Après le suicide d’une adolescente placée par l’ASE dans un hôtel, les regards se braquent sur l’Aide sociale à l’enfance. De fait, ces services sont souvent gouvernés par des logiques économiques et budgétaires. Le bien-être est alors relégué au second plan. Une double-peine pour des enfants qui ont souvent des parcours cabossés.
Par Sarah Costes, Dorian Gallais, Zeïneb Hannachi
J’ai été abandonnée par le système à mes 18 ans après six ans passés en foyer à l’enfance. Je me suis retrouvée sans abri, dehors, seule. » Sabrina* fait partie de ces jeunes qui ont été accueillis dans un foyer à l’enfance de la ville de Tours, en Indre-et-Loire. À 18 ans, elle a été délaissée par les services publics. Elle réside à présent au centre Albert-Thomas, un établissement d’hébergement d’urgence de nuit, toujours à Tours.
Le nombre d’enfants confiés à l’Aide sociale à l’enfance (ASE) a augmenté de près de 14 % en quinze ans, passant de 265 000 en 2007 à 308 000 en 2021. Les besoins pour leur offrir une prise en charge appropriée ne cessent de croître. Mais entre le manque de moyens, la perte de sens au travail, les dégradations des conditions d’accueil et la marchandisation du secteur social, ce dernier est en souffrance. Avec sa façade délabrée et ses fenêtres décaties, l’immeuble de trois étages paraît presque abandonné. Près de la porte, une modeste pancarte couleur ocre indique « Fondation Verdier, foyer ». Comme si le bâtiment souhaitait se fondre dans la masse. Il compte parmi les établissements de l’aide sociale à l’enfance.
Antony Tellier connaît bien l’établissement. Il y a passé une bonne partie de son adolescence. Il a 3 ans lorsqu’il est placé en famille d’accueil, à Tours, avec sa petite sœur de 2 ans. « Mon père a commencé à dealer de la drogue. Il est parti en prison. Ma mère n’a pas pu s’occuper de nous. » Le juge des enfants décide d’un placement en raison de maltraitances.
Antony reste douze ans au sein de la même famille. Mais il y subit violence verbale et injures racistes du fait de sa couleur. Il se sent alors senti délaissé par le système, dans une famille où il n’a pas sa place.
À 15 ans, son assistante sociale lui annonce qu’il va vivre dans un foyer à l’enfance. Pendant deux ans, il est accueilli au centre Heurteloup, toujours à Tours. Malgré un sentiment nouveau de liberté, il ne peut que constater les dérives de l’institution. « La nourriture en barquette m’a traumatisé », se rappelle-t-il.
Ces graves négligences ont conduit la plupart des enfants à s’occuper seuls de leurs problèmes : « Au foyer, j’ai appris à être mon propre psychologue », déplore-t-il. Il se souvient de scènes de violences récurrentes au sein du foyer, entre des jeunes qui vivent mal leur situation. Antony reste une exception parmi les enfants placés. « Lui a réussi à se relever, d’autres finissent en prison », se désole Romuald Ledoledec, son ancien éducateur.
Les enfants et adolescents ne sont pas les seuls touchés par les défaillances de la protection de l’enfance. Le manque de moyens des éducateurs dans ces foyers conduit aussi à une
dégradation des conditions de travail des professionnels de ce secteur. Liza Bernard travaille depuis septembre 2022 dans un Institut départemental de l’enfance et de la famille (Idef), un établissement public de la protection de l’enfance. Elle n’est pas titulaire du diplôme d’État d’éducatrice spécialisée (DEES). Pourtant, elle l’assure, elle fait « exactement les mêmes choses que ses collègues éducateurs spécialisés ». Son contrat de travail indique qu’elle est « agent d’entretien qualifié », une dénomination bien éloignée de la réalité de son travail.
Elle dénonce également des conditions de travail difficiles. « Les chefs de services ne prennent pas en compte notre santé mentale. Ils nous appellent régulièrement la veille pour le lendemain ou sur nos jours de congé pour remplacer un collègue. » Elle ajoute que le manque de formation des travailleuses et travailleurs du secteur social met en péril les conditions d’accueil des enfants placés. Aujourd’hui, Liza Bernard a quitté l’Idef de son plein gré. Elle regrette le manque d’intérêt général pour les métiers de la protection de l’enfance. Cela conduit inévitablement à des difficultés de recrutement et donc à une baisse de la qualité des prestations.
Pour de nombreux éducateurs, le métier perd de son sens. C’est en partie dû au système des appels d’offres. Ils dénoncent un mécanisme qui met en concurrence les différentes structures de l’ASE. Le système des appels d’offres a en effet bouleversé le fonctionnement de la protection de l’enfance.
Depuis la loi de décentralisation de 1983, l’ASE est une compétence du département. Ce dernier attribue les subventions et fait office d’organe de contrôle. Pour ce faire, il a obligation d’organiser des appels d’offres. En conséquence, entreprises et associations sont entrées dans une logique de concurrence avec un but : casser les prix pour obtenir le marché. Forcément au détriment du bien-être des enfants.
Mobilisés contre la dégradation de leurs conditions de travail, les syndicats du secteur social donnaient une conférence de presse devant le conseil départemental d’Indre-et-Loire le 29 novembre 2022. Photo : Dorian Gallais/EPJT
Les conséquences sont nombreuses : des listes d’attente en croissance perpétuelle ; l’apparition de prises en charge alternatives avec la création du placement à domicile de l’enfance ; une réduction des équipes éducatives ou encore une « uberisation du travail social » avec la création de boîtes d’intérim pour le secteur social. Certaines structures demandent même aux professionnels de faire des remplacements sur leur lieu de travail en tant qu’auto-entrepreneurs, ce qui leur permet de s’exonérer des charges sociales.
Mais outre les problématiques liées aux conditions de travail des professionnels de l’ASE, à leur précarisation et à la mise en concurrence des structures d’accueil qu’ont engendré les appels d’offres, se pose également la question des effets néfastes sur les conditions d’accueil des enfants. En Indre-et-Loire, avant la restructuration des services de la protection de l’enfance, rares étaient les années où les services départementaux peinaient à trouver une solution de placement pour les enfants. Depuis, ceux-ci sont chaque année plus nombreux à attendre qu’on leur offre une seconde chance dans un établissement de la protection à l’enfance.
Depuis quelques années, les enfants bénéficiant de mesures de protection n’ont jamais été aussi nombreux. Pourtant, le nombre de places disponibles dans les structures d’accueil et les budgets alloués à l’ASE ne suivent pas ces augmentations. Les listes d’attente pour obtenir une place dans un foyer s’allongent. « L’attente est en moyenne de trois mois », confie une juge des enfants qui a souhaité rester anonyme. Une situation problématique puisque, faute de solution, les enfants restent sous la coupe de leurs parents qui peuvent être auteurs de maltraitances.
Le manque de moyens affecte également le fonctionnement de la justice. C’est ce qu’explique la magistrate : « Dans l’absolu, si je considère qu’il faut un placement, je vais le prononcer. Mais dans ma décision, je vais prévoir une solution de transition car souvent les places manquent. » Une dynamique que confirme une éducatrice spécialisée en action éducative en milieu ouvert (AEMO) à la Sauvegarde de l’enfance 37 : « Les enfants n’ont jamais autant attendu une place que depuis 2018. Avant, il y avait des années sans liste d’attente. Maintenant, une cinquantaine d’enfants en moyenne attendent une place ». Attente qui peut aller jusqu’à six mois avant d’obtenir une place dans un foyer ou une famille d’accueil. Une situation régulièrement dénoncée à cause des menaces qu’elle fait peser sur les enfants.
Une des réponses proposées aux problèmes soulevés par les listes d’attente est l’AEMO. Il s’agit d’une mesure ordonnée par le juge des enfants pour protéger les mineurs lorsqu’ils se trouvent dans un environnement conflictuel, instable voire dangereux au sein de leur famille.
Qu’est-ce-que l’AEMO ? Vidéo : Dorian Gallais/EPJT et Zeïneb Hannachi/EPJT
L’AEMO favorise le maintien des enfants au domicile familial. Pendant une période comprise en six mois et deux ans (qui peut être renouvelée), la famille bénéficie d’un accompagnement par un éducateur spécialisé. Il s’assure que l’enfant ne subit pas de maltraitances et dispose d’un cadre de vie convenable.
Pour les familles fragiles et quand l’accompagnement est approprié, l’AEMO s’avère souvent être une mesure efficace. Là où elle pose problème, c’est quand elle est choisie pour les mauvaises raisons. Dans certains cas, l’AEMO témoigne du manque de moyens alloués à la protection de l’enfance. Un enfant placé en milieu ouvert coûte six fois moins cher qu’un autre placé en foyer : le premier coûte en moyenne 30 euros par jour pour 160 euros pour le second.
Dans le cas de famille très dysfonctionnelle, « l’enfant est maintenu au sein du domicile familial, pointe Romuald Ledoledec. Cela empire la situation. Quand il est placé, c’est souvent trop tard ». De plus, cette mesure oblige les éducateurs spécialisés à se déplacer au domicile des enfants qui font l’objet d’une mesure AEMO. Comme ils sont de moins en moins nombreux, cela alourdit un emploi du temps déjà surchargé.
D’autres modèles existent notamment privés qui, grâce aux dons et à l’engagement des éducateurs, peuvent offrir un cadre de vie de qualité aux enfants accueillis.
Ambre* et ses amies du village saluent un de leur camarade qui rentre de l’école. Photo : Zeïneb Hannachi/EPJT
L’établissement est financé à 80 % par le département d’Indre-et-Loire. Le reste provient de donateurs. « Les dons permettent d’investir dans de nouveaux projets pour les enfants. À la fois sur le plan scolaire, mais aussi pour les activités, des loisirs », précise Michel Delalande, le directeur.
Sans cet apport financier supplémentaire, les prestations fournies par l’établissement seraient bien moins qualitative. En 2021, les donations s’élevaient à 8,9 millions d’euros.
Le village d’enfants est un modèle particulier qui reste une forme d’idéal. Il ne pourrait exister sans les financements privés qui complètent ceux publics. « Quand je travaillais en
maisons d’enfants à caractère social, il fallait batailler avec le chef de service pour obtenir 300 euros afin d’organiser des sorties, se rappelle Marie Douchet, éducatrice au village d’enfants d’Amboise. Ici, nous partons au ski chaque année. »
Après qu’ils aient subi les maltraitances et les atermoiements de l’ASE, on pourrait croire que devenir majeur est synonyme de délivrance pour ces jeunes. C’est en fait le début d’un nouveau combat, celui du contrat jeune majeur (CJM), cette aide censée leur assurer de quoi subvenir à leurs besoins jusqu’à leurs 21 ans. Pour la plupart, il s’agit d’une étape indispensable à leur insertion en raison de l’absence de ressources et de soutien familial. Mais obtenir le CJM et le renouveler dépend de conditions strictes. Le jeune majeur doit avoir un projet de formation et s’y tenir. Aucune sortie de route possible donc.
Depuis deux ans, Antony Tellier bénéficie de ce soutien financier. Ce qui lui permet de concrétiser ses projets. Il a un appartement mis à sa disposition et il est suivi par un éducateur. « Grâce à cette aide, j’ai trouvé des stages et un apprentissage », confie le jeune homme. Il concède toutefois que répondre aux critères du contrat jeune majeur n’est pas une sinécure : « C’est beaucoup de stress. Il faut renouveler le contrat tous les six mois. Nous ne savons jamais si notre dossier va être accepté. »
Depuis 2022, la loi Taquet améliore sensiblement la situation puisqu’elle permet de bénéficier de CJM sans condition pour les jeunes qui ont été placés avant leurs 16 ans. Mais cette mesure vient encore grever les budgets départementaux de la protection de l’enfance. Certains départements tentent donc de contourner la loi. C’est le cas par exemple de l’Essonne qui a refusé de renouveler le CJM d’une jeune de 19 ans, sortie des services de l’ASE, sans revenus et enceinte de surcroît. Le Conseil d’État a rappelé à l’ordre le département francilien et l’a enjoint à renouveler le contrat, pointant notamment l’extrême vulnérabilité de la jeune fille et la non-conformité de la décision avec la loi du 7 février 2022.
Philippe Gestin, sociologue et ancien travailleur social, salue la généralisation du contrat jeune majeur à tous les jeunes passés par les services de l’ASE mais souhaite aller plus loin. Pour lui, la durée du CJM reste encore insuffisante. Le sociologue plaide pour un accompagnement prolongé des jeunes sortants de l’ASE et considère que « l’âge de 18 ans proposé par les départements n’est pas en lien avec la réalité sociologique des jeunes ».
En 2024, la situation des jeunes sortant de l’ASE est toujours très critique en raison d’un délaissement du secteur par les pouvoirs publics. Le manque de moyens a récemment provoqué la mort d’une adolescence. Selon la Fondation Abbé Pierre, 1 SDF sur 4 est un ancien enfant placé. « J’ai beaucoup d’amis du foyer qui sont à la rue maintenant qu’ils ont quitté le foyer », confirme Antony Tellier. Des perspectives d’avenir peu enviables pour les enfants de l’ASE qui questionnent les modalités de prise en charge des personnes les plus vulnérables par l’État.
(*) Les prénoms ont été modifiés.
Sarah Costes
@SarahCostes
22 ans.
Journaliste en formation à l’EPJT. Passée par Atout Aveyron, Le journal du Grand Paris et Le Parisien.
Intéressée par les sujets de société, tout particulièrement les discriminations et les droits humains.
Se destine aux formats longs et au journalisme narratif en presse écrite.
Dorian Gallais
@gallais_dorian
27 ans.
Journaliste en formation à l’EPJT. Passé par Sud Ouest et Courrier International.
Suit avec attention les sujets environnementaux, avec inquiétude les relations internationales et avec enthousiasme les mouvements sociaux.
Vous le croiserez probablement dans un TGV entre Angoulême et Paris.
Zeïneb Hannachi
@zeineb_hannachi
23 ans.
Journaliste en formation à l’EPJT. Passée par Ouest-France.
Passionnée par les sujets culturels, de société et environnementaux.
Aspire à devenir journaliste reporter d’image.