Attention ! Bouses toxiques

Photo : Clémentine Louise/EPJT

On n’imagine pas tout ce qui peut se cacher derrière une bouse. Pourtant, les résidus des vermifuges bouleversent la faune sauvage. Peu au courant des risques écologiques de ces produits, vétérinaires et éleveurs continuent de les utiliser. Ils sont obligés, faute d’alternative.

Par Clémentine Louise, Coline Poiret et Cem Taylan
Photos : Clémentine Louise/EPJT – Illustrations : Coline Poiret/EPJT

 J e ne sais pas trop ce que c’est mais j’ai plein de bidons dans un meuble par là. » Bernard Crahay est éleveur bio de vaches laitières à Monnaie (Indre-et-Loire). Sur une étagère poussiéreuse, des bouteilles en plastique oubliées s’entassent. Au hasard, il en saisit une. Un bidon de vermifuge dans une main et une cigarette dans l’autre, il replace son bonnet sur sa tête. « Alors, qu’est-ce qui est marqué là-dessus ? » Sa main calleuse frotte le dos de la bouteille pour la débarrasser d’une couche de poussière. Sur l’étiquette, il déchiffre : « Cydectine, Noromectin et Endectine. » Uniquement des produits à base d’ivermectine ou de moxidectine, des molécules toxiques pour l’environnement.

Quinze kilomètres plus loin, Marie Dagorne, la gérante du haras d’Oé, accueille le public sur un site impeccable. Aucune trace de crottin à l’horizon. Là-bas, le vermifuge est quasi systématique. La cavalière déambule entre les box. À son passage, les chevaux sortent la tête, curieux. Elle leur chatouille le bout du nez. « On vermifuge dès qu’un cheval est moins vif, vieux, ou faible. Les jeunes peuvent être traités tous les mois, en prévention. »

Infographie : Clémentine Louise/EPJT

Marie Dagorne sort d’une mallette scellée par un cadenas une panoplie de seringues : de l’Eqvalan ou de l’Equest, des produits onéreux. Là encore, de l’ivermectine et de la moxidectine. Ces vermifuges permettent de lutter contre des parasites que les éleveurs de vaches et de chevaux ne connaissent que trop bien : strongles, douve, vers… L’ivermectine et la moxidectine, ces molécules toxiques, sont présentes dans la majorité des vermifuges, comme ceux utilisés par Marie Dagorne et Bernard Crahay.

Le Pr Jean-Pierre Lumaret est auteur d’un ouvrage sur les bousiers. (Les bousiers, Balland, 1980)

Jean-Pierre Lumaret est professeur émérite de l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Ses travaux ont prouvé l’impact écotoxicologique de la vermifugation du bétail sur les insectes coprophages. Les bousiers, qui s’occupent de recycler les excréments des animaux, ingèrent des bouses contaminées, s’intoxiquent et meurent. Sans bousiers, les déjections s’accumulent dans les champs et l’herbe ne peut plus pousser. L’eau est également polluée. Le terrain devient inutilisable  pour toute culture.

Rémi Chabert, chargé d’études naturalistes à Arthropologia, une association qui œuvre pour la protection des insectes, craint que toute la chaîne alimentaire ne soit bousculée.

Les insectes coprophages étant un réservoir de nourriture pour les oiseaux et les petits mammifères, ceux-ci risquent de manquer de nourriture. Le phénomène est connu depuis déjà une vingtaine d’années, pourtant les avancées scientifiques pour se passer de ces produits dangereux restent timides.

 Éleveur bovin, Richard Courtigné est aussi président du Groupement de défense sanitaire de la chambre d’agriculture d’Indre-et-Loire, un réseau local d’associations d’éleveurs. Son téléphone est sur haut-parleur et on l’entend nourrir ses vaches. L’éleveur alterne différents vermifuges, toujours des produits chimiques, pour éviter que les parasites ne développent une résistance aux traitements.

« Ce n’est pas non plus dans notre intérêt de dégrader nos terres »

Richard Courtigné, éleveur de bovins

Il ne voit pas de problème à l’utilisation des vermifuges classiques et estime incohérent d’associer les termes vermifuge et toxique : « À partir du moment où il y a très peu de matière active excrétée par l’animal, je ne vois pas trop l’impact réel que ça peut avoir. Ce n’est pas non plus dans notre intérêt de dégrader nos terres puisque c’est de cela que l’on vit. » Il explique néanmoins que, chez lui, seules les génisses ou les vaches malades sont traitées. Pour les adultes, ce n’est pas nécessaire.

À l’image de Richard Courtigné, les éleveurs rencontrés méconnaissent les conséquences environnementales des vermifuges. Si certains ont une vague idée des risques, cela reste encore flou pour la plupart d’entre eux. Aldo Moreau est éleveur de vaches laitières à Azay-sur-Cher (Indre-et-Loire). « Moi, je suis les conseils de mon vétérinaire. Ça fonctionne, donc je continue. Je veux que mes vaches soient en bonne santé. » Comme l’évoquent Richard Courtigné et Aldo Moreau le ratio coût/bénéfice est, pour l’instant, toujours en faveur des vermifuges chimiques car ils garantissent le bien-être de leurs animaux.

Transfert d’un vermifuge, de l’animal à l’écosystème. Schéma inspiré du travail du Pr Jean-Pierre Lumaret.

Les vétérinaires sont, dans l’ensemble, au courant des risques sur la faune sauvage. Ils sont néanmoins peu formés aux problématiques écologiques. Étudiantes à l’école nationale vétérinaire d’Alfort, Héloïse de Mijolla et Flore Parley en font le constat : « On en parle, mais ça reste limité. Dans notre pratique, ne pas aborder ces questions environnementales n’est pas un problème. »

Flore Parey fouille dans ses cours dans l’espoir d’en trouver un qui parle d’écologie. Pendant ce temps, sa camarade explique que les vétérinaires informent les éleveurs sur les risques d’écotoxicité des vermifuges. Mais selon elles, les questions écologiques ne sont pas une priorité pour le monde agricole.

Certains vétérinaires essaient tout de même de sensibiliser les éleveurs. C’est le cas de Jérôme Porchet, vétérinaire dans la région tourangelle : « Des  visites sanitaires ont été organisées sur les dangers des vermiguges pour la faune. Les soigneurs informent les éleveurs à ce sujet, ils sont tous au courant. »

À l’étable, les bouses ne polluent pas les sols.

Mais en dehors de ce cadre, les vétérinaires recommandent essentiellement d’alterner les vermifuges pour éviter que les parasites ne développent une résistance. Les raisons écologiques sont rarement évoquées, la santé de l’animal étant la priorité.

C’est pourquoi, les vétérinaires continuent de prescrire des vermifuges à base d’ivermectine, ces traitements ayant prouvé leur efficacité. De plus, ceux-ci ont toujours l’autorisation des différentes institutions européennes de circuler sur le marché.

Une directive européenne de 1993 conditionne la mise sur le marché des produits vétérinaires au respect de la faune. L’autorisation n’est accordée que si une étude montre que les produits n’ont pas ou peu d’impact sur les insectes coprophages. Et si l’ivermectine est toujours autorisée, c’est parce qu’elle a été mise sur le marché vétérinaire avant ce texte, en 1981. Un règlement européen, relatif aux médicaments vétérinaires, qui date de 2019 est entré en application le 28 janvier 2022. Il demande aux éleveurs de limiter l’utilisation de manière préventive des vermifuges. Ce règlement concrétise la volonté de l’Union européenne d’adapter l’agriculture et l’élevage aux enjeux écologiques actuels.

C’est d’ailleurs pour cela que, désormais, un vermifuge mis sur le marché doit être approuvé par l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses). Pour ce faire, des recherches doivent d’abord prouver que le produit est efficace et qu’il garantit son innocuité pour l’animal, l’homme et l’environnement.

En bio, le chimique a sa place

Ces lois sont promulguées dans un contexte où de plus en plus d’éleveurs font un mix entre des produits naturels et des traitements allopathiques notamment dans la filière biologique. Par ailleurs, dans les chartes des labels bio, l’utilisation de produits de synthèse n’est tolérée qu’exceptionnellement et en dernier recours. Les éleveurs bio doivent recourir en premier lieu à des produits à base de plantes.

« Les produits phytothérapeutiques, les produits homéopathiques, les oligo-éléments […] sont utilisés de préférence aux médicaments vétérinaires allopathiques chimiques de synthèse ou aux antibiotiques, à condition qu’ils aient un effet thérapeutique réel sur l’espèce animale concernée et sur l’affection pour laquelle le traitement est prévu. ».

Une directive européenne autorise un éleveur à utiliser des médicaments vétérinaires chimiques comme des antibiotiques ou des vermifuges, si les produits phytothérapiques et homéopathiques ne suffisent pas. Il s’agit d’éviter à tout prix la moindre souffrance animale.

Bande dessinée réalisée par Coline Poiret/EPJT

L’appellation biologique, selon les textes de l’Union européenne, n’autorise cependant que les traitements antiparasitaires, les vaccinations et les plans d’éradication obligatoires. Un arsenal législatif complexe qui a causé bien des déboires à l’éleveur de Monnaie (Indre-et-Loire).

Éleveur bio, Bernard Crahay connaît ses vaches par cœur, chacune a un nom, son propre caractère et un suivi médical régulier. Lui, ne traite que les jeunes bêtes : « Pour les génisses, je n’ai pas d’autres choix que de les vermifuger avec du chimique. » Mais il limite au maximum les produits chimiques depuis une mésaventure qui lui a coûté cher. Il y a quelques années, pour soigner des vaches malades, son vétérinaire lui conseille d’utiliser des produits non naturels.

Inquiet de perdre son statut d’éleveur biologique, il vérifie auprès de ​son label qui lui confirme qu’il peut soigner ses bêtes avec ces médicaments. Une fois ses vaches guéries, sa ferme subit un contrôle sanitaire pour vérifier qu’il respecte la charte de l’agriculture biologique. Bernard Crahay n’a aucune trace écrite de l’accord du label pour utiliser des produits allopathiques. Résultat de la visite : six mois à l’arrêt et des galères financières qui l’obligent à contracter un prêt bancaire.

Maintenant, il a recours à des alternatives à base de plantes : « J’utilise du Patur’ail pour les vaches adultes. Ce sont des blocs qu’elles lèchent.  » L’ail repousse les mouches, les tiques et les vers.

De plus en plus d’éleveurs utilisent des produits à base de plantes. Mais ces alternatives sont-elles efficaces ? L’Anses les considère comme de simples compléments alimentaires.

À l’École nationale vétérinaire d’Alfort, Héloïse de Mijolla et Flore Parey affirment que la phytothérapie et l’aromathérapie sont des méthodes alternatives encore largement méprisées par la profession.

Tanguy Marcotty, professeur de parasitologie à l’université de Namur, est catégorique : l’utilisation de produits alternatifs représente un risque pour les éleveurs. Dans l’élevage équin, des parasites dangereux comme le strongylus vulgaris sont extrêmement contagieux et difficiles à diagnostiquer. C’est pourquoi les éleveurs préfèrent traiter leurs chevaux en prévention. L’efficacité des huiles à base de plantes n’est scientifiquement pas prouvée et le dosage approprié reste inconnu. « J’aurais préféré qu’on utilise du bio plutôt que

Même en bio, le chimique peut être nécessaire pour soigner les bêtes.

des vermifuges, mais pour les jeunes animaux on est obligé d’utiliser du chimique, ajoute le chercheur. Sinon on accepte des pertes économiques et de prendre des risques pour la santé de la bête. »

Du côté des éleveurs, beaucoup choisissent la sécurité sanitaire. Richard Courtigné considère lui aussi ces alternatives comme un risque financier : « Je ne veux pas entendre parler de ça. S’il faut recommencer tous les six mois par manque d’efficacité, ça devient pénible et très vite coûteux. »

Les vaches de Bernard Crahay vont au pré deux fois par jour, toute l’année.

« Ce qui serait déjà un grand pas aujourd’hui, ce serait de ne pas vermifuger à l’aveugle » explique Jérôme Porchet, le vétérinaire. Les éleveurs traitent par habitude à différentes périodes de l’année. C’est lorsqu’elles vont au champ qu’elles risquent d’attraper des parasites. La solution : raisonner la vermifugation en ne soignant que lorsque cela est nécessaire, réduisant ainsi l’impact environnemental.

Pour cela, il suffit de cibler les bêtes qui doivent être traitées en faisant des coprologies : « On prélève et on analyse les bouses, à la recherche de vers, avant de prescrire », détaille Jérôme Porchet. Des habitudes qui ne peuvent qu’être bénéfiques pour l’environnement mais aussi pour l’éleveur qui économisera du produit et donc une part de son budget de soin.

Il existe aussi des mesures simples et de bon sens auxquelles ont recours les éleveurs. Bernard Crahay suit son troupeau qui court joyeusement vers le champ. Il explique, sans le quitter des yeux, l’importance de la gestion des pâtures. Il est effectivement conseillé de ne pas mettre de jeunes bêtes sur des sols où se trouvaient, juste avant, des bêtes plus âgées. Cela réduit les risques d’infection. Si les animaux sont traités chimiquement, il est recommandé de ne pas les sortir aussitôt pour éviter que les matières fécales chargées de substances toxiques ne se répandent dans la nature.

Pendant que chacun envisage des solutions pour concilier élevage et écologie, les vaches de Bernard Crahay, elles, profitent des derniers rayons du soleil, laissant choir, innocemment, quelques bouses au milieu du champ.

Clémentine Louise

@clem0__ 
21 ans
Étudiante en journalisme à l’EPJT
Passionnée par la politique et l’agriculture, j’aime l’image et la vidéo et je souhaite faire du documentaire.
Passée par Ouest-France, La Nouvelle République et Radio C-Lab.
Si vous me cherchez, je suis probablement au milieu d’un champ à photographier des vaches.

Coline Poiret

@coline_poiret
21 ans

Étudiante en journalisme à l’EPJT
Passée par Le Poulpe et Sud Ouest
Passionnée par la sociologie et la bande dessinée.
Se destine à l’investigation et au reportage dessiné.

Cem Taylan

@cmtyln12
22 ans
Étudiant en journalisme à l’EPJT. Intéressé par la géopolitique et le cinéma.
Passé par Medyascope et l’Agence France-Presse.
Alternant rédacteur à France 3 Poitou-Charentes