Soldats du feu

Abandonnés à leurs démons
Depuis 1992, le trouble de stress post-traumatique est reconnu comme maladie psychique en France. Photo : Manon Louvet/EPJT.

Insomnie, hypervigilance, réviviscence, conduites addictives. Ce sont quelques-uns des symptômes du trouble de stress post-traumatique. Un grand nombre de sapeurs-pompiers sont touchés. Mais, leur prise en charge est insuffisante voire inexistante.

Par Manon Louvet, Zachary Manceau, Maylis Ygrand
Photos : Manon Louvet/EPJT 

Vous pouvez écouter notre enquête sous forme de podcast.

Une version de cet article a été publié dans Libération le 31 décembre 2023

Si vous voulez comprendre mon histoire, il faut tout reprendre depuis le début. » C’est par ces mots que Guillaume*, sapeur-pompier professionnel touché par un trouble de stress post-traumatique (TSPT), commence son récit. Sa carrière est peuplée d’interventions éprouvantes. À chaque fois, une pierre de plus dans son sac à dos. 

Comme en 2010 lorsque la tempête Xynthia déferle sur la côte Atlantique. On dénombre 53 morts dont 35 dans le seul département de la Vendée où est cantonné Guillaume : « J’ai fait ce métier pour sauver des vies. Pendant la tempête, j’ai passé des jours à chercher des corps morts. » 

Dix ans plus tard, c’est l’intervention de trop. Une usine en feu, trois de ses coéquipiers piégés à l’intérieur : « Au secours ! Venez nous chercher, on va crever. » Il réussit à les sauver mais y laisse une part de lui. C’est la pierre de trop dans son sac à dos. 

« J’en ai perdu ma vie. »

Éric Gouvernet

Malaises quotidiens, chutes de tension importantes, maux de tête, insomnies, palpitations, essoufflements…, le trouble s’insinue dans toutes les sphères de sa vie.  Il est mis en arrêt de travail un an plus tard. 

C’est une histoire que partage Éric -Gouvernet : « J’en ai perdu ma vie. » Une vie qui bascule le 22 mai 2017. Ce jour-là, le pompier professionnel sétois doit juste assurer les liaisons avec les hélicoptères. Il arrive le premier sur un accident de la route et doit gérer une situation à laquelle il n’est pas préparé. Sur place, 5 personnes décèdent. « Ça m’a fait comme un effet tunnel. Ma vision se refermait et j’avais l’impression de sortir de la scène. J’en devenais spectateur. »

Il mène sa mission jusqu’au bout. Puis il perd peu à peu le contact avec la réalité. Il ne le sait pas encore à ce moment-là mais il affronte la phase de stress aigu qui précède celle de stress post-traumatique. Cette phase s’étend sur les trente jours qui suivent l’événement traumatique. Au-delà, si ce stress aigu n’est pas traité et que les symptômes persistent, on peut parler de trouble de stress post-traumatique.

Face aux réviviscences qui empoisonnent son existence, Éric Gouvernet décide de consulter un médecin. Par chance, celui-ci est au fait des protocoles mis en place dans l’armée. En effet, contrairement au secteur civil, auquel appartient le pompier, le TSPT est reconnu chez les pompiers militaires comme  maladie professionnelle depuis 2013. Il est mieux pris en charge et son traitement repose sur de véritables protocoles.

Infographie : Zachary Manceau/EPJT

Pour Éric Gouvernet, grâce à son médecin, le diagnostic du TSPT a pu être posé. Il a pu suivre des séances de psychothérapie et de médico-thérapie : « La méditation m’a fait énormément de bien, ainsi que les groupes de paroles. » Pendant sa convalescence, il réalise qu’il n’est pas seul. Même chose lorsqu’il sort son livre, Blessure d’âme d’un soldat du feu (éditions L’Harmattan) : « J’ai reçu beaucoup de messages sur les réseaux sociaux de la part de pompiers. Ils m’ont confié leurs souffrances. Nous nous sommes rendus compte que nous étions plusieurs à vivre les mêmes douleurs psychiques. » 

Divorces, problèmes financiers, conduites addictives (alcool, drogue, sport), dépressions, etc, souvent, le TSPT entraîne d’autres souffrances. Certains vont même jusqu’au suicide. 

Pour que les pompiers surmontent au mieux cette épreuve, il faudrait que le TSPT soit reconnu comme maladie professionnelle. « Cela permettrait de vraies prises en charge, de vraies lignes de conduite, d’avoir derrière une indemnisation et une revalorisation des agents », détaille Sophie Haras, experte psychologue sapeur-pompier au Service départemental d’incendie et de secours (Sdis) de la Haute-Garonne. 

On compte 6 154 centres d’incendie et de secours en France.

Lorsqu’ils sont en arrêt maladie, les sapeurs-pompiers perdent leurs primes. Au bout de quatre-vingt-dix jours, s’ils n’ont pas de mutuelle, ils perdent également la moitié de leur salaire. Pour avoir de meilleures prestations sociales, les sapeurs-pompiers du civil tentent de faire reconnaître la maladie comme professionnelle. Ils engagent alors une procédure qui aboutira à l’acceptation ou non de leur dossier. La durée maximale de l’arrêt maladie ne peut alors excéder trois ans.

Dans quelques mois, Guillaume sera contraint de retourner au feu : « Si le TSPT était reconnu comme maladie professionnelle, je pourrais être mis en invalidité », regrette-t-il. Éric Gouvernet le rejoint sur ce point. Après trois ans d’arrêt, lui aussi a dû reprendre le travail. Brisé. « On nous pousse à la paperasse afin que nous baissions les bras. Si j’avais pu, je n’aurais pas repris. J’ai été complètement abandonné par l’administration. », déplore-t-il.

Infographie : Maylis Ygrand/EPJT

Éric n’est pas le seul pompier à se sentir abandonné. Ce sentiment est partagé par nombre de ses collègues à l’intérieur des casernes. C’est notamment le cas des agents des centres d’appel, premiers maillons de la chaîne. Ils prennent de plein fouet la souffrance des appelants : « Ils se retrouvent impuissants. Ils reçoivent l’appel et ne peuvent pas agir. Pourtant, ils vont suivre l’intervention. Parfois, ils sont malmenés, sont le réceptacle du mécontentement de la personne qui passe le coup de fil et des sapeurs-pompiers sur place », précise Sophie Haras. Ces appels, certains opérateurs ne les oublient jamais.

Laurent*, sapeur-pompier au centre d’appel de Perpignan, se souvient de l’accident de Millas (Pyrénées-Orientales) comme si c’était hier. Le 14 décembre 2017, un bus scolaire et un TER entrent en collision sur un passage à niveau. Le bilan est lourd : 6 morts et 17 blessés. « Il y a eu un soutien psychologique, mais ils ont oublié de prendre les gens qui étaient dans la salle d’appel », se désole le soldat du feu.

Du côté des pompiers militaires, on déplore aussi le manque de prise en charge psychologique des opérateurs téléphoniques mais des actions ont été menées afin d’y remédier. Le général Philippe Boutinaud, à la tête de la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris de 2015 à 2017, se souvient d’ « un garçon qui a gardé pendant vingt-six minutes une femme, au téléphone qui était bloquée sous des corps dans le Bataclan ».

Le centre d’alerte de Tours gère l’ensemble des appels d’Indre-et-Loire.

Au départ, le rôle du jeune homme n’a été considéré que subjectif et ne nécessitant pas de soins psychologiques particuliers : « Ce qui était objectif, c’était les sauveteurs qui sont entrés dans le Bataclan. Pas les personnes qui prenaient les coups de fil  », poursuit le général. Après les attentats, il s’est emparé du problème et a systématisé, à Paris, le fait d’échanger avec un psychologue après une intervention traumatique. Une initiative saluée en interne. Néanmoins, cette action n’a pas été reprise dans le reste du pays. Deux ans plus tard, pour Millas, rien n’est fait. 

Face à la brutalité de certains appels, des psychologues s’activent. Sophie Haras, par exemple, a reçu plusieurs demandes de chefs de salle des CTA-CODIS afin d’intégrer des formations sur le debriefing des bandes sonores. Petit à petit, l’idée que les soldats du feu dans les centres d’appel puissent être touchés par le TSPT fait son chemin : « C’est entré dans la perspective commune. Ils sont tout autant exposés que les pompiers sur le terrain. Depuis, [en Haute-Garonne] ils ont leur propre psychologue qui vient les voir toutes les semaines. Ils ont accès à la cellule psychologique et à des formations. » 

Malgré toute la bonne volonté des psychologues, des lacunes persistent. Avant d’être missionné pour rechercher les survivants de la tempête Xynthia, Guillaume était opérateur en CTA-CODIS. Il pointe les failles : « C’est prévisible lorsqu’une psychologue volontaire doit d’un coup suivre 900 agents. » 

Certains sapeurs-pompiers témoignent d’un certain décalage entre ce que vivent les soldats du feu et ce qu’en savent les psychologues : « Ils ne sont pas opérationnels. Ils ne sont pas formés à comprendre la réalité du terrain », explique Laurent. C’est pourquoi, il a organisé une journée où des psychologues sont venus observer le travail des agents du CTA-CODIS de Perpignan. Il regrette que cette initiative n’ait eu aucune suite. 

Infographie : Maylis Ygrand/EPJT

Malheureusement ce constat n’est pas étonnant au vu du manque cruel de moyens financiers et humains. En Haute-Garonne, Sophie Haras voudrait mettre en place une séance d’accompagnement psychologique tous les ans et plus de prévention : « Aujourd’hui nous sommes incapables de le faire. Avec 1 poste d’agent territorial et 5 volontaires pour 3 000 agents, nous n’avons pas les moyens humains », déplore-t-elle.

En France, en 2021, la Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC) comptait moins de 500 psychologues pour les 252 700 sapeurs-pompiers en exercice. Pour l’Association européenne de psychologie sapeurs-pompiers (AEPSP), ce nombre est beaucoup trop bas pour assurer une prise en charge psychologique de qualité. « Cela reflète l’importance que les Sdis donnent à la blessure psychique », critique sa présidente, Laurence -Auvert

Infographie : Manon Louvet/EPJT

En effet, il n’existe à ce jour aucune politique nationale concernant le suivi psychologique des sapeurs-pompiers. Leur prise en charge dépend donc de chaque Sdis. Certains vont faire le choix d’embaucher des psychologues au titre d’agents territoriaux, à temps plein ou partiel. Rares sont celles qui bénéficient de la présence d’un psychiatre. La plupart des casernes vont se tourner vers des psychologues volontaires dit « experts » qui viendront sur leur temps libre.

Afin de régler en partie ce problème, les psychologues dans les casernes, menés notamment par l’AEPSP, réclament l’instauration d’un grade de psychologue. Actuellement ces derniers ne sont reconnaissables que par la lettre psi (Ψ) qui orne leur uniforme alors que les vétérinaires, les médecins ou encore les infirmiers ont un grade et un statut officiellement reconnu par l’administration.

« Celui qui y perd, c’est le pompier en bout de chaîne »

Pourtant, la mise en place de ce grade permettrait de mieux traiter la santé mentale des soldats du feu.

« Dans la situation actuelle, celui qui y perd, c’est le pompier en bout de chaîne, explique Laurence Auvert. Obtenir le grade de psychologue permettrait d’arriver à une uniformisation des pratiques à l’échelle nationale afin que chaque sapeur-pompier bénéficie des meilleurs soins. »

Un statut officiel permettrait de mettre fin au sentiment de marginalisation et de stigmatisation que ressentent les psychologues dans les casernes car, toujours selon Laurence Auvert, « nous avons parfois l’impression de ne pas être reconnus comme des sapeurs-pompiers à part entière. »

Petit à petit, des notes d’espoir apparaissent quant à une meilleure prise en charge de la santé psychique des agents. Certains protocoles ont peu à peu réussi à voir le jour. Partout en France, à chaque retour d’intervention traumatique, une cellule de soutien psychologique est mise en place.

Mais, d’une caserne à l’autre, les outils utilisés ne sont pas les mêmes. Le bilan flash évalue en cinq questions l’état psychologique de l’agent afin d’effectuer un triage : « On ne mélange pas les personnes qui vont bien et celles qui vont mal », explique la psychologue Valérie -Verline. La majorité des départements ont adhéré au bilan flash, mais certains psychologues ne valident pas cette méthode.

La technique du defusing, elle, fait l’unanimité. Elle consiste en une prise en charge immédiate qui permet d’observer les besoins de l’agent. Le debriefing doit être réalisé dans les jours qui suivent l’intervention. Il consiste à revenir en équipe et en détail sur cette dernière : « Il remet du sens et crée une ventilation émotionnelle », complète Sophie Haras.

Cela permet de faire ressortir les émotions afin de mieux les comprendre et les supporter. Cette technique a aussi pour objectif de se pencher sur le cheminement de l’opération et le rôle de chacun. « Grâce à cela, nous échangeons sur ce que nous aurions pu faire de mieux. Cela évite de ressasser et de s’isoler », explique Élise*, sapeuse-pompière volontaire en Corrèze.

Malgré nos nombreuses sollicitations, le ministère de l’Intérieur n’a pas souhaité répondre à nos questions. Didier Pourret, conseiller auprès du directeur de la sécurité civile et de la gestion des crises nous a cependant confié qu’un observatoire sur la santé mentale des sapeurs-pompiers était en train d’être mis en place : « Nous n’avons pas encore d’étude fiable en France. Nous avons besoin de chiffres sur lesquels nous baser. » Les premiers résultats sont attendus, selon le conseiller, d’ici trois ans.

Alors que le ministère de l’Intérieur est encore en train de se demander si la question des TSPT est un problème au sein des casernes, les cas s’accumulent et le suivi psychologique des agents est la plupart du temps délaissé. Livrés à leurs démons, ils sont abandonnés par une institution qui ferait mieux de passer sérieusement à l’action. 

(*) Plusieurs pompiers ont souhaité préserver leur anonymat.

Manon Louvet

@manonlvt_

24 ans
Étudiante en journalisme à l’EPJT en échange à l’université de Sydney en Australie.
Passionnée par les sujets société et l’international, elle souhaite raconter le monde et ses populations.
Passée par Le Progrès, La Presse Montréal, For Real Production à Sydney et l’AFP à Bangkok.
Si vous me cherchez, je suis probablement à l’autre bout du monde.

Zachary Manceau

@ManceauZachary

21 ans

Étudiant en journalisme à l’EPJT.
Passé par le service des sports de La Nouvelle République et Radio Campus.
Passionné par le sport, la géopolitique et l’actualité étasunienne.
Se destine au journalisme sportif.
Retrouvez moi bientôt sur les parquets de NBA.

Maylis Ygrand

@may_ygd

24 ans
Étudiante en journalisme à l’EPJT.
Passée par le Magazine Agir à Lyon & ses alentours, Les Surligneurs
Passionnée par les sujets de politique et de société.
Prévoit de déambuler dans les couloirs du palais Bourbon pour vous raconter ses coulisses.