lecteurs. Pour moi il n’y a pas de débat sur le sujet. » Oui, mais. Le journalisme participatif est un journalisme qui demande parfois plus de temps. Ce peut être un frein dans son déploiement à l’intérieur des rédactions de PQR.

L’une des missions de Jean-Didier Derhy au Progrès est de développer les Face aux lecteurs. Le principe : des personnalités locales ou nationales sont interviewées non par les journalistes mais par une dizaine d’abonnés sélectionnés parmi les volontaires tels des VIP.

Le cuisinier aindinois Georges Blanc s’est prêté au jeu en 2023, tout comme le ministre Olivier Dussopt, en pleine réforme des retraites qui plus est. Mais de tels rendez-vous sont lourds à mettre en place. « Je pense que nous n’en organisons pas assez, concède Jean-Didier Derhy. Nous aimerions en faire trois par trimestre et par département mais c’est difficile pour plusieurs raisons. »

La charge de travail des directeurs départementaux et le besoin d’un journaliste vidéo pour filmer le Face aux lecteurs sont avancés. Les rédacteurs en chef adjoints en charge du lien aux publics peuvent eux-mêmes avoir du mal à se dégager suffisamment de temps pour cette tâche. Ils assurent avant tout une mission classique de pilotage du journal.

« La rédaction en chef tout court représente 30 % à 40 % de mon temps de travail. Aujourd’hui je suis le rédac-chef de permanence par exemple », détaille Jean-Didier Derhy. La Marseillaise est une petite structure d’une trentaine de journalistes. Pour fonctionner, elle s’appuie sur le soutien de l’association des Amis de La Marseillaise. Lecteurs fidèles en grande majorité, les adhérents (deux cents en avril 2023) s’impliquent d’abord financièrement dans la vie du journal.

En 2022, l’association récolte environ 25 000 euros de fonds grâce aux cotisations et aux divers événements organisés. Reversés à La Marseillaise, ils permettent entre autres aux journalistes d’investir dans du matériel. Surtout, les adhérents accompagnent leurs dons de propositions de sujet, de remarques positives ou négatives sur le contenu de leur journal.

Parfois, La Marseillaise accorde sa dernière page à l’association qui la soutient. Le 14 janvier 2023, plusieurs retours des lecteurs sont publiés. Photo : Serge Baroni

Serge Baroni parcourt les derniers mots reçus. Pour l’infatigable président de 82 ans des Amis de La Marseillaise, les contributions représentent l’occasion pour les lecteurs d’écrire ce qu’ils souhaitent. « Il y a des propositions de thèmes. Là, par exemple “se tourner un peu plus vers la jeunesse”. Ils ne mettent pas un chèque et point final. » Serge Baroni descend régulièrement aux locaux de La Marseillaise apporter les mots des adhérents. Il estime que si les compliments doivent revenir aux journalistes, les remarques plus négatives aussi.

Recueillir les retours des publics a posteriori et ne pas les impliquer seulement en amont ou (plus rarement) pendant la production des contenus est une étape à ne surtout pas négliger selon Julien Bonnefoy. « Souvent, les journalistes prétendent au doigt mouillé qu’ils font les meilleurs papiers du monde. Il faut absolument descendre de ce piédestal. »

Un travail de fond et de longue haleine

Centre France publie chaque fin d’année depuis 2020 son rapport annuel d’impact. Dans celui de 2021, la rubrique « De vous à nous » révèle les notes des lecteurs, invités à évaluer l’indépendance, la fiabilité, la crédibilité ou l’utilité de leurs journaux. Avec une moyenne de six sur dix, Centre France obtient la mention assez bien. On peut toutefois regretter que l’initiative n’ait séduit qu’un peu moins de mille répondants. 

De là à remettre en cause l’intérêt pour les rédacteurs en chef de s’efforcer à déployer une démarche participative au sein de leur titre ? C’est un travail de fond et de longue haleine mais il y a urgence à associer plus étroitement les Français à la production de l’information. Selon une enquête d’Arte, de la Fondation Jean-Jaurès et de l’Observatoire société et consommation parue en août 2022, 53 % d’entre eux disent souffrir de fatigue informationnelle.

Les initiatives participatives peuvent aider à recréer du lien avec les plus méfiants envers les médias. Infographie : Honorine Morel-Jean/EPJT

Vendredi 7 octobre 2022, le biathlète champion olympique Quentin Fillon-Maillet termine son entraînement au stade nordique de Prémanon. Une interview par les lecteurs du Progrès Jura attend le héros local. Parmi eux, Arnaud Selukov, dont la femme est abonnée au journal, et son fils Mika, qu’il a autorisé à sécher le collège pour l’occasion. Une heure plus tard, le quinquagénaire ressort conquis du Face aux lecteurs.

« C’est vraiment du travail journalistique qui me fait plaisir. Plutôt que la litanie permanente de la guerre en Ukraine ou du Covid. Je cherche toujours du constructif et j’étais très motivé par ce rendez-vous. » Arnaud Selukov a été positivement surpris par l’impression de proximité et de petit comité. Pari réussi pour Le Progrès. Plusieurs centaines de personnes souhaitent participer à chaque interview et devenir journalistes le temps d’une après-midi, selon Jean-Didier Derhy.

À raison, le rédac-chef adjoint vante la qualité du contenu produit. « Les lecteurs posent parfois des questions encore plus intelligentes que nous journalistes. » Tous les signes montrent que la pratique plus ou moins régulière du journalisme participatif est un procédé d’avenir. La direction de Centre France travaille à une refonte de ses pages print et web.

« C’est une réflexion de fond qui attaque pour passer à l’étape supérieure, dévoile Julien Bonnefoy. Nous faisons le journal avec des contributions et des idées de lecteurs et il faut que cela se voit. » Indiquer « sujet proposé par les lecteurs » est une piste envisagée. Les contenus participatifs peuvent servir d’atouts de communication afin d’améliorer et de moderniser l’image de la presse quotidienne régionale. Attention toutefois à ce qu’ils ne soient pas réduits à cela. 

De nombreuses modalités d’intégration des lecteurs au processus éditorial restent à inventer. Pour développer la boîte à outils des journalistes locaux, Ouest Médialab, laboratoire et centre de ressources dans le secteur de l’information de proximité, s’est saisi de la question.

Parmi les formations proposées sur son site web, une intitulée « Interagir avec sa communauté et engager son audience » a fait son apparition en décembre 2022. Durant deux matinées, les médias intéressés (quatre à huit en général) suivent des cours tels que « animer une rubrique questions/réponses » ou « bonnes pratiques pour être transparent avec ses lecteurs ».

La formatrice n’est autre que Sophie Casals, de Nice-Matin. « Pendant les ateliers, nous nous demandons comment ce média a mis en place des façons d’interagir avec ses lecteurs afin que d’autres puissent appliquer une méthodologie similaire », explique Jimmy Darras, chef de projet formation de Ouest Médialab. Prochaine session le mercredi 31 mai 2023.

Pour aller plus loin

Bibliographie complète à retrouver ici.

Honorine Morel-Jean

@HonorineMJ
23 ans
Tournée vers le secrétariat de rédaction et vers la PQR.
Intéressée par les questions de confiance envers les médias.
Passée par le service des sports de La Nouvelle République du Centre-Ouest et par Le Progrès, où elle a été en apprentissage pendant un an.
Cette enquête représente son travail de fin de cursus à l’EPJT.