Des maux

à panser

La prévalence du trouble de stress post-traumatique chez les reporters de guerre est de 28 %.

Ukraine, Israël, Gaza… Ces conflits rappellent que pour les professionnels de l’information qui les couvrent, les risques sont majeurs. Mais il y a aussi des blessures que l’on ne voit pas. Des traumatismes qui marquent à vif ceux qui rapportent les témoignages de la guerre. Si le sujet a longtemps été tabou au sein des rédactions françaises, la question du suivi psychologique fait doucement son chemin.

Par Charlotte Morand – Illustrations : Célio Fioretti/EPJT

J‘ai affronté la mort, il y a des gens qui ont explosé à côté de moi, j’ai dormi à côté de cadavres pour protéger ma vie. » Salah Agrabi est reporter depuis plus de trente ans à France Télévisions. Des conflits il en a couvert, des horreurs aussi. Mais malgré tout ça, il n’arrêterait pour rien au monde. « Je suis là pour montrer la souffrance des gens, leur détresse, ce qu’ils ont subi et ce qu’ils vont vivre », soutient-il.

Comme lui, bon nombre de journalistes qui partent couvrir des terrains de guerre sont animés par l’envie de raconter au monde ce qu’il s’y passe. Raconter l’histoire qui s’écrit devant eux mais aussi les histoires de celles et ceux qui en sont victimes. Raconter au risque, parfois, de leur propre vie. Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine en février 2022, plus d’une centaine de journalistes ont été ciblés dans l’exercice de leur métier. Onze reporters ont été tués, 29 ont été blessés à la suite de tirs.

Et à Gaza, depuis le 7 octobre, 41 journalistes ont été tués, soit presque un par jour.

Heureusement, la majorité reviennent sains et saufs. Mais avoir côtoyé la mort et la détresse humaine ne laisse pas toujours indemne. Certains rentrent avec des blessures invisibles. Elles sont imperceptibles pour l’entourage, voire pour le journaliste lui-même, jusqu’au jour où elles refont surface. Des images douloureuses ressurgissent. Le bruit d’un feu d’artifice peuvent résonner comme des tirs d’armes. La guerre, qui se déroule à des milliers de kilomètres, continue de vivre dans la mémoire et cela peut susciter un sentiment de mal-être ou d’angoisse.

La double peine des reporters de guerre

Couvrir un conflit, c’est être témoin de situations potentiellement traumatisantes mais qui « font partie du boulot » pour le journaliste Patrick Baz. « Sur le moment, vous pensez aux images que vous ramenez, vous ne pensez pas à ce que votre cerveau se prend dans la gueule », explique-t-il. Photoreporter de guerre pour l’Agence France-Presse (AFP) pendant près de trente ans, il a couvert certains des plus grands conflits récents. Mais en 2014, alors qu’il doit partir à Gaza, il lui est impossible de sortir de chez lui. « J’avais les pieds comme dans du béton, j’ai compris que ça n’allait plus », confie-t-il. Il est alors diagnostiqué en état de stress post-traumatique.

Cette maladie touche 28 % des reporters de guerre. Un taux presque équivalent à celui des soldats. Et pour cause : « Les journalistes de guerre ont la double peine, explique Bertille Ossey-Woisard, psychologue clinicienne de formation et journaliste à l’AFP. En étant sur le terrain, ils interrogent des personnes qui sont victimes et ils voient des morts mais ils peuvent être eux-mêmes pris pour cible. »

Mais ces risques ont longtemps été négligés par les rédactions. « Dans le monde anglo-saxon, une prise de conscience s’est opérée dans les années deux mille avec la multiplication des prises d’otages, des blessures, et des morts », explique Aimé-Jules Bizimana, spécialiste du journalisme de guerre international.

Des conflits comme l’Irak en 2003, la guerre des drogues au Mexique ou encore le djihadisme international ont mis en lumière les risques encourus par les journalistes. Conséquences : une systématisation des formations pour préparer les journalistes aux terrains difficiles mais aussi un suivi psychologique plus important. 

n France, la situation est différente. Cette prise de conscience est arrivée plus tard. Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, les journalistes partaient sur le simple fait qu’ils étaient volontaires. Il n’y avait aucune préparation obligatoire en amont et le suivi des rédactions était quasi inexistant. Il faudra attendre le milieu des années deux mille dix pour que les choses commencent à changer au sein des médias français.

Assurer l’intégrité psychique des journalistes

L’un d’entre eux fait figure de référence : France Médias Monde.  En 2013, Ghislaine Dupont et Claude Verlon, deux journalistes de RFI, sont assassinés au Mali. La rédaction est sous le choc. Elle décide de revoir ses pratiques. Des consultations psychologiques, individuelles et collectives, sont alors mises en place. Le suivi des équipes sur le terrain et au retour est instauré.

Dans la foulée, une formation de reportage en zone dangereuse est créée par des journalistes et pour des journalistes. Au programme : des exercices pratiques pour leur apprendre à se déplacer sur des terrains dangereux mais aussi une préparation psychologique. On veut assurer l’intégrité physique des professionnels de l’information mais aussi leur intégrité psychique.

Par la suite, d’autres grands médias ont suivi. Des discussions en amont pour contrôler l’état d’esprit du journaliste qui part, des contacts réguliers avec les équipes sur le terrain pour s’assurer que tout va bien ou encore des lignes d’écoute et des psychologues à disposition de ceux qui en auraient besoin… diverses pratiques ont commencé à se mettre en place.

Aussi, la guerre en Ukraine a amené la profession à réfléchir. Beaucoup de rédactions françaises envoient des équipes la couvrir. Mais « c’est un conflit extrêmement dangereux pour les journalistes, estime Étienne Leenhardt, chef du service Enquêtes et reportages de France Télévisions. Des obus tombent de manière imprévisible. Il y a donc beaucoup plus de risques pour les équipes à aller au plus près d’où se passent les choses. »

Dans ce contexte, la question de la sécurité des journalistes se pose, celle des enjeux psychologiques aussi. À France Télévisions, par exemple, le débriefing au retour est devenu systématique. « Ce n’est pas parce que la mission devient routinière dans le sens où le terrain est connu que les répercussions psychologiques sont forcément programmables », soutient la directrice de la sécurité et de la sûreté du groupe, Muriel Sobry.

Depuis un an, les missions sont aussi plus courtes, elles ne durent plus que trois semaines. Un temps « nécessaire pour apprivoiser le terrain » mais suffisant pour « laisser le temps aux journalistes de se reposer ensuite », explique-t-elle. Même chose à l’AFP dont « la direction est sensibilisée à ces questions », d’après Bertille Ossey-Woisard. 

Mais faute de moyens, de volonté ou encore de sensibilisation, la prise en compte des risques psychologiques est encore loin d’être la norme. Pourtant, il en va de la responsabilité de l’employeur. « Toutes les entreprises ont l’obligation légale de protéger leurs employés tant d’un point de vue physique que psychologique », soutient Antoine Chuzeville, secrétaire général du Syndicat national des journalistes (SNJ).

Si elles ne le font pas, elles peuvent être poursuivies. C’est arrivé à France Télévisions. Franck Brisset était journaliste reporter d’images à France 2. Mais après plus de trente ans à travailler pour le groupe, il craque. Reviviscence de nombreux événements traumatiques, cauchemars répétitifs, état dépressif manifeste… En 2010, trois professionnels de santé s’accordent après expertise : il souffre d’un état de stress post-traumatique. 

La Caisse primaire d’assurance maladie de Paris reconnaît sa maladie comme professionnelle : ces symptômes sont dus à des années à couvrir des événements difficiles, où il a mis parfois sa vie en danger. Le journaliste entame alors des poursuites contre le groupe audiovisuel pour manquements à l’obligation de sécurité de la direction à son égard.  

Les flash-back sont un des symptômes des troubles post-traumatique.

Des manquements confirmés par le Tribunal des Affaires de Sécurité sociale de Paris en 2013. France Télévisions est condamné pour faute inexcusable. Une première. Sollicité à plusieurs reprises, l’ancien journaliste n’a pas souhaité s’exprimer mais la SNJ se félicite de la décision.

Des avancées en demi-teinte

Depuis, les choses évoluent. « Aujourd’hui, il y a un consensus sur le fait que la prise en charge psychologique est nécessaire », estime Muriel Sobry. Mais s’il y a des avancées, il y a encore beaucoup à faire. « La situation est loin d’être idéale, affirme Antoine Chuzeville. Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’obligation pour les entreprises de presse de se conformer à un dispositif de prévention et de suivi national ». Chaque média choisit donc sa politique, voire sa non-politique.

La situation des pigistes est aussi alarmante. Couvrir une zone de guerre représente une opportunité pour se faire connaître. Beaucoup de journalistes indépendants n’hésitent donc pas à partir. Problème : ils sont souvent mal préparés. Les formations pour appréhender les terrains difficiles coûtent cher et elles ne sont pas prises en charge par les rédactions pour lesquelles ils travaillent. Au retour, la situation n’est pas plus simple. Leur faible couverture sociale ne leur permet pas de bénéficier d’un suivi psychologique dont ils pourraient avoir besoin.

Conscientes du problème, des structures indépendantes comme Reporter sans frontières ou la Fédération internationale des journalistes offrent des alternatives. Des guides de bonnes pratiques aux formations spécialisées en passant par des aides matérielles ou financières, plusieurs solutions sont proposées. En novembre dernier, Audiens Prévoyance Santé a ainsi décidé de créer une aide dédiée au traitement des blessures psychiques des journalistes rémunérés à la pige.

Heureusement, vivre un événement potentiellement traumatisant n’implique pas forcément de traumatisme. En moyenne, 20 % des personnes exposées développent un syndrome de stress post-traumatique.

« Quand on se prépare, on résiste mieux à ce qui peut nous arriver parce qu’on n’est pas surpris »

Nicolas Delesalle

Pour beaucoup, la préparation psychologique est un élément essentiel. « Quand j’arrive dans une zone de conflit, je m’attends à voir des horreurs et à ce qui se passe des trucs : je suis prêt à ça », explique Nicolas Delesalle, grand reporter à Paris Match. Pour lui, c’est une manière de pouvoir encaisser. « Quand on se prépare, on résiste mieux à ce qui peut nous arriver parce qu’on n’est pas surpris. »

Pour supporter l’insupportable, il y a aussi des exutoires. Avoir une vie à côté du travail ou parler à ses amis, à sa famille ou à ses collègues en font partie. Stéphanie Pérez est grand reporter à France Télévisions. Si elle n’a jamais eu besoin de parler à un professionnel de santé, elle a l’habitude de se confier à sa famille ou à ses collègues lorsqu’elle en ressent le besoin. Ça a été notamment le cas pendant la guerre en Syrie. Alors qu’elle était partie couvrir le conflit, elle et son équipe ont failli mourir.  « Le soir, nous n’avons pas dormi de la nuit, confie-t-elle. Nous avons passé la nuit à discuter, à mettre des mots sur ce qui nous était arrivé et à se dire que nous avions eu peur. »

Pour de nombreux journalistes, la question des risques psychologiques est secondaire. « Quand vous voyez des personnes dans une extrême souffrance, vous ne pouvez pas penser à vous, ce n’est pas possible. Vous pensez à eux », affirme Emmanuel Razavi, grand reporter indépendant.

Si tous les journalistes qui partent sur des terrains de guerre ne développent pas des troubles de stress post-traumatiques, certains événements marquant restent ancrés dans leur mémoire. Plusieurs reporters témoignent de moments qu’ils ont trouvé particulièrement difficiles.

Mais derrière ces discours, il y existe aussi un tabou. Manque de légitimité, impression d’avouer une faiblesse ou peur de finir au placard… plusieurs raisons peuvent empêcher de parler ceux pour qui l’expérience de la guerre n’a pas été facile. 

Pendant longtemps, c’est aussi l’image romancée du reporter de guerre capable de tout encaisser sans jamais faiblir qui n’a pas aidé. Pour Antoine Chuzeville, « ce mythe a fait beaucoup de mal à nos rédactions car il a instauré l’idée que, lorsqu’un journaliste part, il ne peut pas se plaindre. Au contraire, il a de la chance. » 

Un mythe qui tend à s’effacer. La nouvelle génération de journalistes qui part en zone de guerre est plus sensibilisée aux questions de santé mentale. « Pour la génération avant moi, c’était plus difficile d’admettre que ce n’était pas facile, qu’ils n’étaient pas des surhommes ou des surfemmes, considère Nicolas Delesalle. Aujourd’hui, on admet nos failles. »  

Malgré tout, il y a encore des difficultés à surmonter. « On est encore peu à en parler, estime Emmanuel Razavi. Lui a été diagnostiqué en état de stress post-traumatique après avoir failli être lynché alors qu’il couvrait la révolution en Égypte en 2011. La plupart des journalistes qui parlent de leurs problèmes sont ceux qui ont arrêté. » 

Pourtant, « les journalistes doivent pouvoir dire que ça ne va pas », estime Olivia Hicks, médecin du travail à l’AFP, et ce peu importe les terrains qu’ils couvrent. Parce que si les journalistes de guerre ont trois fois plus de risque de développer des syndrômes de stress post-traumatique que les autres, aucun journaliste n’est épargné.

Pour aller plus loin

Charlotte Morand

@MrndCharlotte
25 ans.
Formée à l’EPJT.
Passée par Together Média et Winter Productions en télévision et par La Voix du Nord en presse écrite.
A fait sa deuxième année au service enquêtes et reportages de France Télévisions.
Actuellement rédactrice pigiste pour ce même groupe.
Intéressée par les sujets société et environnement.
Cette enquête constitue son travail final pour sa formation à l’EPJT