Ces accents qui rendent la vie dure
Difficile de parler avec un accent régional en France. Moqueries, remarques ou encore imitations : les discriminations sont nombreuses. Face à la pression du français normatif, certains essayent de perdre leur accent, grâce à des méthodes plus ou moins efficaces.
Par Manon Brethonnet, Clément Buzalka et Anastasia Marcellin
Photos : Clément Buzalka et Anastasia Marcellin
Comme lui, de nombreuses personnes sont stigmatisées à cause de leur prononciation régionale trop marquée. « L’accent franc-comtois, c’est pas sexy », « tu ne fais pas sérieux avec cet accent », « vous avez un accent chantant ». Ces discriminations ont un nom : la glottophobie. De simples remarques qui stigmatisent et excluent, parfois jusqu’au mal-être. De l’enfance à l’âge adulte, l’accent régional est un enjeu de normalisations sociale et langagière. Parfois jusqu’à l’extrême…
À l'école
« De temps en temps, les gens répètent des mots que je viens de dire, comme “pain” par exemple. » Léonie est élève en sixième au collège Jean-Gay de Toulouse. Originaire de la région, elle s’exprime avec l’accent du sud. La fillette sait que cette légère différence linguistique peut entraîner des discriminations si elle change de région. « J’aimerai beaucoup travailler à Paris quand je serai plus grande. Je pense que dans le nord de la France, mon accent peut poser problème. Mais j’espère que ça ne m’empêchera pas de trouver un travail. »
La conscience d’avoir un accent se développe dès l’enfance. Mais elle s’intensifie lorsque les jeunes sont forcés de se déplacer dans d’autres régions que la leur pour leurs études. La discrimination n’est alors pas directe, parce que personne ne dit expressément que l’accent peut poser problème. Tout est implicite.
C’est ce qu’explique Léo Lemberton, qui a fait ses études à Paris. « J’ai quitté Toulouse à 20 ans, avec un accent à couper au couteau. Quand je suis arrivé dans une école de journalisme à Paris, le CFJ (Centre de Formation des Journalistes, NDLR), je pensais que les professeurs allaient me dire que mon accent posait problème. Au contraire, on m’a dit que c’était bien. Mais on m’a quand même fait comprendre que je devais travailler ma prononciation pour être compris de tous. »
« Ce n’est pas dit explicitement que l’on doit perdre son accent. C’est une règle diffuse, intériorisée »
Michel Briand
Michel Briand a aussi adapté sa façon de parler. Aujourd’hui professeur en sociolinguistique à l’université de Poitiers, son accent est de l’histoire ancienne. Il s’exprime dans un français neutre. Né en Tunisie, de parents bretons, cet universitaire a grandi entre Nice et Toulon. Pour lui, la normalisation a commencé lorsqu’il est entré à la faculté de Nice, dans les années soixante-dix. « À cette époque, les études étaient plus normatives, témoigne-t-il. À Nice, plus on monte dans les classes sociales, moins on a d’accent. Les études de lettres sont considérées comme très sérieuses, on nous incite donc à lisser notre prononciation. »
L’enseignant a fait le tour de la France avant de poser ses valises dans la Vienne. Il se souvient notamment de sa mutation en Franche-Comté : « Je devais m’obliger à une prononciation standard. Dans ce collège de campagne, les élèves ne comprenaient pas toujours tous les mots. Mais, à mon avis, ce sont eux qui avaient un accent particulier, avec des intonations traînantes. » Pour lui, pas de doute : avoir un accent quand on est professeur, c’est source de difficultés.
Aujourd’hui, il regrette d’avoir perdu cette légère différence. « Ce n’est pas dit explicitement que l’on doit perdre son accent. C’est une règle diffuse, intériorisée par tout le monde. Je regrette de ne pas avoir fait preuve de résistance politique. »
Carte de France métropolitaine des accents régionaux.
Alors, condamnés à l’uniformisation les enseignants ? Francis Dragon, inspecteur de l’académie d’Orléans-Tours, tempère : « Un professeur du sud pourrait sans aucun problème venir enseigner à Tours. Nous avons quelquefois des réactions d’enfants qui sont dans un premier temps étonnés d’avoir un enseignant avec un accent chantant. Mais ils s’habituent. Le professeur sait adapter son discours à son public, surtout quand ce sont de jeunes enfants qui apprennent la lecture. La bonne prononciation est primordiale. »
Cependant, l’inspecteur jure n’avoir jamais vu un professeur discriminé à cause de son accent : « Il n’y a pas d’uniformisation forcée. Cela se fait naturellement. Nous mettons en garde les enseignants avec un accent mais cela reste très marginal. Dans les académies où je travaille, personne n’a été discriminé. »
Difficile, cependant, de résister pendant ces longues années d’école et d’université. Entre les railleries, les commentaires et la mise à l’écart, l’accent est un vrai handicap social pour certains. Beaucoup choisissent de faire abstraction des moqueries, d’assumer leur accent. C’est au moment d’entrer dans la vie active que les choses se compliquent. Les entretiens d’embauche cristallisent toutes les discriminations : difficile de faire sérieux avec un accent méridional…
Emploi, les discriminations s’accentuent
Emploi, les discriminations s’accentuent.
Annie-Françoise Mozziconacci en sait quelque chose : avec son accent toulousain, elle peine à décrocher des petits rôles dans des publicités ou des films. Il faut dire que le milieu est bouché. Et il l’est d’autant plus quand il s’agit d’embaucher un individu dont le parler diffère de la norme.
Dans les métiers où il y a une prise de parole publique, l’accent peut justifier un refus d’embauche. Comme on peut l’imaginer, c’est chez les standardistes, les chargés d’accueil, les hôtesses, les professeurs, les comédiens, les journalistes, les chanteurs ou encore les commerciaux que ces discriminations sont les plus marquées.
La glottophobie, comme de nombreuses autres discriminations, peut pourtant être punie par la loi. L’article 225 du Code pénal reconnaît ainsi comme discrimination toute distinction basée, entre autres, sur l’origine et sur la capacité à parler. La charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ratifiée par la France, interdit quant à elle les discriminations fondées sur la langue.
Les discriminations dans la vie professionnelle
Sondage réalisé par TNS-Sofres auprès d’un échantillon de 973 personnes représentatif de la population française.
Dans le monde du travail, l’accent régional est réellement au cœur d’un enjeu de domination. C’est ce que confirme Médéric Gasquet-Cyrus, sociolinguiste à l’université d’Aix-Marseille. Mais il tempère : « Il ne faut pas non plus exagérer le caractère systématique de la discrimination à l’accent. Sinon, tous les gens du sud seraient au chômage. »
Si les variantes du français méridional sont en effet les mieux acceptées, elles « ne font pas sérieux », certifie Philippe Blanchet, professeur de sociolinguistique à l’université de Rennes II. L’universitaire est à l’origine du terme glottophobie. Il renchérit : « Il y a un certain nombre de métiers où les gens sont refusés. Vous ne pourriez pas présenter le journal de 20 heures avec l’accent du midi. » Encore une fois, cette situation dépend du domaine dans lequel on exerce.
Médéric Gasquet-Cyrus poursuit : « Dans la région toulousaine, j’ai rencontré des membres du personnel de l’entreprise Comtesse du Barry, fabricant de foie gras de canard. Selon eux, les standardistes avaient été embauchés grâce à leur accent, pour donner plus d’authenticité. Cela peut donc être un atout. Mais si un journaliste souhaite intégrer une rédaction nationale en radio ou en télé, il peut s’entendre dire : “Vous avez intérêt à perdre votre accent.” C’est vraiment du cas par cas. Cela peut être un handicap comme un atout. »
« On ne perd pas son accent, on prend celui d’un autre »
Jean-Michel Aphatie
Pour Jean-Michel Aphatie, en tout cas, on peut parler d’atout. Le journaliste basque bénéficie d’une grande exposition. Depuis des années, il apparaît clairement comme une exception dans son métier. « Cela vient d’une uniformisation des accents dans le milieu médiatique. Dès l’école de journalisme, on demande aux étudiants de lisser leur accent », témoigne-t-il. Encore une fois, il ne s’agit pas d’une demande formelle, mais d’un conseil aux étudiants, pour qu’ils partent avec le maximum d’armes pour affronter le marché.
Pour le journaliste politique, « le problème n’est pas là. Tout ce système est faux. On ne perd pas son accent, on prend celui d’un autre, celui d’une élite parisienne qui s’est imposée comme telle. » Malgré tout, il l’affirme : « L’accent n’a jamais été un critère pour mes recruteurs. »
Un parcours médiatique aux couleurs basques
Malgré son accent, Jean-Michel Aphatie assure n’avoir jamais rencontré d’obstacles dans son parcours professionnel. Photo : Charly Triballeau/AFP
Pour d’autres journalistes, en revanche, l’accent a déjà été un problème. Léo Lemberton, aujourd’hui rédacteur en chef de France 3 Occitanie, témoigne d’un obstacle rencontré par le passé : « Quand j’étais en école de journalisme, j’ai fait un stage d’un mois pendant l’été, à Radio France à Melun. Ils m’avaient dit que présenter le journal national à Melun avec un accent du sud, ça pouvait poser un problème. »
Toujours dans le service public, l’avis semble être le même pour Pascal Doucet-Bon, directeur délégué de l’information de France Télévisions. Pour lui, l’accent, s’il est prononcé ou s’il gêne la compréhension, peut faire l’objet d’un obstacle au recrutement : « Un journaliste perpignanais avec un accent à couper au couteau, s’il arrive à la télévision, ben non, je ne vais pas le prendre. Et je vais vous dire : je défendrai même l’idée de ne pas le prendre parce qu’on ne comprend pas ce qu’il raconte, soutenait-il dans un entretien accordé à Arte radio. Les têtes qui dépassent, on les renvoie dans leur région, à France 3. »
À lire : « Mais vous croyez vraiment percer en radio ou en télé avec votre accent ? », Margaux Lacroux pour Slate.fr
On voit bien comment l’accès aux métiers de prestige, aux métiers de la parole publique peut être filtré. L’exemple de la dernière campagne présidentielle est particulièrement intéressant. Sur les onze candidats, deux seulement avaient un accent : Jean Lassalle et Philippe Poutou, tous les deux originaires du Sud-Ouest. C’est à la fois leurs discours et leurs personnes qui ont été discrédités par leur accent. À ce sujet, Télérama a interviewé Philippe Blanchet dans un papier intitulé « Glottophobie : un président, c’est sans accent ».
On reproche aux individus ayant un accent de manquer, par cela, de sérieux ou de compétence. Le personnel politique n’échappe pas à cette discrimination. De Jean-Claude Gayssot à Éric Ciotti, aucun de ceux qui ont une particularité linguistique ne dépasse le deuxième cercle politique.
À l’instar de Louis Aliot, vice-président du Front national, un Occitan pure souche, qui déclarait en 2014 : « En politique, nous ne sommes pas nombreux, comme à la télévision d’ailleurs. Il n’y a pas beaucoup de journalistes qui ont un accent. Je ne sais pas si je pense, moi, au fond, que c’est plus un handicap qu’un avantage, parce que la vie politique est très parisienne, il faut quand même le dire. »
Et Philippe Blanchet de renchérir dans Télérama : « Dans tous les “grands” partis, l’accès à des fonctions importantes ou à des postes avec un enjeu national est réservé à des personnes qui parlent un français très neutralisé. »
Pagnol dénaturé
Il en va de même dans les mondes du spectacle, du théâtre, du cinéma. À l’écran, il y a toujours moins de comédiens avec un accent. Le formatage normatif est passé par là, pour gommer toutes les formes non-standardisées. De quoi faire bondir les amoureux de certaines intonations.
Dans un entretien au Figaro, le comédien marseillais Philippe Caubère s’insurge contre la dénaturation qu’a pu subir l’œuvre de Marcel Pagnol, auteur provençal auquel il est attaché : « On l’a littérairement prostitué, galvaudé, en le réduisant à un côté marseillais, à un folklore. […] On ne peut pas jouer Pagnol sans accent. L’accent est une valeur, pas un handicap qu’il faut corriger, c’est le vestige d’une langue, la musique d’un peuple, une histoire. »
Autrement, les accents restent disponibles, notamment quand il s’agit de jouer la carte de l’humour. Dans les publicités, mais aussi dans les films, on en retrouve de plus en plus. Imités pour faire rire ou assumés pour représenter la diversité, les accents peuvent être accentués par les acteurs.
D’Hôtel du Nord à L’Enquête corse, les accents régionaux sont nombreux dans les films français. Vidéo: Manon Brethonnet/EPJT
Lisser son accent
Des cours sont disponibles pour perdre ou lisser son accent.
Face à ces difficultés d’accès à l’emploi et ces discriminations dans la vie quotidienne, certaines personnes cherchent à lisser leur accent. Le rendre neutre, moins marqué, pour faciliter leur vie quotidienne et ne plus entendre les petites remarques.
Premier réflexe pour ces personnes : Internet. Sur la toile, il suffit de taper « perdre son accent régional » sur un moteur de recherche pour voir des dizaines de résultats s’afficher. Entre pages de phonétique et vidéos d’amateurs, il y en a pour tous les goûts. « Vous débarrasser de votre accent en adoptant l’approche adéquate », l’offre est alléchante, le Graal semble à portée de main. Mais pour un résultat efficace, mieux vaut se tourner vers des professionnels et investir un minimum de temps et d’argent.
C’est ce que fait Annie-Françoise Mozziconacci. Depuis septembre dernier, elle suit des cours collectifs de réduction d’accent avec Céline Martineau, formatrice en communication et diction. Le prix : 80 euros pour un stage collectif de trois heures. La Toulousaine raconte la première séance : « Nous avons tous lu une fable de La Fontaine à voix haute pour que Céline puisse repérer les mots sur lesquels nous avons un accent. Personnellement, j’ai lu Le Loup et l’agneau. Sans surprise, mon accent méridional s’entend beaucoup sur les o, comme dans “rose”, ou sur les sons nasals, comme dans “maintenant”. Je dois donc m’entraîner à prononcer ces mots de la manière la plus neutre possible. »
Un travail qui prend du temps. « Il faut compter environ un an pour parvenir à lisser son accent, indique Céline Martineau. L’entraînement à la maison est très important. J’enregistre ma voix pour que mes élèves puissent l’écouter et la répéter. » Elle propose ses cours de réduction d’accent depuis onze ans, à Paris et à Tours.
Une méthode précise
Céline Martineau décrit ses cours de réduction d’accent (photo d’illustration).
Si Céline Martineau s’est formée et a elle-même suivi des cours de diction, d’autres n’hésitent pas à se lancer dans ce business sans aucune qualification. Marielle Bezy se définit elle-même comme « accentologue ». Elle propose des cours de réduction d’accent pour 35 euros de l’heure, basés sur un travail du corps : « Lisser son accent demande un important travail psychologique et physique. Cela nécessite d’abord une compréhension intellectuelle des mécanismes du langage avant un passage dans le corps. » Mais quand Céline Martineau estime la durée nécessaire du travail à un an, Marielle Bezy propose une session de six heures à ses clients, « suffisant » selon elle.
Mais quel français enseigner à ceux qui veulent perdre leur accent ? Deux prononciations se disputent la préférence : celle de Tours et celle de Paris. Pour Philippe Blanchet, « le français des classes dominantes parisiennes sert de référence et de modèle. » Au cœur de cette domination, les médias audiovisuels, qui imposent la même façon de parler dans pratiquement tous les programmes.
Céline Martineau n’est pas du même avis : « Les journalistes parisiens ne respectent pas la différence entre l’accent grave et l’accent aigu, leur prononciation n’est pas parfaite. Je préfère enseigner le français de Tours, plus neutre à mon avis. »
Une garantie de neutralité que l’école CLÉ n’hésite pas à mettre en avant. Venir perfectionner son français dans « la région où l’on parle le meilleur français » fait partie des arguments mis en avant sur leur site. La directrice Isabelle Aubert explique : « Ce serait dommage de n’en pas en profiter… Le supposé accent neutre de Tours est bien connu à l’étranger. Les professeurs de français transmettent cette idée à leurs élèves de génération en génération. »
Face à ce désir d’uniformisation langagière, Philippe Blanchet se montre sceptique : « Je veux bien qu’on aide les gens quand ils en ont besoin. Mais il faut garder une distance critique, tout n’est pas à jeter. » D’autant que linguistes et professeurs s’accordent : impossible de vraiment perdre son accent. On peut le rapprocher le plus possible d’une prononciation standard, mais on ne pourra jamais l’effacer complètement.
Une situation qui n’est d’ailleurs pas forcément souhaitable. L’accent reste un puissant marqueur d’identité, un indice sur les origines, la classe sociale ou encore le niveau d’éducation de l’interlocuteur. Vouloir le lisser, c’est aussi vouloir lisser toutes ces différences entre les gens. Certaines régions n’hésitent d’ailleurs pas à afficher leur accent comme une fierté, un signe distinctif. Il y aura toujours des Marseillais, des Vosgiens, des Corses, des Guadeloupéens pour défendre leur parler et dire que ce sont les autres qui ont un accent.